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Hestia et le développement durable d’une crise profonde en Grèce
Par Panagiotis Grigoriou
Mondialisation.ca, 08 avril 2013
greekcrisisnow
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Photo : Devant l’ex-librairie Hestia, Athènes, le 3 avril

Nous nous enfonçons dans la crise à travers son développement décidément durable, nous tous, sauf cette composante du Démos plus aisée que jamais (?), celle des “beaux” quartiers de la capitale car en tout cas, elle devient trop visible aux yeux des autres. Et pour ce qui relèverait finalement de l’altérité observée, voilà que rue Voukourestiou récemment, deux députés (ou conseillers politiques) du gouvernement de la troïka de l’intérieur, très affairés et si énervés, n’arrivaient même plus à se retenir: “Il y en a vraiment marre de tous ces chômeurs mon vieux. Je ne veux plus perdre mon temps accroché au téléphone à vouloir joindre les ministres. Nous avons autre chose à faire que de nous occuper des chômeurs, pour soi-disant leur décrocher un job. Du n’importe quoi. Je vais tout laisser tomber à la fin de la législature pour partir à l’étranger, tu m’entends”. Voilà, c’est dit et c’est bien clair au moins.

 

Pour une civilisation de la solidarité et de la résistance, Athènes, le 3 avril

Cette Grèce si accablante de l’avant-guerre, c’est-à-dire de l’avant mémorandum est encore debout sur son champ de ruines sociales et civilisationnelles, presque comme si de rien n’était. Seul son népotisme génétique de classe et de culture, désormais enrobé du sirop de la collaboration avec les forces occupante et de la trahison revendiquées et assumées, change désormais la donne. Plus une certaine peur qui n’épargne plus personne et qui se propage finalement à tous les étages. Même si certains mélanges sociaux deviennent alors rares, même si, à moins de cinquante mètres des bistrots chics de la rue Voukourestiou, une boutique sur trois est définitivement fermée et que de l’autre côté de l’avenue de l’Académie, le nombre des nouveaux sans- abri ne cesse de croitre.

Je remarque alors que de nombreuses boutiques et commerces ont définitivement fermé leurs portes récemment, voire très récemment même. Le marchand de café rue d’Athéna, pourtant encore ouvert le mois dernier, puis, tant d’autres existences économiques brisées ainsi à jamais. Le processus s’accélère, et il est désormais visible à l’œil nu au jour le jour. Ce qui peut effectivement “gêner” les politiciens et leurs serviteurs immédiats par les “dégâts collatéraux”, car le chômage qui augmente n’épargne plus évidemment ces citoyens-clients des “connectés” politiques qui ont toujours gouverné le pays. C’est ainsi que leurs “clients” les interpellent avec tant d’insistance pour ce qui est du… service après-vente mais sans grand effet. Car la boutique entière est en phase d’être “restructurée” par les “créanciers” de la gouvernance bancocrate européenne et d’ailleurs, dont le bras le plus visible en ce moment est alors celui des élites de l’Allemagne.

 

Boutique en faillite, Athènes, le 3 avril

Ce qui ne trouble pas du tout nos possédants d’ici à vrai dire. Ainsi, les aborigènes des beaux quartiers peuvent encore siroter leur café en préparant leurs prochaines vacances comme l’autre jour: “Tiens ma chère c’est du Chanel No5, je ne l’ai pas acheté à la contrebande voyons, je ne suis pas une prolétaire moi, ah ma chère je vieillis, et le temps passe affreusement vite. Combien tu gagnes en ce moment ? Moi je reste… après diminution de ma solde à 1800 euros par mois en net, c’est pas mal non ?”. Inquiétudes, usages et coutumes chez une partie de la haute fonction publique d’État en Grèce, et d’état de grâce dans un sens de toute une époque et de toute une classe à l’évidence encore trop moyenne. Oui, trop moyenne même, et de surcroît, fidèle lectrice de la “grande” presse mémorandaire qui se maintient encore en termes de vente. On peut comprendre aussi pourquoi, les classes… moins moyennes et les prolétaires n’achètent plus les journaux. Et enfin, sur les terrasses de ces mêmes cafés, d’autres habitués tout autant affairés, traitent de leurs affaires du seul… pays du capitalisme, alors digne de ce nom à leurs yeux, le leur, s’arrachant par exemple les petites annonces immobilières affichées sur leurs tablettes éclairantes, pour ainsi saisir la dite meilleure affaire du jour. En Grèce, c’est déjà la braderie qui se profile à l’horizon de l’été et qui s’organise par les rapaces d’en haut et d’en bas, y compris dans les quartiers d’allure supposons directionnelle, symbolique, politique ou économique.

 

Athènes, le 3 avril

C’est alors “de toute évidence”, que les autres tribus et ethnies sociétales du territoire peuvent mourir, mais surtout d’abord se taire si possible. D’autant plus, que déjà ce jeudi, la Troïka arrive en force, revigorée depuis sa blitzkrieg sur Chypre. Ainsi, les quelques pseudo-résistances de Kouvelis, chef du parti de la “Gauche démocratique” au gouvernement, et de Venizélos du Pasok, “nôtre” social-démocratie népotiste et affairiste, ont vite été levées ce matin du 4 mars, à propos de la nouvelle taxe immobilière par exemple. Notons que le Pasok historique, cette ex-formation ou plutôt déformation politique alors partenaire ultime de Samaras et des autres marionnettes du système troïkan, se trouve enfin pulvérisée et électoralement morte. Car ce Pasok, est déjà crédité à peine de 5% à 6% dans les sondages, ce qui accessoirement suggèrerait la suite logique des prochains mois ou années, pour ce qui serait du sort réservé pour l’ensemble des formations de type socialiste et socio-démocrates. En Europe du sud et de culture latine d’abord, où ces formations risquent de disparaître totalement de l’échiquier politique, et ce ne sont pas les citoyens paupérisés qui iront… pleurer leur disparition.

 

Hestia, rue Solon, Athènes, le 3 avril

Nous pouvons par contre pleurer nos vrais morts, nos suicidés du jour en Crète ou sur le continent, s’armer de patience “avant de s’armer tout court” comme j’entends dire depuis des mois déjà. Nous pouvons peut-être pleurer mais surtout nous indigner de la fermeture de notre librairie Hestia au centre d’Athènes rue Solon après 128 ans d’existence. Elle avait même survécu de la dernière occupation allemande des années quarante, c’est pour dire combien les temps ont radicalement changé. Des athéniens qui aimaient beaucoup cette librairie, comme les autres, s’attardent un moment devant la vitrine vide d’Hestia, comme devant une dépouille. Une main anonyme a même collé sur sa vitrine, le message suivant: “C’est dommage mon Dieu”, puis, une autre main a ajouté: “Ce n’est pas grave, ils inaugurent des prisons”.

 

C’est dommage mon Dieu, rue Solon, Athènes, le 3 avril

Au moins, notre gauche réfléchit paraît-il, mais ce n’est guère suffisant, nous avons au moins trois ans de retard sur… l’histoire. Mercredi soir à Athènes a eu lieu le premier colloque d’un tout nouveau think tank de gauche, initié par Yannis Tolios et certains autres économistes plutôt de la mouvance gauche de Syriza, et d’après ses initiateurs, d’emblée ouvert aux intervenants issus de toute la gauche grecque (la gauche, et non pas le Pasok évidemment). Sur le thème de ce colloque: “Mémorandum, effondrement économique et solution alternative”, et parmi les participants, c’est l’intervention de Costas Lapavitsas, professeur d’Economie à l’Université de Londres qui fut très suivie et même attendue:

 

Affiche du colloque du 03 avril 2013

Le problème de la zone euro est celui du différentiel entre l’économie allemande et les autres économies pour ce qui est de la concurrence; autrement-dit, des rapports également entre le travail et le capital qui ne s’articule pas de la même manière au sein du capitalisme allemand et ailleurs. C’est ainsi que le capitalisme allemand a pu transformer la zone euro en une sorte de zone qui lui est interne. Ce problème apparait comme une crise de la dette, tantôt en Irlande, tantôt en Italie, puis pays après pays, et on nous raconte que c’est la crise en Grèce ou au Portugal, mais jamais, qu’il s’agit en effet d’une crise de la zone euro dans son ensemble. Le cadre néolibéral implacable et dur de l’austérité, du FMI et de la Troïka vise un but alors très précis: écraser les salaires dans sa zone euro, commençant par les pays du Sud, tandis qu’en même temps, l’écart entre l’économie allemande et l’économie italienne ou française ne cesse de se creuser.

 

Costas Lapavitsas lors du colloque, Athènes, le 3 avril

Sauf que les sociétés occidentales disons mûres de la zone euro ne pourront pas supporter trop longtemps cette destruction de leur existence économique ni les salaires de misère. Il ne reste alors que deux issues possibles, soit la déflagration sociale, soit la dictature imposée d’en haut. C’est une affaire de temps que de voir la zone euro évoluer en tout cas. Il y aurait par contre une autre solution, à savoir le changement d’attitude du côté des élites et de la bourgeoisie allemandes, sauf que ceci est impossible. A ce propos, on peut noter que l’européisme maniaque d’une certaine gauche en Europe, trahit tout simplement l’aveuglement de cette dernière, car elle ne voit pas où nous allons. Pour l’instant par contre, il n’y a pas de mécanisme d’évitement de cette unification de l’UE autoritaire en cours et ceci, malgré la dé légitimation de l’UE aux yeux des citoyens. C’est alors une course contre la montre qui s’engage.

 

Panagiotis Lafazanis (porte-parole de Syriza) au colloque, Athènes, le 3 avril

Les initiateurs du projet évidement, ont la ferme conviction historique qu’ils réussiront à imposer leur modèle. Pour ce faire, ils utilisent des outils comme la BCE, afin de repousser ou de maquiller les problèmes et les impasses jusqu’au moment où les travailleurs en Europe, seront persuadés que leurs besoins sont considérablement plus petits désormais qu’en 2008, acceptant ainsi leur propre paupérisation de fait. C’est là sans doute que se terminerait le rôle de la BCE du point de vue macroéconomique. Sauf que les structures du système mondial et de ses monnaies ne sont pas stables et qu’en plus, nous ne nous posons pas assez, la question des rapports de force au sein des sociétés et des économies, car les initiateurs de cette UE ne s’intéressent aucunement au sort des chômeurs. Et là au moins, tous les économistes de gauche peuvent tomber d’accord sur un point au moins: changer de monnaie n’est guère suffisant pour changer de politique.

Costas Lapavistas a également critiqué les positions « de droite » au sein de Syriza (de ceux qui ne font pas de l’abandon de l’euro un préalable à toute tentative sérieuse de réorientation économique): “Nous avons peur de prendre une position claire, c’est à dire prôner la sortie de la Grèce de la zone euro, parce que nous sommes lâches” (sic). Il a enfin préconisé tout un ensemble de mesures d’urgence mais aussi visant le long terme en pareilles circonstances, et surtout, il a estimé qu’à Chypre, il y a désormais un espace ouvert dans le temps, telle une brèche de quelques mois seulement, où il va falloir préparer le retour à la monnaie nationale, ce qui ne veut pas dire que l’orientation économique de Chypre doit rester celle d’avant.

 

Autour d’un café politique, Athènes, le 3 avril

Autour d’un café simple mais… politiquement complet, des cadres et des militants Syriza rencontrés lors du colloque n’ont pas hésité à exprimer leurs inquiétudes: “Pour Syriza également et surtout pour lui, le temps est compté, car à tout moment un autre mouvement, plus radical ou plus habile sur la question de l’euro, c’est-à-dire celle de l’UE, peut sous certaines conditions passer en force et entrainer une partie de la société. La société grecque n’est plus elle-même, tout peut arriver, Syriza doit enfin dire non à l’UE, et à cet euro que nous haïssons tous ici et au Sud de l’Europe, au lieu de tergiverser pour soi-disant ratisser large”, estime Anna.

 

Touristes et vendeur immigré, Athènes, avril 2013

C’est vrai comme je l’ai fait remarquer à Costas Lapavistas lors du colloque, l’euro a déjà épuisé tout son capital symbolique auprès des populations concernées. D’où l’énorme succès sur internet déjà cette semaine, de la nouvelle série de billets de la “nouvelle drachme”, dessinés récemment par Pavlos Vatikiotis. On y découvre alors sur ces billets pour l’instant… inaccessibles, des figures de notre culture, de notre identité, en plus sur ce qu’elle aurait de meilleur: Odysséas Elytis, Cornelius Castoriadis, Maria Callas ou Melina Mercouri, plutôt que de ses aspects ténébreux de l’aube ou des vêpres. C’est dire, combien nous aspirons à un avenir qui enfin nous appartiendrait quelque part.

 

La “nouvelle drachme”, de Pavlos Vatikiotis

 

C’est ainsi que nous espérons. Les jours et les nuits à Athènes redeviennent en plus et enfin douces. Le calvaire des appartements où le chauffage n’est plus allumé prend fin. Nous respirons au moins le printemps effectif, les premiers touristes sont là nombreux, mêlés à nous et à nos immigrés, vendeurs ambulants. Voyages croisés.

 

Venez étudier en Allemagne, Athènes, le 3 avril

Des affiches collées devant l’Université d’Athènes en face de la librairie assassinée, ventent les mérites de notre capitale impériale: “Venez étudier à Berlin”, effectivement Hestia, la librairie mais aussi notre divinité du foyer ne sont plus à leur place et dans un sens, comme nos sans-abri, pourtant fervents lecteurs parfois.

 

Sans abri et lecteur, Athènes, le 3 avril

 

 

Regards, Athènes, le 4 avril

Panagiotis Grigoriou. Historien et Ethnologue

Le 4 avril 2013
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