Grève des étudiants algériens le 19 mai 1956 : La symbolique déclinée avec le Web 2.0

«…Effectivement, avec un diplôme en plus, nous ne ferons pas de meilleurs cadavres! A quoi donc serviraient-ils ces diplômes, qu’on continue à nous offrir, pendant que notre peuple lutte héroïquement… pour le monde qui nous observe, pour la nation qui nous appelle, pour le destin historique de notre pays, serions-nous des renégats?»

 

Appel à la grève le 19 mai 1956

Jeudi 19 mai  2011, des élèves ingénieurs de l’Ecole Polytechnique ont organisé un séminaire sur la fuite des cerveaux et ceci dans le sillage de la commémoration du 19 Mai 1956, il y a de cela 65 ans. On se souvient qu’à l’appel du FLN, canal historique, une grève des études illimitée était proposée au peuple algérien. Elle se voulait comme une protestation visant à impliquer tous les Algériens, quel que soit leur âge, pour démontrer que le FLN pouvait décider d’une grève qui serait automatiquement suivie. Qu´on se le dise! Le système éducatif colonial en Algérie se résumait à 1500 écoles primaires et 6 lycées, principalement pour les enfants européens.

 

  L´enseignement étant distillé à dose homéopathique pour les indigènes. Les aspects positifs se résument à moins de 500 diplômés en 132 ans! Mais passons! Ce qui nous intéresse, c´est l´avenir. Que l’on songe, à titre d’exemple, à l’appel à la grève illimitée des étudiants et des lycéens lancé par l’Union générale des étudiants musulmans algériens (Ugema), le 19 mai 1956.

   L’Ugema déclarait notamment: «…Effectivement avec un diplôme en plus, nous ne ferons pas de meilleurs cadavres! A quoi donc serviraient-ils ces diplômes, qu’on continue à nous offrir, pendant que notre peuple lutte héroïquement, pendant que nos mères, nos épouses, nos soeurs sont violées, pendant que nos enfants, nos vieillards tombent sous la mitraillette, les bombes, le napalm (…) Etudiants et intellectuels algériens, pour le monde qui nous observe, pour la nation qui nous appelle, pour le destin historique de notre pays, serions-nous des renégats?» Durant la révolution, le travail remarquable des révolutionnaires universitaires algériens à l’ONU mérite d’être souligné. En effet, la seule inscription chaque année de la «question algérienne» de la session annuelle des Nations unies, avait autant d’impact où les combattants de l’ALN se comportaient de façon héroïque. Les intellectuels de la révolution ont donc donné un contenu scientifique et culturel à la révolution en utilisant toutes les ressources de l’intelligence pour combattre la fausse image propagée par le pouvoir colonial. (…) Que reste-t-il des nobles idéaux qui ont animé les lycéens et les étudiants algériens de cette époque? A première vue, on constate «un désenchantement». (1)

L’argent facile contre l’effort

Les étudiants de 2011 sont terrassés par un quotidien et un avenir incertains, ceci du fait de l’anomie de l’université devenue un corps sans âme géré à la stalinienne par des paléo-enseignants qui font de leur passage dans l’administration une fin en soi, à telle enseigne qu’ils ne retournent plus enseigner quand vient le moment de la chute. On l’aura compris, nos étudiants subissant une galère, où le maître mot consiste à réussir de ce fait, tous les moyens sont bons, même les plus répréhensibles. Nous étudiants ne sommes pas politisés et nous ne devons pas confondre endoctrinements partisans qui font que l’université est la caisse de résonnance des partis en mal de légitimité populaire mais qui, par étudiants, entretiennent la fitna pour une part hypothétique d’un gâteau qui peut se décliner de différentes façons, notamment l’appartenance à une «famille révolutionnaire» dont il faudra bien qu’un jour, le citoyen lambda connaisse sa réelle valeur ajoutée. L’Etat lui-même dos au mur, tente de calmer la rue par une distribution anarchique de la rente sans rien demander en échange.

 Nos étudiants, à leur corps défendant, ne connaissent pour la plupart rien des enjeux du monde, des stratégies, bref, ils ne croient plus à rien, et tétanisés par une fatalité, pour deux raisons majeures. D’une part, l’incurie qu’ils constatent au quotidien ne leur donne comme image que les «bons exemples» en termes de vampirisme du pays, et de trabendisme  de l’argent facile, de l’impunité et naturellement, on l’aura compris, à mille lieues des quelque repères moraux qu’on lui inculque.

  D’autre part, en tant qu’intellectuels potentiels, ils ne voient pas le bout du tunnel, la perpétuation une cinquantaine d’années, des méthodes de gestion irrationnelles atomisent leur faible espoir de voir, un jour, l’Algérie mettre en oeuvre, dans ce nouveau siècle, une autre légitimité, celle de la méritocratie qui est le plus sûr garant pour mener une bataille autrement plus incertaine, celle de la survie, dans un monde qui ne fait pas de place aux plus faibles intellectuellement. En fait, rien ne peut se faire dans l’approximation, la grande erreur de nos gouvernants c’est de croire que l’on peut entrer dans le développement, dans la modernité, et dans le monde de la science par effraction.

  La mal-vie de nos élites résulte d’un manque de vision et d’une fuite en avant vers une mondialisation-laminoir qui est en train, les derniers «accords» aidant, présentés, cependant, comme des victoires, de laminer nos dernières défenses immunitaires. Nous deviendrons, alors à Dieu ne plaise, véritablement un bazar, dans ces cas on n’aura pas besoin de cadres, d’enseignants puisqu’il s’agit de consommer tant que vous aurez des euros ou des dollars. Il paraît naturellement inutile de faire appel à notre diaspora..

  Nous, enseignants, avons notre part de responsabilité. Cependant, il est important que la Société reconnaisse aux enseignants un rôle majeur dans la formation du diplômé de demain, capable de se déployer sans peine dans un environnement mondial de plus en plus hostile, encore faut-il raison garder. Nous autres enseignants, nous devons être des repères au quotidien pour nous étudiants et pour la société qui nous regarde. Nous devons trouver en nous-mêmes le courage nécessaire pour faire notre autocritique, en dénonçant ceux qui démonétisent par leur façon d’être la fonction d’enseignant. Nous nous devons de respecter l’effort et le mérite, la sueur et les résultats sur le «terrain».

  Il vient, tout naturellement, qu’il serait immoral d’uniformiser les salaires à fonction égale. Il faut au contraire, mondialisation et performance obligent, récompenser les «producteurs de science». Cette fonction discriminante est la seule vraie échelle, basée sur l’effort permanent. Enfin, il est de la plus haute importance que le regard de la société à travers ses dirigeants, vis-à-vis de la communauté des «formateurs de matière grise» change radicalement.

   La réforme «placebo» que l’on impose sans débat, nous conduira droit dans le mur. Il faut en effet retenir que cette réforme européenne est surtout une réforme des systèmes éducatifs «riches de leur force de frappe» en termes de sédimentation, de moyens et surtout d’encadrement de haut niveau et de pertinence de recherche. Cette réforme a pour ambition d’assurer la mobilité des étudiants et des enseignants à travers l’espace européen. Avec qui allons-nous échanger nos étudiants, avec les universités marocaines ou tunisiennes aussi sinistrées que nous et qui ont une piètre opinion de l’espace maghrébin préférant tendre la main vis-à-vis de l’Europe? Il nous faut savoir que le LMD n’a rien de révolutionnaire. Le LMD, dimensionné pour les universités, les étudiants et les métiers européens, ne peut pas s’appliquer chez nous sans un nécessaire état des lieux et surtout sans des états généraux qui devraient mobiliser tous les secteurs réceptacles des diplômés que l’université a pour mission de former. On saura alors pourquoi on sacrifie la formation d’ingénieurs sous les conseils avisés de ceux qui nous veulent du bien mais qui ne sacrifient pas leurs écoles d’ingénieurs comme on le fait avec la destruction programmée de l’Ecole Polytechnique qui tente de résister à la démolition, sous le regard indifférent des pouvoirs publics et de la société.

   La réalité est tout autre? Quels sont les métiers dont aura besoin l’Algérie dans dix ans? Quels sont les effectifs à former par grande discipline? Quel est l’avenir des «grandes écoles ou supposées telles? L’Algérie a-t-elle besoin d’une élite? Quel est l’avenir du système public de l’enseignement supérieur? Quelles sont les vraies prérogatives de l’enseignement supérieur? L’Université doit-elle continuer à former des chômeurs de luxe? Au risque de nous répéter, il faut savoir que rien ne peut se faire sans les «gardiens du Temple» que sont les enseignants. Est-il normal que ce soit les chefs d’établissement et leurs structures administraves qui décident de la pédagogie sur instruction de la tutelle en lieu et place des conseils scientifiques? La charte de l’Ethique avait tracé les domaines d’intervention de chaque entité. Cette charte qui a demandé beaucoup d’effort tarde à être appliquée

Les nationaux expatriés et la «fuite des cerveaux»

 Cela m’amène à parler de nos nationaux expatriés. Quand on parle de fuite des cerveaux, implicitement dans l’imaginaire de chacun, on pense à tort ou peut-être à raison, que s’ils étaient là, ils sauveraient l’Algérie de l’anomie actuelle due notamment au faible niveau des élites restées au pays. Si le rôle bien compris de ces expatriés est indiscutable, on ne peut pas asseoir une université digne de ce nom, en diabolisant régulièrement les enseignants.

  Avant de parler de la fuite des cerveaux, il faut s’interroger sur les causes qui ont amené à cette fuite. Il y a d’abord, de notre point de vue, les conditions matérielles. C’est un scandale que le ministère de la Solidarité proposait des CDD à 8000 DA à des Bacs+5 à quelques centaines de kilomètres d’une Europe qui les attire comme un aimant qui ne permettent pas un épanouissement de l’individu diplômé surtout s’il a de réelles chances de s’insérer ailleurs avec l’appel des cartes vertes américaines et canadiennes, voire l’immigration choisie de Sarkozy. Il y a aussi le manque de conditions scientifiques de travail, il y a aussi la démonétisation des valeurs. Cela a commencé avec l’indépendance.

   Ce qui fait qu’en 2010 un footballeur de l’équipe nationale peut toucher en une fois ce qu’un universitaire ne pourra avoir qu’en vivant plusieurs vies comme HighLander. Il n’est pas normal que l’Ecole qui doit être un ascendeur social ne fasse plus rêver. Certains parents préfèrent inscrire leurs enfants dans des clubs de football et assistent aux entrainements plutôt que de chercher des maîtres pour leurs enfants. Voilà à quoi est réduit notre système éducatif! S´agissant des compétences extérieures, il ne faut pas croire que rien ne se fait. Ceux qui ont l´amour du pays viennent souvent et participent à distance. Ce n´est pas une question de sous qui est pour eux secondaire, d´autant qu´ils ne peuvent objectivement pas se déraciner une seconde fois. On l’aura compris, ceux-là ne viennent pas en croisière en été – comme celle qu’a organisée le ministère de la Solidarité – nous dire, il y a qu’à…faire cela ou cela sans connaître les pesanteurs de cette Algérie profonde.

   Le djihad contre l´ignorance est un djihad toujours recommencé, c´est, d´une certaine façon, le «grand djihad» sans médaille, sans m´as-tu-vu, sans attestation communale, sans bousculade pour des postes honorifiques qui ne sont pas le fruit d´une quelconque compétence, mais, assurément, d´une allégeance suspecte. Nous devrons graduellement aller vers de nouvelles légitimités pour récompenser ceux qui, véritablement, ont servi et ne se sont pas servis et n´ont naturellement pas été servis.

   Il est utopique et dangereux de penser que l´Algérie continuera d´une façon paresseuse à engranger des devises pendant encore longtemps. Seules une formation supérieure de qualité et une recherche nous permettront d´avoir une chance d´exister dans le nouveau monde qui se dessine. L´Université doit être partie prenante de ces mutations. Le combat de nos aînés et leur engagement dans la Révolution par cette fameuse grève de 1956 sont, pour les générations actuelles, un exemple à suivre.

   Comme l’écrit d’une façon élégante Ahmed Halfaoui dans un article percutant «Le retour des enfants prodigues» à propos de la dernière rencontre du 14 mai où des Algériens expatriés ont exposé leur vision de l’Algérie: «Des gars du bled, enfin, nous reviennent de très loin, avec dans les bagages un gros cadeau. On avait fini par les oublier; ils étaient partis depuis si longtemps. Ils sont là. De véritables enfants prodigues avec des cerveaux gros comme on ne peut pas. Ils ont travaillé comme des brutes pour fabriquer leur cadeau. Et quel cadeau! Ils ont sué sang et eau pour qu’il soit prêt le jour venu. On les a attendus et accueillis comme il le fallait. Le cadeau est un gros livre sur l’Algérie, sur ceux qui sont restés. La preuve qu’ils ne sont pas ingrats. Ils sont revenus donner au pays ce qui lui manquait, leur intelligence. Même si c’est un rendu pour un prêté, on devrait louer le geste. Il y a bien longtemps, le pays leur avait payé des études dans ces lointaines terres qui font, aujourd’hui, saliver les jeunes d’ici. (…) » (1)

 « Ils allaient se rendre, là-bas, apprendre ce qu’il faut savoir et revenir avec la tête qu’il faut pour réfléchir et construire le pays qui en avait bien besoin. C’était pour quoi ils ont été choisis et c’est pour quoi on avait utilisé l’argent public pour les faire étudier dans les meilleures écoles. Mais, eux, ils avaient oublié ça. Ils ont préféré rester là où ils ont pu et su se faire un nid et s’habituer au confort d’un pays qui n’avait pas les mêmes problèmes que le leur. Les années ont passé, ils ont vieilli et puis un miracle s’est produit. Certains d’entre eux se sont dit qu’il était temps de se manifester. Ils se sont mis à plusieurs, avec des gens restés au pays, pour l’écrire ce pavé qui est proposé comme une ordonnance au malade qu’est l’Algérie. Parmi les remèdes prescrits, ce sont ceux qui concernent l’organe économique qui attirent le plus. En les appliquant, l’efficacité serait garantie. Le hic se trouve dans le fait que les recettes économiques proposées ressemblent à s’y méprendre à celles que l’on a déjà ingurgitées jusqu’à la lie». (2)

  En définitive, parler de la fuite des cerveaux est de mon point de vue de loin secondaire; quand un organisme perd son sang, on ne pense pas à remettre le sang perdu dans l’organisme, on met un garrot pour arrêter l’hémorragie et ensuite on soigne l’organisme pour combattre les raisons de l’hémorragie. Mutatis mutandis, nous devons en Algérie plus que jamais créer les conditions à même de limiter l’hémorragie – on ne peut pas l’arrêter totalement – cela veut dire qu’il faut revoir fondamentalement la vision que nous avons de l’éducation et de l’enseignement supérieur. Pour cela, il s’avère que le regard de la société évolue dans le sens de la valorisation des idées novatrices pour la formation de créateurs de richesse, pouvant se substituer à la politique de l’Etat-Providence une politique de l’imagination.

Le moment est venu de substituer aux rentes de situations, pour le bien de ce pays, une nouvelle échelle sociale basée sur le savoir et le savoir-faire et la méritocratie. Il nous faudra aussi faire aimer ce pays à nos jeunes dont 75% sont nés après l’indépendance et dont ils ne connaissent que les rituels sans épaisseur des commémorations. Ils pourront, si on sait y faire inventer un nouveau 19 Mai 1956 avec les outils du XXIe siècle du Web 2.0, une nouvelle révolution de l’intelligence Ils seront des citoyens fiers de leurs trois mille ans d’histoire, assumant leurs identités et résolument tournés vers l’avenir. L’avenir de l’Algérie est à ce prix. Si l’Université prend véritablement les rênes de son destin et se remet en cause, alors la dimension symbolique de l’appel du 19 Mai 1956 sera vraiment pérenne, nos aînés seront tranquilles quant à l’avenir scientifique et technologique de notre pays.

Pr Chems Eddine Chitour

1. C.E. Chitour 19 mai 1956:A l’école du Djebel L’Expression du 21 Mai 2005

2. Ahmed Halfaoui http://www.lesdebats.com/editions/180511/les%20debats.htm



Articles Par : Chems Eddine Chitour

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