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«Il s’agit encore du pétrole»
Par Michael Klare
Mondialisation.ca, 26 août 2008
À l'Encontre 26 août 2008
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/il-s-agit-encore-du-p-trole/9952

Lorsqu’ils commentent la guerre dans le Caucase, la plupart des analystes américains ont tendance à la considérer comme une survivance du passé, comme le prolongement d’une vendetta vieille de plusieurs siècles entre les Russes et les Georgiens, ou, au mieux, comme faisant partie des reliquats de la Guerre Froide. Ils ont été nombreux à évoquer le désir de la Russie d’effacer l’«humiliation» nationale subie suite à l’effondrement de l’Union Soviétique, il y a 16 ans, ou de rétablir sa «sphère d’influence» historique sur les territoires du Sud. Mais, en fait, ce conflit concerne davantage l’avenir que le passé. Il provient d’une immense lutte géopolitique sur l’acheminement de l’énergie de la mer Caspienne en direction marchés occidentaux.

Cette lutte a commencé durant l’administration Clinton, lorsque les anciennes républiques soviétiques du bassin de la mer Caspienne sont devenues indépendantes et ont commencé à chercher des débouchés occidentaux pour leurs ressources de pétrole et de gaz naturel. Les compagnies pétrolières occidentales se sont empressées de chercher à obtenir des accords de production avec les gouvernements des nouvelles républiques, mais lorsqu’il s’est agi d’exporter les produits résultants, elles se sont trouvées face à un obstacle critique. Parce que Caspienne est une mer fermée, toute énergie qui sort de la région doit transiter par des oléo- et des gazoducs.

Or, à cette époque, la Russie contrôlait tous les oléo- et gazoducs disponibles. Pour éviter une dépendance  exclusive par rapport aux pipelines russes, le président Clinton a parrainé la construction d’un pipeline de rechange entre Bakou, en Azerbaïdjan et Tbilissi en Georgie, puis jusqu’à Ceyhan, sur la côte méditerranéenne de la Turquie – aujourd’hui connu sous le nom d’oléoduc BTC.

Le pipeline BTC, qui a commencé ses opérations en 2006, traverse certaines des régions les plus instables du monde, dont les deux provinces séparatistes de la Georgie: l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Compte tenu de cela, les administrations Clinton et Bush ont fourni à la Georgie des centaines de millions de dollars en aide militaire, faisant de ce pays le principal bénéficiaire d’armes et d’équipement états-uniens dans l’ex-espace soviétique. Le président Bush a également fait pression sur les alliés des Etats-Unis en Europe pour accélérer l’adhésion de la Georgie à l’OTAN.

Inutile de préciser que tout cela a été très mal perçu par Moscou. Ainsi non seulement les Etats-Unis étaient-ils en train de créer un nouveau risque sécuritaire sur ses frontières du Sud, mais surtout ils étaient en train de frustrer ses efforts russes pour s’assurer le contrôle du transport de l’énergie Caspienne vers l’Europe. Depuis que Vladimir Poutine a pris la présidence en 2000, Moscou a cherché à utiliser son rôle crucial dans la fourniture de pétrole et de gaz naturel à l’Europe Occidentale et aux anciennes républiques Soviétiques à la fois pour se procurer des ressources financières et comme atout politique. Pour cela, Moscou compte principalement sur les ressources énergétiques propres de la Russie, mais cherche également à contrôler les livraisons de pétrole et de gaz en provenance des états de la Caspienne vers l’Occident.

Pour augmenter ses chances dans la Caspienne, Poutine et son protégé Dmitri Medvedev – qui était jusqu’à dernièrement le président de Gazprom, le monopole d’état russe du gaz – ont appâté (ou intimidé) les dirigeants du Kazakhstan, du Turkménistan et de l’Ouzbékistan pour qu’ils construisent de nouveaux gazoducs vers l’Europe en passant par la Russie. Les Européens, craignant de devenir de plus en plus dépendants de ressources énergétiques fournies par la Russie, cherchent à construire des conduits alternatifs à travers la mer Caspienne et le long du tracé du pipeline BTC en Azerbaïdjan et en Georgie, contournant complètement la Russie.

C’est dans ce contexte que se situent les combats en Georgie et en Ossétie du Sud. Il est possible que les Géorgiens ne cherchent qu’à regagner le contrôle sur une région qu’ils considèrent comme faisant partie de leur territoire national.  Mais les Russes sont en train d’envoyer au reste du monde le message que, quoi qu’il arrive, ils ont l’intention de garder leurs mains sur le robinet de l’énergie de la mer Caspienne. Cela n’implique pas nécessairement une occupation de la Georgie, mais ils vont certainement conserver leurs positions stratégiques en Abkhazie et en Ossétie du Sud – ce qui sur le plan pratique équivaut à maintenir un couteau sur la jugulaire du BTC. Même si un cessez-le-feu entre en vigueur, la lutte pour les ressources énergétiques – parfois cachée et furtive, parfois ouverte et violente – se poursuivra encore longtemps. (Traduction A l’encontre).

(22 août 2008)

Michael T. Klare est professeur des études sur la paix et la sécurité mondiale au Hampshire College. Il est l’auteur de Rising Powers, Shrinking Planet: The New Geopolitics of Energy (Metropolitan Books, 2008), et journaliste pour Foreign Policy In Focus. L’ouvrage précédant de Klare, Blood and Oil: The Dangers and Consequences of America’s Growing Dependency on Imported Petroleum a donné lieu à un film documentaire. Voir www.bloodandoilmovie.com

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