Grèce: L’introuvable «retour à la normalité» sur fond de faillite historique de ses gauches!

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Presque unanimement, tant les médias grecs et internationaux que les leaders des principaux partis grecs ont commenté les résultats des élections du 7 juillet 2019 en célébrant “le retour à la normalité” du pays dont la crise a défrayé la chronique européenne pendant la dernière décennie. Retour donc à la normalité car l’addition des scores de Nouvelle Démocratie (39.9 %) et de Syriza (31,4 %) donne un écrasant 71,3 % en faveur du bipartisme qui semble revenir en force après un intermède chaotique qui a vu des masses de citoyens abandonner les partis de leur vieux bipartisme traditionnel et se déplacer pratiquement d’une extrémité à l’autre du paysage politique en des temps record ! Et aussi, quelle meilleure preuve de la réalité de ce retour à la normalité que l’absence des députés de la très néonazie Aube Dorée des bancs du nouveau Parlement hellénique, ce qui annoncerait (?) la fin de ce pur produit d’une période agitée, mais désormais révolue…

Alors, “retour à la normalité” ? Oui, sûrement, mais seulement en apparence. Et tout d’abord, parce que la crise historique (économique, mais aussi sociale et politique) qui a fait naître une Grèce qui ressemblait à l’Allemagne de Weimar comme deux gouttes d’eau, est toujours ici, indifférente aux exorcismes et autres vœux pieux que lui adressent quotidiennement ceux exactement des Grecs et des étrangers qui l’ont provoquée et nourrie. Car, par exemple et surtout, la dette publique grecque, que tous ont appelé – et avec raison – “mère de tous les maux”, n’a pas disparue et continue à étrangler, à gangrener et à faire chanter le pays tant que ceux qui le dirigent (de droite ou de gauche) ne font rien de concret pour affronter le problème à sa racine et refusent obstinément d’auditer cette dette afin d’annuler sa plus grande partie manifestement illégitime.

Mais, pourrait-on rétorquer, la plupart des conséquences politiques de cette crise historique semblent avoir disparu ou tout au moins, rendues inoffensives, Aube Dorée en tête. Oui, effectivement la menace de l’Aube Dorée semble s’éloigner pour de bon et son concurrent direct dans le milieu ultra-raciste et néo-fasciste qui est la Solution Grecque (déjà en crise) parait bien minable et clownesque pour qu’on la prenne au sérieux. Cependant, bien naïf celui qui tirerait de tout ça la conclusion que l’extrême droite grecque a disparu comme par un coup de baguette. En réalité, elle est toujours ici, bien présente et dangereuse, mais peut-être moins visible que par le passé récent car cachée à l’intérieur du parti de la Nouvelle Démocratie dont elle constitue une aile très importante.

En effet, cette aile extrémiste de droite à l’intérieur de ND ne se limite pas à des personnalités comme Adonis Georgiadis ou Makis Voridis, déjà ministres importants du nouveau gouvernement Mitsotakis, dont le passé fasciste violent et raciste dur les rendrait imprésentables même chez Salvini, Le Pen ou Orban. Malheureusement, elle est bien plus large englobant des milliers de cadres et de militants de ce parti, qui ont eu déjà l’occasion de manifester des positions et des attitudes qui feraient d’eux de bons membres même d’Aube Dorée ! La question (cruciale) qui se pose est donc si, quand et comment cette « sensibilité » extrémiste de droite pourra et voudra se manifester ouvertement pour peser de façon autonome sur la vie politique du pays. Un début de réponse nous la donne le précédent du Parti Populaire espagnol, lequel a « hébergé » depuis la fin du franquisme la majeure partie de l’extrême droite espagnole. Tant que régnait la « normalité » dans la vie politique de l’État espagnol, cet « hébergement » pouvait continuer presque sans problème. Mais, tout changea quand le PP vieillissant se montra incapable d’affronter des crises importantes comme par exemple celle provoquée par la lutte du peuple catalan pour son indépendance : La « sensibilité » néo-franquiste et ultra-droitière qui jusqu’à alors se tenait plus ou moins tranquille à l’intérieur du PP, s’autonomisa faisant le bonheur d’un petit parti comme Vox, qui en un temps record voyait ses résultats électoraux passer de 0,4 % ou 0,5 % à plus de 10 % !

Alors, est-ce possible un Vox a la grecque ? Étant donné la profondeur de la crise historique qui persiste, le peu d’enthousiasme populaire que provoque le nouveau gouvernement de droite, les problèmes pratiquement insolubles (problèmes dits « nationaux » des rapports avec les pays voisins, la question des migrants, etc.) qu’il affronte et qui mettront sûrement à dure épreuve l’unité – déjà fragile – du parti, l’existence d’un fort courant extrémiste de droite a l’intérieur de ND représente une véritable bombe à retardement. Et cela d’autant plus que le contexte européen et mondial marqué par la montée en flèche d’une extrême droite agressive, favorise l’autonomisation de ce genre de courants et leur constitution en partis à la droite de la droite traditionnelle. Donc, un Vox à la grecque est non seulement possible mais aussi probable

Évidemment, beaucoup dépendra du principal parti d’opposition, mais Syriza (Coalition de la Gauche Radicale) qui n’a plus rien de radical, se prépare, selon les premières déclarations post-électorales de son président Alexis Tsipras, à se réorganiser de fond en comble pour répondre à deux exigences de sa direction : d’abord, combler l’écart abyssal qui sépare le nombre de ses électeurs, qui sont des millions, du nombre de ses membres, qui ne dépassent pas les quelques milliers. Et ensuite, graver dans le marbre son virage déjà effectué et annoncé vers la social-démocratie [1].

On n’a aucun doute que M. Tsipras entreprendra très bientôt la transformation de Syriza, ou plutôt la fondation d’un nouveau parti, mais la tâche est de taille et son succès prendra du temps et n’est pas garanti d’avance. En attendant, Syriza restera donc un parti électoral, sans base organisée et dépourvu des moyens matériels pour contrôler les masses des Grecs qui ne croient plus à rien et à personne, et qui pourraient transformer à tout moment leur résignation (fruit des défaites historiques successives de ces 8-9 derniers années) en colère violente qui explose de façon chaotique ! Ceci ne veut pas dire que Syriza n’est pas aujourd’hui en bien meilleure posture qu’il y a un, deux ou trois ans, après avoir accompli un vrai exploit électoral, améliorant en quelques semaines son score des élections européennes de 8 points (!) et obtenant seulement 3 % moins que son résultat triomphal de 2015.

Alors, cet exploit électoral suffira-t-il pour que Syriza nouvelle mouture assume avec succès sa part de responsabilités dans ce bipartisme retrouvé, qui garantit le tant désiré « retour à la normalité », que M. Tsipras lui-même s’est empressé de célébrer le lendemain du jour des élections ? La réponse ne peut être que négative dès que l’on tient compte du fait que l’exploit électoral de Syriza cache mal ses énormes faiblesses : L’incroyable bric-à-brac politique de son groupe parlementaire où coexistent eurocommunistes, socialistes, sociaux-démocrates, conservateurs, libéraux et même nationalistes chauvins et racistes d’extrême droite, le manque cruel des cadres expérimentés, ainsi que l’inexistence des liens affectifs et organisationnels de la grande majorité de ses électeurs avec le parti et son programme. Et surtout, ce succès cache mal le fait qu’il est dû en très grande partie à l’absence d’une alternative politique tant soit peu crédible et préparée à sa gauche

En effet, on peut désormais légitimement considérer que les élections du 7 juillet ont scellé la faillite définitive des formations créées il y a quatre ans, pour se démarquer du virage à droite de Tsipras et offrir une alternative de gauche à Syriza. Leurs résultats électoraux – en chute libre – sont plus qu’éloquents : 0,28 % pour l’Unité Populaire (UP) des ministres du premier gouvernement de Syriza (Lafazanis, Stratoulis et Issihos), 1,4 % pour le parti de l’ancienne présidente du Parlement grec Zoé Konstantopoulou. Et aussi, seulement 0,41 % pour la Coalition de la gauche anticapitaliste « Antarsya », qui elle existe depuis 2009 et n’a jamais nourrit la moindre sympathie pour Syriza. A l’exception (partielle) de Antarsya, toutes les autres formations ont vraisemblablement payé cher le fait qu’elles n’ont pas résisté aux tentations chauvines et même xénophobes et racistes qui balayaient le pays. Alors, tandis que Mme Zoé Konstantopoulou prétendait se mettre à la tête de ceux qui promettaient l’échafaud « aux traîtres qui vendent notre Macédoine au bâtards de Skopje, notre Thrace et la mer Égée aux Turcs et – même – l’Épire du Nord aux Albanais » et allait jusqu’au bout de sa « logique » refusant désormais de se situer à gauche (son mot d’ordre est « ni à droite, ni à gauche, en avant »), UP – comme d’ailleurs le PC grec – cherchait le salut dans l’alliance privilégiée « de notre nation avec la Russie » de Poutine. Ce qui l’amenait à descendre dans la rue pour soutenir… Assad ou à qualifier la catastrophe climatique de « plus grande escroquerie de l’impérialisme » ! Et tout ça pendant que le mouvement anarchiste, particulièrement fort en Grèce surtout parmi la jeunesse, passait son temps en vase clos, inventant des insurrections populaires qui existaient seulement dans son imagination… [2]

Le bilan de la gauche grecque, toutes sensibilités et courants confondus, au lendemain des élections du 7 juillet et surtout, 10 ans après l’éclatement d’une crise qui a vu le peuple grec se révolter en masse et abandonner ses partis traditionnels avant d’installer au pouvoir « le premier gouvernement de gauche de l’histoire du pays », peut se résumer en deux mots : QUEL GÂCHIS !

Quel gâchis tout d’abord de cette expérience mondialement unique de l’alliance durable d’une douzaine d’organisations d’extrême gauche avec un petit parti eurocommuniste pour fonder ensemble Syriza. Et quel gâchis de ce « premier gouvernement de gauche » dont la direction a trahi non seulement le résultat du referendum du 5 juillet 2015, transformant le non puissant du peuple grec aux memoranda des créanciers à un oui combien servile, mais aussi et surtout la confiance des millions de gens en Europe et de par le monde qui avaient investi leurs espoirs d’un monde meilleur et plus humain, sans austérité, racistes et fascistes, aux Grecs de Syriza. Bien que l’on ait déjà vu se répéter mille fois depuis un siècle – en Grèce et partout ailleurs – la tragédie de ces directions de gauche qui s’empressent de courber l’échine et de se rendre à l’adversaire de classe, on ne peut pas maintenant s’empêcher de se sentir profondément indignés, blessés mais aussi révoltés devant l’ampleur du désastre

Yorgos Mitralias

Notes :

[1Voir aussi l’article que nous avons écrit à chaud, seulement quelques heures après le volte-face de Tsipras, le 13 juillet 2015 : http://www.cadtm.org/Journees-funestes-du-4-aout-1914

[2KINAL, le parti construit avec ce qui restait de PASOK, a fait le score honorable de 8,1 %, mais le succès de Syriza le condamne à un rôle subalterne de comparse, ce qui provoque déjà des remous en son sein et la défection de certains de ses dirigeants.

Quant au MeRA25 de M. Varoufakis, il a célébré à juste titre son entrée au Parlement, mais il faudra beaucoup plus que le triomphalisme, le flou programmatique et l’inconsistance de son leader pour jouer le rôle d’arbitre qu’il ambitionne.



Articles Par : Yorgos Mitralias

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