Hong Kong, au bonheur des multinationales
Les délégués de la sixième conférence de l’OMC sont parvenus à trouver hier soir, in extremis, un accord. Dans le jeu des marchandages et des rapports de forces entre les puissances du Nord, les pays émergents et les pays les plus pauvres, un compromis a pu se dessiner. Il conforte la voie des déréglementations libérales tous azimuts mises en place ces dernières années.
Ce texte obtenu à l’arraché est « une étape », selon l’expression de Christine Lagarde, la ministre française du Commerce extérieur, censée fournir une base à la poursuite des négociations l’an prochain, afin de boucler le cycle de Doha (voir encadré) de libéralisation des grands secteurs de l’économie mondiale (agriculture, produits manufacturés, services) d’ici à la fin de 2006. Le moins qu’on puisse dire est qu’il est très loin de répondre aux enjeux affichés pour le – développement. Tout au contraire, les concessions lâchées sous la pression des pays les plus pauvres sur les subventions à l’exportation des produits agricoles d’ici à 2013, ou même la suppression de ce type de soutien dès 2006 pour le coton, ont été obtenues contre leur engagement à ouvrir toujours plus leurs frontières aux produits manufacturés et aux services des multinationales implantées au Nord.
Sur le dossier agricole, les décisions de réduction des soutiens aux exportations du Nord adoptées lors de la conférence n’auront d’impact réel que dans quelques années, et il risque bien d’être très minime. Plusieurs ONG et organisations d’agriculteurs – très présentes, dans la rue et dans l’enceinte même de la conférence – soulignent, à juste titre, combien un vrai développement des agricultures du Sud ne passe pas seulement par la fin de l’insupportable dumping sur certains produits de première nécessité pratiqué par les groupes du Nord.
« Plutôt qu’une libéralisation, elles auraient besoin de pouvoir se doter de protections qui leur permettraient d’installer les cultures correspondant à leurs besoins alimentaires », explique ainsi un des responsables de Coordination Sud, un regroupement d’ONG françaises. Quant au coton, la réduction acceptée par les États-Unis – le pays qui, de loin, accorde les plus fortes aides à ses producteurs – serait tout compte fait de 250 millions de dollars contre un total de soutiens dits internes accordés à ce secteur par l’administration américaine de… 4 milliards de dollars.
Et les limites de la « générosité » des pays du Nord sont encore plus criantes quand on considère la contrepartie qu’ils ont réussi à arracher au terme des négociations marathon de la conférence. Les pays en développement ont accepté en – effet une ouverture de leurs marchés aux produits manufacturés et aux services. Cela signifie que les productions de leurs industries naissantes seront encore plus brutalement soumises à la concurrence – internationale, et on peut prendre sans risque le pari qu’elles ne survivront pas face aux artilleries hypercompétitives des entreprises du Nord. Quant aux services, la libéralisation orchestrée par le texte adopté à Hong Kong ouvre la voie à une véritable mise sous tutelle des pays les plus pauvres. Plusieurs paragraphes consacrés à l’accord général sur le commerce des services (AGCS) recommandent en effet la mise en place très rapide de toute une série de mesures contraignantes, obligeant tous les États membres de l’OMC à satisfaire à des critères d’accès à tous leurs marchés. Y compris ceux qui présentent un caractère stratégique comme l’énergie, la santé, l’éducation, l’eau ou les télécommunications.
Aux « concessions » sur l’agriculture et le coton les représentants des pays du Nord, en particulier l’Union européenne et son négociateur, Peter Mandelson, ont ajouté « un paquet développement » dont a fait grand cas également la ministre française du Commerce, comme pour donner le change après s’être réjouie de « la percée obtenue sur les services » où, on le sait, un certain nombre de groupes français sont à l’affût. Il s’agit de réduire les droits de douane et les quotas pour les produits des 32 « pays les moins avancées » (PMA) membres de l’OMC, de pérenniser une mesure temporaire adoptée en 2003 en annexe aux accords sur la propriété intellectuelle (ADPIC) pour permettre à ces pays d’importer des médicaments génériques, et enfin de leur accorder « un soutien logistique » afin de mieux commercer, selon la formule « aid for trade » (aide pour le commerce), adoptée déjà au dernier G8 de Gleneagles, sous l’impulsion de Tony Blair.
On atteint, en fait, sur chacun de ces points, un suprême degré de tartufferie. La levée des barrières douanières pour les pays les plus pauvres, outre qu’elle a été soumise à toute une série d’exemptions sur pression des États-Unis, les autorise au mieux à une spécialisation forcenée sur telle ou telle production, et continue de les empêcher d’envisager la satisfaction des immenses besoins généraux de leurs économies. Les modalités choisies pour autoriser les pays pauvres victimes de pandémies comme le sida à importer des médicaments génériques sont reprises d’un accord de 2003 aux caractéristiques si restrictives et bureaucratiques qu’il s’est avéré depuis lors totalement impraticable. Les multinationales de l’industrie pharmaceutique d’ailleurs ne s’y sont pas trompées. Elles applaudissent. Quant à la prétendue aide pour le commerce, elle est assortie de telles conditions de « bonne gouvernance », entendez au zèle mis par les gouvernements concernés à privatiser, déréglementer leur secteur national, ou encore à rationner leurs dépenses publiques et sociales, qu’elle va, sous couvert de gestion modèle, accentuer toutes les fractures Nord-Sud.
Au total, et en guise de réponse au véritable enjeu de codéveloppement et de plus grande ouverture réciproque des économies du Nord et du Sud, c’est une fuite en avant, sous la houlette des normes libérales et au bénéfice surtout des multinationales, qui vient d’être programmée à Hong Kong.