Guerre hybride 8. Beaucoup de problèmes en Tanzanie 2/2

La Tanzanie occupe une place importante dans le paradigme global du projet One Belt One Road de la Chine car elle est l’hôte de quatre grands projets d’infrastructures de connectivité en cours de construction par Pékin. On pense également que le pays possède d’énormes gisements de gaz naturel et de pétrole au large, dont certains se trouvent dans les eaux de Zanzibar ou tout près et qui ont poussé les autorités de l’archipel à s’impliquer davantage pour avoir plus d’autonomie et leur permettre d’étendre leur juridiction. Ce dernier point est très litigieux et sera discuté plus en profondeur à la fin de la recherche, de sorte que pour l’instant l’étude se concentrera uniquement sur les projets d’infrastructure continentaux dans le pays et leur pertinence régionale pour son projet de Route de la Soie en Afrique en de l’Est.

Avant de commencer cette partie de l’analyse, le lecteur doit se familiariser avec la carte personnalisée que l’auteur a dessiné pour visualiser chacun de ces projets:

(Toutes les routes sont approximatives et pas exactes)

  • Point Vert : Port de Tanga
  • Ligne verte : Oléoduc Ouganda – Tanzanie
  • Point Rouge : Port de Bagamoyo
  • Ligne rouge : Corridor central
  • Point Bleu : Dar es Salaam
  • Ligne bleue : TAZARA
  • Point noir : Mtwara
  • Ligne noire : Couloir de développement de Mtwara
  • Ligne Orange : oléoduc Mtwara – Dar es Salaam
  • Cadre blanc : Zanzibar

Avant d’expliquer l’importance de chacun de ces projets, le lecteur doit être conscient que chacun d’entre eux est une construction chinoise, d’une manière ou d’une autre. Selon certains rapports, la Chine envisageait de financer la modernisation du port de Tanga, mais même si ce projet n’est pas confirmé, Pékin a toujours des intérêts dans ces installations parce qu’elles servent de terminal pour le pipeline pétrolier ougandais–tanzanien. Bien que n’étant pas annoncée très officiellement, la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) a investi dans les champs de pétrole ougandais, ce qui explique cette connexion. Le port de Bagamoyo est un projet tout à fait différent, car il est bien connu que la Chine a prêté 10 milliards de dollars de crédit pour sa construction. Elle a également prêté 7,6 milliards de dollars pour le chemin de fer du Corridor central, dont le contrat a été accordé à la Chine pour 9 milliards de dollars.

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Quant à Dar es-Salaam, des hommes d’affaires chinois de la province de Jiangsu (lieu du terminal portuaire de la Route de la Soie d’Eurasie de Lianyungangse sont engagés à investir 5 milliards de dollars dans la région au cours des cinq prochaines années. L’ancienne capitale tanzanienne est également le terminus du chemin de fer TAZARAconstruit par la Chine entre l’État littoral et son voisin zambien sans littoral, riche en cuivre, dans les années 1970. En ce qui concerne le corridor de développement de Mtwara, la Chine construit déjà une ligne de chemin de fer entre cette ville portuaire de l’océan Indien et son homologue du lac Malawi / Nyasa, Mbamba Bay dans le cadre de la concession de 9 milliards de dollars accordée au corridor central. Pékin veut avoir accès aux 3 milliards de dollars de placements de minerai de fer et de charbon qu’elle a réalisé, et cet itinéraire aidera également la Russie à extraire de l’uranium de sa mine sur la rivière Mkuju.

En ce qui concerne le projet final à étudier, l’oléoduc Mtwara – Dar es-Salaam était une initiative de 1,23 milliard de dollars financée et construite par la Chine. À l’avenir, il y a la possibilité pour la Chine de participer à l’éventuelle usine de GNL de 30 milliards de dollars à Lindi, une petite ville très proche de Mtwara. Compte tenu des investissements actuels de la Chine dans l’infrastructure du pays et dans les entreprises liées à l’énergie, il est fort probable que Pékin participera à ce plan à quelque titre que ce soit. Dans ce cas, la Chine pourrait étendre son empreinte stratégique dans le sud de la Tanzanie pour compléter ses intérêts liés au GNL dans le nord du Mozambique. En conséquence, cet investissement possible pourrait être considéré comme une excroissance du corridor de développement Mtwara et non comme une nouvelle initiative distincte de celui-ci. Ainsi, la recherche va maintenant examiner plus de nuances stratégiques derrière les quatre projets susmentionnés.

Le pipeline ougandais-tanzanien et le port de Tanga

La Chine n’a pas de contrôle direct sur le pipeline et le port, mais elle y a néanmoins un intérêt en raison de la nécessité d’accéder à ses investissements pétroliers en Ouganda. L’auteur a écrit plus tôt comment il a publié une analyse pour Katehon sur ce sujet, touchant aux implications plus larges de la rivalité ougandaise-kenyane, pour en examiner brièvement les aspects les plus pertinents, alors que ce pipeline n’a jamais été censé passer par la Tanzanie comme premier choix. La décision surprise d’abandonner les conceptions originales du LAPSSET a été un choc majeur pour le Kenya, qui a perdu ainsi des sommes incalculables de revenus de transport et qui maintenant n’a plus un partenaire fiable pour l’aider à financer le projet de pipeline de ses propres dépôts du nord-ouest.

Nairobi avait espéré que le géant pétrolier français Total, l’un des investisseurs pétroliers ougandais et la compagnie qui construira le pipeline désigné de Kampala auraient choisi le Kenya et partagé ainsi le fardeau financier de ce coûteux projet. Sans leur participation ou celle d’un autre investisseur majeur, il est impossible pour le gouvernement kenyan de payer le pipeline lui-même. Il y a toujours une chance que Total permette à ses gisements sud-soudanais de passer par la route LAPSSET originale au Kenya, mais là encore, on a déjà dit que l’entreprise préférerait que toutes ses ressources soient exportées via le même pipeline qui, dans ce cas serait celui ougandais-tanzanien se terminant au port de Tanga. Peu importe que le Sud-Soudan ait signé pour cette initiative ou non, le fait est que Tanga devrait devenir un terminal énergétique très important d’Afrique de l’Est dans un proche avenir, et il est prévu que l’investissement chinois croîtra en conséquence avec lui.

Le Corridor central et le Port de Bagamoyo

Ce projet ferroviaire massif envisage de relier les hauts plateaux africains à l’océan Indien via le centre de la Tanzanie, reliant le port à bâtir de Bagamoyo au Rwanda, au Burundi, et vraisemblablement à l’est de la RDC. L’ampleur de cette initiative est énorme, et ce n’est pas pour rien que les observateurs ont couronné celui-ci comme l’un des plus grands projets portuaires en Afrique de l’Est, en concurrence avec l’autre port chinois de Lamu au Kenya. Les deux sont censés être en mesure de gérer 20 millions de conteneurs par an, ce qui, pour les mettre en perspective, donne des capacités d’expédition 25 fois plus grandes que celles de Dar es Salaam à l’heure actuelle (voir le lien précité). Les attentes de tout le monde sont très élevées pour une bonne raison, puisque le couloir central traversera la bande d’espace très peuplée reliant Dar es-Salaam à la capitale Dodoma positionnée au centre du pays et à la ville de Mwanza, qui aboutit au lac Victoria. Elle atteindra également de manière prospective les deux pays appauvris du Rwanda et du Burundi, mais qui ont tous deux un potentiel combiné de 20 millions de personnes, soit un peu moins de la moitié de celui de la Tanzanie. Cela donne lieu à beaucoup d’optimisme pour qu’un grand trafic commercial transite entre ces nœuds clés.

Ce n’est pas la raison pour laquelle le port de Bagamoyo est construit pour accueillir plus de 20 millions de conteneurs par an. Les Chinois et les Tanzaniens attendent évidemment que le Corridor central finisse par les relier aux régions orientales riches en ressources de la RDC, ce qui fournirait alors aux deux parties un lien direct avec ces produits et rendrait ces pays, ainsi que leurs projets d’infrastructure, des routes commerciales indispensables pour le marché mondial. La RDC a également beaucoup de main d’œuvre disponible et de potentiel commercial, mais c’est principalement l’extraction des ressources qui intéresse le plus les investisseurs et qui pourrait les convaincre de financer le projet au-delà des frontières de la CAE et dans les pays d’Afrique centrale. En outre, en raison de la concurrence Ouganda-Kenya et le coup de « mauvais sang » provoqué par le rejet de Kampala du Corridor LAPSSET pour ses exportations de pétrole, on ne peut pas totalement écarter que l’Ouganda pourrait soit réfuter le projet de chemin de fer standard du Kenya et le remplacer par le Corridor central ou diversifier judicieusement ses axes de dépendance à l’exportation du secteur réel et compléter le projet de Nairobi par celui de Dodoma. Cela donnerait en fait au Corridor central le potentiel de relier tous les pays de la CAE, à l’exception du Kenya, ce qui justifie largement les projections de 20 millions de conteneurs par an qui ont été discutées.

TAZARA

Le projet d’infrastructure de l’autorité ferroviaire Tanzanie-Zambie (TAZARA) va probablement entrer dans l’histoire comme le premier projet d’infrastructure d’outre-mer significatif de la Chine. Il a été construit dans les années 1970 dans le but d’approfondir les liens fraternels entre les trois parties et donner à la Chine l’accès aux gisements de cuivre enviables de la Zambie. Le gouvernement socialiste-révolutionnaire de Lusaka était déjà idéologiquement prédisposé envers la Chine et préférait vendre ses ressources à l’État maoïste plutôt qu’au bloc capitaliste. Mis à part ces facteurs intangibles intéressants, la Zambie enclavée avait également un motif géostratégique clair pour s’assurer un accès fiable à la mer et dès lors au marché mondial. Ces facteurs se sont combinés de manière à rendre le projet TAZARA gagnant-gagnant pour toutes les parties impliquées. Malheureusement, le projet s’est finalement largement délabré et cette infrastructure n’était plus l’ancrage stable qu’elle avait pu être autrefois, c’est pourquoi la Chine est retournée sur place et a rénové ses investissements vieux de plusieurs décennies. Mais elle a pris le contrôle total du projet en échange.

L’intention de la Chine de contrôler le TAZARA est qu’il forme l’épine dorsale cruciale de sa Route Transafricaine du Sud (STAR), un plan pour relier la côte de l’océan Indien à l’Atlantique via les territoires du centre-sud du continent. Dans la pratique, STAR comporte deux itinéraires, qui se chevauchent sur une grande partie de son itinéraire. Le premier connecte le TAZARA au centre de la Zambie et ensuite poursuit vers le chemin de fer angolais jusqu’à Benguela.

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Ce projet serait facilité par le futur chemin de fer du Nord-Ouest que Lusaka veut construire, tandis que le second repart du centre de la Zambie et se connecte à l’ex-région de Kinshasa en RDC avant de rejoindre le même trajet vers Benguela. Dans les deux cas, l’objectif est clair. La Chine veut un système de transport unimodal (ferroviaire) reliant les deux côtes du continent. Son équivalent, la Route transafricaine du Nord (NTAR), est une vision multimodale beaucoup plus complexe du point de vue logistique dans laquelle le chemin de fer à voie standard du Kenya (ou éventuellement le Corridor central) passe par l’Ouganda puis fait route vers le nord-est de la RDC, à Kisangani avant de poursuivre en aval vers la capitale Kinshasa, puis finit sur rail, soit de cette ville au port atlantique de Matadi, soit de sa capitale sœur du Brazzaville à Pointe Noire sur l’océan.

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Corridor de développement Mtwara

Souvent négligé par rapport à ses homologues ayant des contreparties géostratégiques plus évidentes, le corridor de développement Mtwara est encore un projet très ambitieux en lui même. Bien que la base structurelle de sa composante ferroviaire était évidemment de relier la Chine à ses investissements miniers sur le côté oriental du lac Malawi / Nyasa, elle a également servi à Pékin à mettre un pied dans la région riche en ressources de Mtwara, qui abrite commodément la zone encore plus riche en énergie du bassin du Rovuma du nord du Mozambique. Cela explique les motivations énergétiques du projet, mais d’autres intérêts sont également desservis par ce chemin de fer. Parce qu’il se termine sur le lac Malawi / Nyasa, il donne accès par ferry au pays sans littoral et désespérément pauvre du Malawi. Bien que cet État ne soit économiquement nullement impressionnant, il a un secteur agricole fort qui pourrait intéresser les investisseurs étrangers. Avec un terminal ferroviaire construit par la Chine sur la baie de Mbamba et une connexion par ferry à travers le lac vers le Malawi, ce pays sans littoral pourrait ainsi acquérir une route d’exportation diversifiée pour diminuer sa dépendance envers les ports de Beira et de Nacala au Mozambique. Cela pourrait également contribuer à amener le développement sur ces terres oubliées, ce qui pourrait aider à maintenir la stabilité intérieure. En raison de son emplacement géostratégique à la jonction entre ses voisins zambiens, tanzaniens et mozambicains beaucoup plus importants, tout conflit civil au Malawi, avec les armes de migration de masse qui en résulteraient, pourraient déstabiliser toute la région et mener à une chaîne de conséquences imprévues menaçant finalement les investissements de la Chine dans ces pays.

Andrew Korybko

Partie 1 :

tanzanie

Guerre hybride 8. Beaucoup de problèmes en Tanzanie (1/2)

13 février 2017

 

Article original en anglais : Hybrid Wars 8. Lots of trouble to Tanzania, Oriental Review, 20 janvier 2017

Traduction par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Diane pour Le Saker francophone.

 

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime(2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.



Articles Par : Andrew Korybko

A propos :

Andrew Korybko est le commentateur politique étasunien qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime(2015).

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