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Haïti : Un État faible face à une invasion d’ONG
Par Julie Lévesque
Mondialisation.ca, 26 juin 2012
26 juin 2012
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/ha-ti-un-tat-faible-face-une-invasion-d-ong/31601

Première partie:
 


Haïti : Les ONG sont-elles un outil de domination néocoloniale?
– par Julie Lévesque – 2012-06-17

Paternalisme, néocolonialisme, outil de domination de l’ordre mondial, voilà seulement quelques-uns des attributs et concepts accolés aux organisations non gouvernementales (ONG) lors du colloque sur le rôle controversé des ONG en Haïti.

Voici la deuxième partie de l’article sur le Colloque international sur le rôle des ONG en Haïti qui s’est tenu à Montréal le 15 juin 2012.

La première partie de cet article portait sur le rôle controversé des ONG en Haïti, accusées par la plupart des conférenciers de prendre la place de l’État et d’être ainsi responsable de sa faiblesse. Si leur rôle est hautement critiqué, les Haïtiens admettent tout de même qu’elles ont un rôle important à jouer dans leur société.

Haïti est sans contredit la République des ONG. Stéphane Pallage, professeur au Département de sciences économiques de l’UQAM souligne que le pays reçoit annuellement 8 % de son PIB en aide, soit l’équivalent de 4 plans Marshall par an. Par comparaison, dans le cadre de ce plan de reconstruction d’après-guerre, la France a reçu 2 % de son PIB pendant 3 ans. « Malgré tout, il n’y a pas de développement et le PIB d’Haïti a diminué, les Haïtiens se sont appauvris! » Le professeur Pallage a insisté sur la nécessité d’aller au-delà de l’urgence et de passer au stade du développement.

Mais comment s’explique la présence envahissante des ONG dans la Perle des Antilles? Jean-Paul Jean, responsable du Bureau de Développement et Paix en Haïti depuis mars 2012, rappelle les raisons de cette situation : « Il s’agit du résultat d’une longue confrontation. La société civile s’est construite face à la dictature et a gardé comme réflexe que l’État c’est le mal, la répression. Inversement, l’État a vu dans la société civile des éléments subversifs. »

Paul Latortue, doyen de la faculté d’administration de l’Université de Puerto Rico, admet que les ONG sont source de problèmes au pays mais prévient qu’il ne faut pas « jeter le discrédit sur toute les ONG ». Il rappelle que « le but des entreprises privées est le profit, alors que celui des ONG, qui sont elles aussi des entreprises privées, est de rendre service à la communauté, un espaces mal desservi par l’entreprise privée ».

Selon Gabriel Thimothé, directeur général du ministère de la Santé publique et de la Population en Haïti (MSPP), les ONG étrangères sont « utilisées par les États qui les financent pour réaliser leurs projets ». Il constate plusieurs problèmes qui démontrent cette tendance : « Les priorités des ONG sont plus souvent alignées au pays d’origine qu’au MSPP, les priorités changent en fonction des opportunités, les normes nationales ne sont pas respectées, l’information est d’abord transmise aux bailleurs de fonds et les données financières ne sont pas disponibles. » Il en résulte une « duplication des activités et des coûts élevés par rapport aux revenus locaux ».

En revanche, il reconnaît certains bienfaits des ONG : « Elles financent des activités de terrain, étendent la couverture sanitaire, forment des agents de santé, créent de l’emploi, offrent une assistance technique. » Toutefois l’efficacité des ONG passe selon lui par la collaboration avec l’État.

Les ONG locales

Certains intervenants ont insisté sur l’importance de faire la différence entre les ONG locales et étrangères. Paul Latortue souligne : « Les ONG ne doivent pas tenter de se substituer à l’État mais plutôt faire ce que l’État ne peut pas faire. Aussi, la réussite possible des ONG haïtiennes est la clé de la décentralisation, » une solution à bien des problèmes dans un pays où la population rurale est mal desservie par l’État et où la capitale est surpeuplée.

Les centres GHESKIO (Groupe Haïtien d’Étude du Sarcome de Kaposi et des infections Opportunistes) sont exemple de réussite. Il s’agit de la première institution mondiale dédiée à la lutte contre le VIH/sida. Fondée en 1982, elle offre des soins gratuits et des formations aux travailleurs haïtiens de la santé. Grâce aux centres de réhydratation mis sur pied par GHESKIO la mortalité infantile au pays est passée de 40% à 1% en une seule année. Ils ont par ailleurs été parmi les premiers répondants lors du séisme.

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Jean-William Pape fondateur des centres GHESKIO

Fonkoze est pour sa part la plus importante ONG haïtienne de microfinance, présente sur 80 % du territoire. Le but de Fonkoze explique la directrice des projets et responsable des relations avec la diaspora, Kathleen Felix, est non seulement de « donner accès à la finance aux régions rurales, mais aussi d’offrir, une éducation, un accompagnement au crédit ». L’organisme est par ailleurs l’un des sept employeurs les plus importants en Haïti avec ses 46 succursales.

Ces deux ONG locales mettent en lumière l’importance que peuvent avoir des ONG haïtiennes dans l’économie du pays et la création d’emploi. C’est d’ailleurs sur ce point que les critiques les plus virulentes ont été véhiculées à l’endroit des ONG étrangères.

Les ONG internationales, un frein à l’économie locale

« L’aide internationale n’a rien à voir avec les gens qui meurent de faim. Elle consiste à aider les pays à devenir des partenaires économiques », lance Frédéric Boisrond, sociologue et chargé de cours à McGill, expert en Stratégies d’affaires pour l’organisme à but non lucratif Solution Feedback actif et fondateur du YMCA d’Haïti, lequel figure parmi les 10 ONG les plus efficaces depuis le séisme selon le Huffington Post.

Il fait référence au Programme de Doha pour le développement plus précisément au « Renforcement des capacités dans le domaine du commerce » (trade capacity building). Ce programme consiste selon l’OMC à « aider les pays en développement à participer plus pleinement au système commercial mondial ».

M. Boisrond a fortement critiqué l’Agence canadienne de développement international (ACDI) et la Croix-Rouge canadienne pour leur projet de construction de 7500 habitations pour Jacmel et Léogâne. C’est une entreprise québécoise, Maison Laprise, qui a hérité du contrat de 28 millions de dollars. « Cela s’est traduit en création d’emploi et en retombées directes pour Montmagny, qui a ainsi relancé son économie. Ces habitations ont une durée de vie de 5 ans. Dans cinq ans il y aura en Haïti des milliers de sans-abri et une occasion d’affaire pour une entreprise de récupération québécoise », dit-il, cynique.

Maisons Laprise exportera bientôt des maisons préfabriquées en... (Photo: Sylvain Desmeules, Le Soleil)

 Photo: Sylvain Desmeules, Le Soleil

Le directeur Opérations en Haïti de la Croix-Rouge canadienne, Jean-Philippe Tizi, a pour sa part défendu le projet d’habitations en remettant quelques « pendules à l’heure ». « Le choix des maisons s’est fait en coordination avec la Croix-Rouge haïtienne. Ce ne fut pas un choix facile, il fallait tenir compte d’un ensemble de facteurs comme la rapidité, la qualité, l’impact environnemental, la duré des maisons, qui est d’ailleurs de dix à quinze ans et non de cinq ans. »

Le programme a par ailleurs créé de l’emploi en Haïti : « Au Québec 60 emplois ont été créés mais en Haïti ce sont 300 emplois sur 2 ans qui ont été créés et des bourses ont été offertes afin d’offrir des formations supplémentaires aux travailleurs haïtiens. »

Son constat était cependant le même que la plupart des conférenciers : « Haïti a besoin de mécanismes de coordination et de ressources. Les acteurs sont nombreux et il y a un manque d’encadrement et de réglementation. »

Pour Frédéric Boisrond, « le projet de Maison Laprise a mis en lumière la faiblesse de l’État : la lenteur des douanes qui a forcé le ralentissement de la production; les  problèmes légaux au niveau des terrains où les habitations seraient construites, etc. L’ONG a remplacé l’État haïtien, n’a pas de mesures de reddition de comptes et répond aux priorités des bailleurs de fonds. Le rôle des ONG n’est pas de stimuler l’économie : microcrédit égale microcroissance. »

Il a condamné en terminant l’absence de plan national : « Il n’y a pas un seul projet de réduction de pauvreté! L’État est responsable de la mise en place des mécanismes qui permettront aux citoyens de se développer et de produire de la richesse. »

Haïti a besoin d’un État fort

Daniel Supplice, ministre des Haïtiens vivant à l’étranger va dans le même sens : « Le renforcement de l’État passe par la diminution de l’importance des ONG, mais on évoque les problèmes de corruption pour justifier le financement des ONG. »

Et c’est là le cœur du problème qui fait tourner le cercle vicieux maintenant Haïti dans la dépendance, la pauvreté et la corruption. Comment enrayer les problèmes de corruption au niveau étatique si l’on prive l’État de ressources financières? Tant que l’on persistera à priver l’État haïtien d’argent sous prétexte qu’il est « corrompu », la corruption demeurera un problème puisque l’État restera faible, incapable de faire rouler l’économie et de remplir ses obligations alors que les ONG étrangères récolteront l’aide financière, qui comme nous l’avons démontré, sert davantage de levier économique dans les pays donateurs que d’outil de développement en Haïti.

Le premier ministre haïtien Laurent Lamothe l’a d’ailleurs souligné dans son message vidéo présenté aux participants : « J’apprécie la solidarité internationale et l’appui des ONG. Toutefois les ONG ne sont soumises à aucun contrôle étatique et ne tiennent pas compte des priorités de l’État. Il y a un manque de confiance en l’État et sans cette confiance l’État ne peut pas faire face à ses responsabilités. La meilleure formule est de canaliser l’aide vers le gouvernement pour accélérer la reconstruction. Il est par ailleurs nécessaire de faire l’inventaire des ONG et de les réorienter selon les priorités du gouvernement et d’exiger plus de transparence. La solidarité mal ordonnée ne profite jamais. »

Si les réprimandes envers les ONG étaient multiples, les solutions évoquées par les participants au colloque sont simples et font l’unanimité : une meilleure coordination des interventions des ONG et une meilleure communication avec l’État, un plan national de développement comprenant un encadrement et une réglementation, et enfin un alignement des ONG aux priorités nationales, de manière à contribuer positivement au développement et à renforcer l’État national.

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