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HAÏTI : L’impasse du tout-répressif
Par Patrick Elie
Mondialisation.ca, 26 janvier 2012
26 janvier 2012
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Je ne sais s’il existe un peuple plus frileux que le peuple haïtien face à la violence et à l’insécurité. Certes, l’insécurité et l’incivisme dominent le discours politique dans la pupart des pays de la planète, exploitant parfois sans vergogne les inquiétudes citoyennes. Mais il me semble que peu de pays connaissent un telle inadéquation entre l’insécurité réelle due au banditisme et à la délinquance, et sa perception par la population et l’écho qu’en renvoient les médias.

Pour alimenter encore la paranoïa, les chancelleries des pays qui sont nos tuteurs de facto, et la « grande presse » internationale qui amplifie leur message, ne manquent pas avec plus qu’un brin de perversité, de dépeindre notre pays comme la Somalie de l’hémisphère, à grands coups de travel advisory et d’articles à sensation. On peut se perdre en conjectures, sur les mobiles qui sous-tendent ces campagnes délétères, il suffit ici de dire qu’ils sont nombreux et pour la plupart inavouables. Toujours est-il que chacun de nous a pu vivre les conséquences de cette méchante propagande et qu’il nous arrive malheureusement souvent d’alimenter nous-mêmes. Qui d’entre nous n’a pas reçu un appel angoissé d’un parent ou ami de la diaspora, tenté par une visite au pays natal, mais s’inquiétant de la sécurité avec la même peur qui habite ceux qui doivent se rendre à Kaboul ou à Kandahar, s’attendant à trouver l’aéroport sous le feu des mortiers et des rockets, puis les rues conduisant au domicile de leurs hôtes, sillonnées par des Talibans noirs et autres associés d’Al Quaïda.

Il ne s’agit pas de banaliser, cette “démocratisation” de la violence, indéniablement en progression depuis 1986. Jusque là, les dictatures qui ont ensanglanté notre histoire, en particulier celle des Duvalier, protégeaient jalousement leur monopole sur les sévices corporels, les dépossessions brutales, les assassinats, kidnappings et disparitions forcées, camouflés sous l’appellation d’arrestations arbitraires. Aujourd’hui, de nombreux opérateurs indépendants, sont venus ajouter leur touche et  mobiles personnels, à la ligne de base de la violence étatique. L’État haïtien a l’impérieux devoir de rassurer la population, ainsi que les éventuels investisseurs et touristes étrangers, par une politique plus efficace de répression de la criminalité et de l’incivisme, mais également par une campagne systématique d’information, d’éducation et de prévention.

En effet, si l’on se fie aux déclarations des citoyens ordinaires, mais également à celles des directeurs d’opinions et même des dirigeants politiques et des chancelleries étrangères les plus puissantes, on se rend compte combien la problématique de l’insécurité est mal appréhendée, parfois délibérément.

Une surestimation de la violence

Un indicateur relativement fiable du niveau de violence dans une société est le nombre de meutres/100.000 habitants/année. Sur la base des plus récentes statistiques, on constate que notre pays ferme la marche régionale dans ce domaine :

Honduras : 78 Salvador : 65               Jamaïque : 62  Guatemala : 42

Puerto-Rico : 26          République Dominicaine : 25  Panama : 22                 Mexique : 18

Nicaragua :13  Costa Rica : 11

Haïti : >7<12

Nous ne prétendons pas que ces statistiques soient rigoureusement exactes, mais elles reflètent assez bien la réalité. Chez nous, les récentes déclarations de la RNDDH (Réseau National de Défense des Droits Humains) ont signalé la période mi-octobre-mi-novembre, comme celle d’une montée de la violence homicide dans la région métropolitaine. Le nombre de meurtres pour cette période, une centaine dans la zone la plus densément peuplée et la plus violente du pays, permet raisonnablement d’extrapoler à un taux annuel national maximum de 12 meurtres/100.000 habitants, confirmant ainsi les statistiques citées plus haut. Le Brésil qui déploie le plus important contingent militaire de la MINUSTHA, et qui prétend nous enseigner une gestion efficace de la sécurité publique, accuse un taux annuel d’homicides 3 fois supérieur à celui d’Haïti.

Il est vrai que l’analyse statistique est un domaine que l’opinion publique, ceux qui l’amplifient et l’alimentent et même le porte-parole officiel de la Police Nationale, maîtrisent assez mal. Aucune attention n’est portée à la taille de l’échantillon, la période considérée etc. Ainsi, on tire des conclusions à partir de 3 évènements ou même moins : si une quinzaine a compté 4 meurtres et la suivante 3, on revendique une baisse de 25% de l’insécurité; il suffit que la prochaine soit marquée de 5 homicides pour conclure à une “flambée” de violence. Il est vrai que nous avons une relation particulière avec le vocabulaire, dans ce pays où l’assassinat de plus de 2 personnes est assimilé à un massacre et quand le nombre de victimes dépasse 4 à un génocide. Chez nous, un incident devient un évènement, le moindre évènement un drame, et la plus stupide algarade, une crise politique.

Une insécurité réduite à la violence criminelle

Les analystes et autres politologues qui se bousculent aux portes des studios de nos stations  radios et télévisions, n’ont d’intérêt que pour la violence criminelle et réduisent notre vision de la sécurité à cet horizon simpliste, bas de plafond et trop souvent intéressé.

En fait, le bon sens commande de se rappeler cette vérité fondamentale : les parents et surtout les mères de famille, n’ont pas vocation à enterrer leurs enfants et peu leur importe la façon dont ils leur sont enlevés avant le terme naturel de leurs vies. Une société qui se prétend dotée d’un État moderne, civilisé et démocratique, ne saurait tolérer qu’un si grand nombre de parents en soit contraint à porter en terre leur progéniture. Que celle-ci soit épargnée par les tueurs à gages et autres kidnappeurs, est une bien piètre consolation, quand il faut chanter leurs funérailles avant l’âge de 5 ans à cause d’une mortalité infantile intolérablement élevée, de maladies diarrhéiques peu coûteuses à prévenir; quand ils sont fauchés ou handicapés à vie par des véhicules fous conduits par des chauffards sous l’œil indifférent de la force publique et des autorités politiques.

La route tue chaque année, plus d’Haïtiens que les « zenglendos » [1], mais qui se préoccupe de ces statistiques, si mal adaptées à notre culture du “scoop”. Combien de vies perdues dans ce que nous appelons hypocritement des accidents de la route, quand ce sont en fait des homicides par imprudence ou négligence ? Combien de vies brisées quand un ouvrier perd ses membres et laisse à la traîne femme et enfants poussés par le désespoir à la prostitution et à la délinquance, voire au crime?

Ces questions n’ont que peu d’intérêt, car impropres aux manchettes et vendant peu.

Pourtant, la récente épidémie de choléra n’a pu être ignorée, et quoi que personne n’a pu l’imputer aux gangs urbains, il reste qu’elle a fait en un an 10 fois plus de victimes que les « chimères » les plus déchaînées. On a beaucoup ergoté sur un certain contingent népalais, vecteur inconscient de l’introduction du fléau, en oubliant que la négligence des élites et de l’État haïtiens, ont pavé une voie royale à cette catastrophe. Après tout, Haïti n’a pas été mise en quarantaine depuis le déclenchement de cette épidémie, pas plus d’ailleurs que le Népal, tout simplement par ce que les pays que nous serions censés menacer de contagion, se sont dotés des infrastructures hospitalières et sanitaires, qui font d’un malade rien de plus qu’un patient à prendre en charge, plutôt qu’un instrument de la “colère de Dieu”.

Plus de policiers, plus d’armes et de prisons et pourquoi pas une armée?

Il faut renforcer la PNH, la doter d’armes plus létales, augmenter ses effectifs ainsi que le nombre des prisons, créer ou remettre en place des FAd’H brutales et libérées de la contrainte du respect des droits humains, augmenter la durée des peines, et pourquoi pas, rétablir la peine de mort et les exécutions publiques. Voilà, sans vraiment caricaturer, les solutions envisagées dans certains salons, et qui ne tarderont pas si l’on y prend garde à gagner le discours puis les politiques publiques.

Face à la violence criminelle, surtout dans ses expressions les plus spectaculaires et les niveaux de cruauté gratuite qu’elle atteint parfois, il est tout à fait normal que les victimes ou leurs parents et amis, aient le réflexe “œil pour œil, dent pour dent”. Après tout, il a fallu attendre le Christ, pour que soient proposé d’autres façons de gérer les contentieux, aussi graves qu’ils soient. Parmi les nouvelles formes d’activités criminelles qui ont surgi dans notre société, aucune n’est plus bouleversante et déstabilisante que le kidnapping, par les angoisses qu’il impose par delà même le cercle familial immédiat de la victime, et les dommages collatéraux qu’il induit. Aussi, il n’est pas étonnant que le kidnapping, provoque dans notre société une exigence de justice immédiate voire d’exécution sommaire des coupables et même des suspects.

On est là en face d’un réflexe tout à fait naturel, mais en face d’un fait ou d’un défi de société, nos responsables d’État, nos leaders politiques et directeurs d’opinion, ont un devoir de réflexion, plutôt que de se contenter de brosser l’opinion publique dans le sens du poil.

Or la réflexion la plus sommaire sur la montée de l’incivisme et de la criminalité dans le monde, démontre clairement qu’il s’agit d’un phénomène aux causes complexes, face auquel le réflexe du “tout répressif” échoue lamentablement. Nous avons plus haut rapporté les taux d’homicides régionaux, qui indiquent clairement que ces taux non seulement ne s’alignent pas sur la taille des forces répressives des pays pris en exemples, ni sur leur agressivité. A la vérité, la relation est souvent inversement proportionnelle.

Puerto Rico vaut la peine qu’on s’y arrête un bref instant. Cet État-Associé des USA, déploie la plus large force policière américaine, après celle de New-York et affiche pourtant un taux de violence homicide plus élevé que le Mexique, qui fait pourtant régulièrement les manchettes dans cette peu enviable compétition. On nous objectera sans doute, que malgré son statut privilégié au sein de l’empire américain, Puerto Rico, reste un pays du tiers-monde.

Mais, en comparant les statistiques nationales de la superpuissance mondiale, pays le plus riche du monde et qui se proclame régulièrement comme un modèle de modernité, de démocratie et de réussite, en comparant donc leurs statistiques à celles du Canada et des pays d’Europe jouissant d’un niveau matériel de vie comparable, on se rend compte que le “tout-répressif” est inapte à contrôler la violence homicide.

Les USA sont champion incontesté du monde, en matière d’incarcération de ses citoyens. L’imposition de lourdes peines automatiques (mandatory sentences), outre qu’elle représente un grave empiètement du Législatif sur les pouvoirs du Judiciaire, conduit à une surpopulation carcérale dramatique et inutilement coûteuse pour la société. La Californie, état le plus affecté par cette politique, dépense annuellement environ $50.000 pour chacun de ses prisonniers, beaucoup plus que pour la formation d’un universitaire.

Calquer notre politique sécuritaire sur celle des États-Unis, serait donc une coûteuse erreur, procédant d’un pitoyable mimétisme et conduisant inévitablement à l’échec voire à une intensification de la violence. De même, nous questionnons le projet d’imposer à notre population une soi-disant norme internationale de 1 policier pour 500 habitants. L’application de ce standard supposerait de faire grimper très vite les effectifs de la PNH à 20.000, sans prendre le moins du monde en compte les spécificités historiques, culturelles, et socio-économiques de notre société et en cultivant l’obsession de la quantité sans la moindre considération de la qualité de la Force Publique.

Quitte à nous répéter, l’exemple de Puerto Rico vaut la peine qu’on y revienne. Cet état-associé déploie environ un membre des forces de l’ordre pour 110 habitants. Pourtant, nous avons pointé du doigt son taux annuel d’homicides qui dépasse de loin le nôtre. Mais en outre, tout récemment sa police a subi une humiliante purge de ses effectifs par le FBI, pour corruption, abus de pouvoir et exécutions extrajudiciaires, et a fait l’objet d’un rapport particulièrement accablant des autorités fédérales de justice. Voulons-nous aligner notre police sur celle de cette île voisine?

Quant à l’idée de reconstituer une armée pour résoudre nos problèmes de sécurité publique, elle est trop farfelue pour mériter qu’on s’y arrête. D’ailleurs Oscar Arias, ex-Président du Costa Rica, récompensé par un prix Nobel de la Paix a publiquement descendu en flamme cette proposition. Les arguments pseudo-nationalistes agités comme autant de hochets creux par les partisans les plus enthousiastes du « retour » des mal nommées Forces Armées d’Haïti, cachent mal les rêves d’opérations brutales et sanglantes dans les quartiers populaires, secrètement caressés par de nombreux nantis de ce pays et autres nostalgiques et bénéficiaires de la tyrannie.

Certes, notre pays a besoin d’une autre force publique pour compléter et améliorer notre dispositif sécuritaire actuel et sortir du piège de la dépendance à une institution unique, centralisée, dirigée par un “Commandant-en Chef”  et assez peu encline à accepter la tutelle des élus sur les gens d’armes. Il serait souhaitable que cette nouvelle force soit soumise à un statut et à une discipline militaires, compte tenu des missions qu’elle aura à assumer, mais en aucun cas nous ne devrions nous lancer dans une course à l’armement avec la République Dominicaine, au prétexte que l’autre moitié de notre île partagée entretiendrait une hostilité et des visées d’annexion envers Haïti.

En ce début du 3ème centenaire haïtien, la sécurité et la souveraineté de notre pays ne sont plus menacées militairement par des conquistadors, expéditions visant au rétablissement de l’esclavage ou l’imposition brutale de la doctrine de Monroe. Mis à part les graves menaces internes à la sécurité et à la souveraineté, dues principalement au comportement politique et économique irresponsable de nos « élites », nous sommes assiégés par des ennemis non-étatiques, qui ont pour noms : cartels de narcotrafiquants, contrebandiers de tous poils, passeurs d’émigrants sans papiers etc. Faire donner la troupe contre ces menaces d’un autre type, serait inapproprié, comme l’illustre l’échec du Président Calderon dans sa campagne militaire contre les cartels mexicains. 

Les multiples causes de la montée de la violence criminelle et de l’incivisme

Une analyse même sommaire de cet inquiétant phénomène dans notre pays ainsi que la comparaison avec de nombreuses sociétés subissant une évolution similaire, suffit à convaincre l’observateur intellectuellement honnête, que les causes en sont complexes et ne sauraient être traitées par une approche simpliste.

Certains intervenants dans le débat public sur l’insécurité, ont indexé la pauvreté généralisée comme cause principale de la montée de la violence. Ce diagnostic ne résiste pas à l’analyse, car la grande majorité de la population haïtienne a toujours vécu dans la précarité, mais a su pendant des décennies s’auto-discipliner. En vérité, les déterminants majeurs de l’augmentation de la violence criminelle et de l’incivisme dans la plupart des sociétés, sont l’instabilité politique et l’inégalité, domaines dans lesquels Haïti reste malheureusement en tête du peloton mondial.

Il se trouve, que jusqu’aux années 1960, les lignes de démarcation de l’inégalité socio-économiques étaient presque rigoureusement géographiques. Deux mondes coexistaient dans le même pays, dans une paix précaire, périodiquement et superficiellement ébréchée : paysans et urbains, pays en dehors et pays en dedans. Cet apartheid à l’haïtienne a fonctionné un certain temps, en évitant la collision de ces deux sociétés.

Mais à force de parasiter la paysannerie, la minorité urbaine a contraint les rejetons des petits propriétaires ruraux et paysans sans terre à migrer vers des villes et une capitale, mal préparées à les accueillir, encore moins à leur offrir le travail et la dignité auxquels ces jeunes ruraux aspiraient. Deux mondes se sont donc interpénétrés, sans la lubrification des mesures socio-économiques intelligemment pensées, qui auraient pu faire de ce processus, une fusion créative plutôt qu’une agression mutuelle.

En sont nées des peurs irraisonnées et des frustrations incapables ou empêchées de trouver une voie non-violente à leur résolution. Le luxe le plus arrogant et la misère la plus abjecte se retrouvent aujourd’hui dans une dangereuse promiscuité, subie par les protagonistes d’une tragédie qui n’en finit pas de s’enfoncer dans l’absurde. A la paranoïa des privilégiés, répond la sourde et croissante colère des jeunes laissés pour compte, qui génération après génération, ont fini par être persuadés que ni leurs propres vies, ni celles de leurs compatriotes n’avaient de valeur ou de sens. C’est bien là le cœur de la montée de l’insécurité qui plombe l’avenir haïtien et celui de tant de sociétés du monde.

Ajouter à ce cocktail empoisonné : la cécité des privilégiés de l’avoir, du savoir et du pouvoir, pompeusement auto-baptisés « élites », le trafic des drogues et des armes, tiré par la folle locomotive de la « guerre à la drogue » étasunienne, malgré les enseignements de la désastreuse tentative de prohibition de l’alcool, et on obtient un véritable bouillon de sorcières, qui explique en grande partie la situation d’insécurité de notre pays et de tant d’autres.

Vouloir y répondre par la seule répression et la militarisation des sociétés est d’avance condamné à un échec retentissant.

Patrick Elie fut secrétaire d’État à la Sécurité publique (1994-1995) sous Jean-Bertrand Aristide.

Note

1. NDLR. Le terme « zenglendos » signifie bandit, voleur.

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