Gramsci, un penseur politique pour le XXIe siècle ?

On sait que Gramsci salue l’octobre bolchevique comme la « révolution contre Le Capital » : démentant la lecture mécaniciste de l’œuvre de Marx, la révolution avait eu lieu dans un pays n’appartenant pas aux pays capitalistes les plus avancés. On sait moins que le refus du doctrinarisme caractérise aussi la vision gramscienne de la construction de l’ « ordre nouveau » : des enseignements précieux en dérivent pour une gauche qui voudrait comprendre les processus en acte dans des pays comme la Chine, le Vietnam et Cuba.

Revenons à l’article cité. Quelles seront les conséquences de la victoire des bolcheviques dans un pays arriéré et épuisé par la guerre ? « Ce sera, au début, le collectivisme de la misère, de la souffrance ». C’était un stade inévitable mais qui devait être dépassé « le plus rapidement possible ». Le socialisme ne coïncidait pas avec « l’ascétisme général » et le « grossier égalitarisme » critiqués par le Manifeste du parti communiste. Loin de se réduire à la répartition égalitaire de la misère, le socialisme exigeait le développement des forces productives. C’est pour obtenir ce résultat que Lénine introduit la Nouvelle Politique Economique.

La NEP est immédiatement lue par les populistes comme synonyme de restauration du capitalisme. Ce n’est pas l’avis de Gramsci qui observe en 1926 : la réalité de l’URSS nous place devant un phénomène « jamais vu dans l’histoire » ; une classe politiquement « dominante » se trouve « dans son ensemble » «placée dans des conditions de vie inférieures au niveau de vie de couches et d’éléments déterminés de la classe dominée et assujettie ». Les masses populaires qui continuent à mener une vie épuisante sont désorientées par le spectacle du « nepman couvert de fourrures et disposant de tous les biens terrestres». Pourtant ceci ne doit pas constituer un motif de scandale : le prolétariat ne peut ni conquérir ni garder le pouvoir s’il n’est pas capable de sacrifier «ces intérêts immédiats aux intérêts généraux et permanents de sa classe». Ceux qui dénoncent la NEP comme synonyme de retour au capitalisme ont le tort d’identifier couche économiquement privilégiée et classe politiquement dominante.

Le règlement de comptes avec le populisme nostalgique d’un monde encore en deçà de la grande industrie continue dans les Cahiers de prison : il y a dans l’« américanisme et fordisme » quelque chose qui, une fois détaché du système capitaliste d’exploitation, peut jouer un rôle positif dans les pays socialistes mêmes.  Pour eux aussi – lit-on dans le Manifeste– l’introduction d’ « industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe » est « une question de vie et de mort ».

Nous pouvons alors comprendre les difficultés des pays d’orientation socialiste. Ils sont appelés à lutter contre non pas une mais deux inégalités : celle en vigueur à l’intérieur du pays, l’autre qui garantit la prééminence économique, technologique (et militaire) des pays capitalistes avancés. La lutte contre les deux inégalités ne peut pas avancer à la même cadence.

Gramsci est l’auteur qui plus que tout autre a insisté sur le caractère complexe et contradictoire du processus de construction de l’ « ordre nouveau » : regarder ce processus avec suffisance et se laisser séduire par le « chant du cygne » de l’Ancien régime (qui peut parfois avoir une « splendeur admirable »), revient à délégitimer toute révolution.

De nos jours aussi le populisme joue un rôle négatif. Alors qu’à partir de la France, malgré la crise et la récession, se répand le culte de la « décroissance » cher à Latouche et en Italie à Grillo aussi, la gauche occidentale observe avec méfiance ou hostilité un pays comme la République populaire chinoise, issue d’une grande révolution anticoloniale et protagoniste d’un développement économique prodigieux, qui non seulement a libéré des centaines de millions de gens de la faim et de la dégradation mais commence enfin à mettre en question le monopole occidental de la technologie (et donc les bases matérielles de l’arrogance impérialiste).

Aucun doute : le populisme est loin d’être mort. Mais c’est justement pour cela que la gauche a besoin de la leçon de Gramsci.

 

Domenico Losurdo

Article publié sur L’Humanité du vendredi 22 mars 2013, sous le titre :

Des enseignements précieux pour la gauche

http://domenicolosurdo.blogspot.fr/2013/03/il-dossier-gramsci-pubblicato-su.html

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio



Articles Par : Domenico Losurdo

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