Guerre, indignation et construction de l’ennemi

De la guerre contre l'Espagne de 1898 à la guerre contre la Syrie. Le primat étasunien de la désinformation.

Dans un souci d’éclaircissement sur la campagne multi-médiatique et militaire qui est en acte contre la Syrie, je reproduis ci-dessous un extrait de mon livre Le révisionnisme en histoire. Problèmes et mythes. (Traduit de l’italien par Jean-Michel Goux, 2006, Albin Michel, Paris).

De la guerre contre l’Espagne de 1898 à la guerre contre la Syrie. Le primat étasunien de la désinformation.

« Certes, depuis toujours les conflits ont été accompagnés de tentatives de diffamation de l’ennemi et de la construction savante d’une propagande tissée de mensonges. Il s’agit d’une arme utilisée en particulier contre les groupes ethniques considérés comme étrangers à la civilisation. La stigmatisation des barbares a lieu aussi en renvoyant à leurs pratiques «atroces». En Amérique, les peaux-rouges sont dépeints de manière d’autant plus répugnante que procède de manière plus impitoyable leur élimination de la surface de la terre. La guerre discriminatrice et d’anéantissement contre les populations coloniales, qu’elles soient extérieures ou intérieures à la métropole, est justifiée au moyen de leur déshumanisation, obtenue par l’invention pure et simple d’ « atrocités», ou grâce au gonflement et à la lecture unilatérale d’atrocités réellement commises. On peut placer dans ce contexte la légende de l’homicide rituel attribué pendant des siècles aux Juifs, en vue de sceller leur irrémédiable extériorité à la civilisation en tant que telle.

Dans la mesure où l’exaspération des conflits entre peuples «civilisés» comporte l’expulsion de l’ennemi hors de la société civile, on fait usage contre lui d’une arme traditionnellement réservée à la lutte contre les «barbares». C’est ainsi que procèdent les deux parties belligérantes, et surtout le Nord, au cours de la guerre de Sécession. Mais dans notre siècle, nous assistons à un saut qualitatif. En même temps que la production industrielle et à grande échelle de la mort, fait son apparition la production industrielle et à grande échelle des mensonges ou des demi-vérités, destinés à criminaliser l’ennemi et à détruire son image. La guerre hispano-américaine déjà, qui conclut le dix-neuvième siècle et inaugure le vingtième, est préparée idéologiquement par les USA, au moyen de la diffusion de «notes», inventées de toutes pièces, qui stigmatisent les Espagnols comme responsables d’avoir exécuté des prisonniers désarmés et massacré trois cents femmes cubaines[1]. On assiste à une escalade ultérieure au cours du premier conflit mondial.  Bien que développée par les deux camps, la campagne de diffamation enregistre assez vite la nette prévalence de l’Entente.

Les dénonciations occidentales des atrocités allemandes commencèrent avec la violation de la neutralité de la Belgique par les Allemands en août 1914. Les Allemands – disait-on – avaient violé des femmes et même des enfants, empalé et crucifié des hommes, coupé des langues et des seins, crevé des yeux et brûlé des villages entiers. Ces nouvelles n’étaient pas seulement publiées dans les journaux à scandales, mais portaient aussi la signature d’écrivains fameux, de John Buchan à Arthur Conan Doyle et Arnold Toynbee, pour n’en citer que quelques-uns […]

Nous savons aujourd’hui que les témoignages, les déclarations, les images, les photogrammes qui documentaient les atrocités de l’Allemagne wilhelmienne, tout cela était le résultat d’une savante manipulation, à laquelle fournit sa bonne contribution l’industrie cinématographique américaine naissante, qui tournait dans le New Jersey les scènes sur le comportement atroce et barbare des troupes de Guillaume en Belgique ![3] (surlignage m-a p.) Deux particularités des «atrocités» attribuées aux Allemands donnent surtout à penser. Celle des femmes violées et de seins coupés nous reconduit aux représentations par lesquelles aux Etats-Unis l’idéologie officielle cherchait à stimuler à la fois les «anxiétés sexuelles et les anxiétés raciales» à l’égard des Indiens[4]. Il y a ensuite les hommes «crucifiés» : c’est comme si on attribuait maintenant aux Allemands la pratique de l’homicide rituel.

Traduit de l’italien par Jean-Michel Goux.

[1] Millis, 1989, p. 60.

[2] Laqueur, 1995, pp. 18-19.

[3] Gilbert, 1994, p. 432.

[4] Calloway, 1995.

L’extrait cité ici, reçu de l’auteur pour diffusion, ne comporte pas l’indication des pages dans la version française,
m-a p



Articles Par : Domenico Losurdo

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