1918-2018: Il y a cent ans… Interventions étrangères en Russie

Cet article a été initialement publié le 15 décembre 2018.

Nous avons célébré en grande pompe le centenaire de l’Armistice. La fin de la guerre ? La fin d’une guerre ! Alors que le conflit prenait fin, Londres, Paris, Washington et d’autres encore envoyaient leurs troupes en Russie pour renverser les bolchéviks. Il ne fallait surtout pas que la révolution contamine le reste de l’Europe. C’est d’ailleurs pour cette même raison qu’Hitler sera autorisé, quelques années plus tard, à remilitariser le Reich. Jacques Pauwels nous rappelle cet épisode trop méconnu dans cet extrait de son livre, 1914-1918, La Grande Guerre des classes.

Dans tous les pays d’Europe, la Grande Guerre avait favorisé la naissance d’une situation potentiellement révolutionnaire. Les gouvernements qui, comme en 1914, représentaient encore partout l’élite traditionnelle — à l’exception des têtes couronnées de la Russie et de l’Allemagne, etc. — réagirent soit par une répression impitoyable soit par des concessions sous forme de réformes politiques et sociales démocratiques, et parfois par une combinaison des deux. Dans le cas de la Russie, la révolution avait toutefois été menée à bien et les bolcheviks s’étaient mis à œuvrer à la toute première tentative au monde de bâtir une société socialiste. C’était une expérience pour laquelle les élites des autres pays n’avaient pas la moindre sympathie et dont elles espéraient qu’elle se terminerait le plus rapidement possible par un échec lamentable. (C’était également une expérience révolutionnaire qui allait décevoir de nombreux sympathisants parce qu’elle ne réaliserait pas l’Utopie socialiste en un clin d’œil.)

À Londres, Paris, etc., on prévit dès le début l’inéluctabilité d’un tel échec mais, pour en être vraiment sûr, on décida d’envoyer des troupes en Russie afin de soutenir les « blancs » contre-révolutionnaires contre les bolcheviks « rouges », dans un conflit qui allait prendre la tournure d’une grande, longue et sanglante guerre civile. Une première vague de troupes alliées arriva en Russie avec le débarquement à Vladivostok de soldats britanniques et japonais, en avril 1918. De là, on prit contact avec les troupes « blanches » qui étaient déjà occupées à mener une guerre ouverte contre les bolcheviks. Au total, les seuls Britanniques allaient envoyer 40 000 hommes en Russie. Ce même printemps 1918, Churchill, alors ministre britannique de la Guerre, envoya également un corps expéditionnaire à Mourmansk, afin de soutenir dans le grand Nord de la Russie les troupes du général « blanc » Koltchak ; l’intention consistait à installer un gouvernement ami au pouvoir. Deux autres pays envoyèrent des contingents plus restreints, y compris la France, les États-Unis (15 000 hommes), le Japon, l’Italie, la Roumanie, la Serbie et la Grèce. Avec des prisonniers de guerre et déserteurs tchèques, les Russes avaient constitué une Légion tchèque d’environ 30 000 à 40 000 hommes pour lutter contre les Autrichiens en compagnie des troupes russes. Mais, après la paix de Brest-Litovsk, cette Légion tchèque était restée en Russie et elle aussi combattit contre l’Armée « rouge » en compagnie des « blancs ». Dans certains cas, les troupes alliées furent également engagées aux frontières russes contre les Allemands et les Ottomans mais il était clair qu’elles étaient venues en Russie dans l’intention de renverser le régime bolchevique, pour « étrangler le bébé bolchevique dans son berceau », comme avait déclaré Churchill. Surtout, les Britanniques pensaient à la possibilité, dans l’intervalle, de s’approprier quelques morceaux intéressants du territoire de la Russie qui s’émiettait. Cela explique par exemple pourquoi une unité britannique faisait route depuis la Mésopotamie jusqu’à la mer Caspienne afin d’aller fureter un peu partout dans la région pétrolifère des alentours de Bakou, dans l’actuel Azerbaïdjan.

En Russie, la guerre avait fait naître non seulement des conditions favorables à une révolution sociale, mais aussi — du moins dans certaines parties de ce gigantesque pays — à des révolutions nationales parmi nombre de minorités ethniques. De tels mouvements nationaux apparurent déjà pendant la guerre et appartenaient généralement à la variante droitière, conservatrice, raciste et antisémite du nationalisme. L’élite politique et militaire allemande voyait en elles des parents très proches sur le plan idéologique ainsi que des alliés utiles dans la guerre contre la Russie. (Par contre, Lénine et les bolcheviques furent considérés comme utiles dans la guerre contre la Russie mais, sur le plan idéologique, ces révolutionnaires russes étaient aux antipodes du régime réactionnaire allemand.) Les Allemands ne soutenaient cependant pas les nationalistes finnois, baltes, ukrainiens et autres par sympathie idéologique mais parce qu’ils pouvaient les utiliser pour affaiblir la Russie ; ils le faisaient aussi parce qu’ils espéraient également fonder des sortes d’États satellites de l’Allemagne en Europe de l’Est et du Nord, de préférence des monarchies avec comme « souverain » tel ou tel rejeton d’une souche noble allemande. Aussi la paix de Brest-Litovsk permit-elle de créer nombre d’États de ce genre. Du 11 juillet au 2 novembre 1918, un aristocrate allemand du nom de Guillaume (II) Charles Florestan Géro Crescence, duc d’Urach et comte de Württemberg, put alors jouer au roi de Lituanie sous le nom de Mindaugas II.

Avec l’armistice du 11 novembre 1918, l’Allemagne était vouée à disparaître de la scène en Europe de l’Est et du Nord et ainsi il fut mis un terme au rêve d’une hégémonie allemande dans ces régions. L’article 12 de l’armistice autorisait toutefois spécifiquement les troupes allemandes à rester présentes en armes en Russie, sur la Baltique et ailleurs en Europe orientale tant que les Alliés l’estimeraient nécessaire, en d’autres termes, tant qu’elles pourraient servir à combattre les bolcheviks, ce que firent effectivement les Allemands en retraite. Certains dirigeants britanniques et français, tels que Lloyd George et Foch, considéraient désormais la Russie soviétique comme un ennemi plus dangereux que l’Allemagne. Les mouvements nationaux des Baltes, Finnois, Polonais, etc., impliqués jusqu’au cou dans la guerre civile en Russie, reçurent désormais du soutien, y compris militaire, des puissances alliées au lieu du Reich allemand — du moins quand ils se battaient contre les Russes « rouges » et non pas contre les Russes « blancs », ce qui se passait aussi souvent, parce qu’une grande partie du territoire occidental de l’ancien Empire des tsars fut revendiquée simultanément par les contre-révolutionnaires russes « blancs » et par les nationalistes polonais, lituaniens, ukrainiens et autres.

Dans tous les pays qui étaient alors occupés à naître sur les ruines de l’Empire des tsars, on pouvait rencontrer deux sortes de gens. Primo, ceux, généralement des travailleurs et des paysans et autres membres des classes inférieures, qui accueillaient favorablement une révolution sociale, soutenaient donc activement les bolcheviks et se contentaient d’une certaine autonomie pour leurs propres minorités au sein du nouvel État multilinguistique et multiculturel — inévitablement dominé par son composant russe — qui était en train de remplacer l’Empire des tsars et allait bientôt être connu comme l’Union soviétique. Secundo, la plupart mais pas tous les membres des anciennes élites aristocratiques et surtout bourgeoises et de la petite-bourgeoisie qui étaient hostiles à une révolution sociale, détestaient et combattaient par conséquent les bolcheviks et voulaient rien moins que l’indépendance totale vis-à-vis du nouvel État que les bolcheviks étaient en train de créer. Leur nationalisme était le nationalisme typique du XIXe siècle, à savoir de droite et conservateur, associé à une ethnie, une langue et une religion — et à un passé glorieux, généralement mythique, qui devait renaître par le biais d’une révolution nationale. Et ainsi se produisirent aussi des guerres civiles entre « blancs » et « rouges » en Finlande, en Estonie, en Ukraine et ailleurs.

Si, dans bien des cas, les « blancs » obtinrent la victoire et purent fonder des États résolument antibolcheviques — et antirusses —, ce ne fut pas seulement parce que, dans le territoire qui constituait le cœur de la Russie, les bolcheviks eux-mêmes durent longtemps se battre dos au mur et ne purent donc apporter que peu de soutien à leurs frères d’armes « rouges » dans les régions de la Baltique et ailleurs dans la périphérie de l’ancien empire des tsars, ce fut aussi parce que les Allemands d’abord et les Alliés ensuite — et surtout les Britanniques — intervinrent partout manu militari pour aider les « blancs ». Fin novembre 1918, par exemple, une escadre de la Royal Navy, dirigée par l’amiral Edwyn Alexander Sinclair (et plus tard par l’amiral Walter Cowan), fit son apparition dans la mer Baltique afin de fournir des armes aux Estoniens et Lettons « blancs » et les aider à combattre leurs ennemis « rouges », y compris les troupes bolcheviques russes. Ces Britanniques coulèrent un certain nombre de navires de la flotte russe et bloquèrent le reste dans leur port d’attache, Kronstadt. En ce qui concerne la Finlande, au printemps 1918, les troupes allemandes avaient déjà aidé les « blancs » à obtenir la victoire et, de la sorte, à établir l’indépendance de leur pays. L’intention manifeste des dirigeants de Londres, Paris, Washington, etc. était d’assurer aussi la victoire des « blancs » dans la guerre civile en Russie même au détriment des « rouges » et de mettre ainsi un terme à cette expérience bolchevique indésirable pour laquelle trop de Britanniques, de Français, d’Américains et autres affichaient un intérêt et un enthousiasme qui n’était guère du goût de ces mêmes dirigeants. Dans une note adressée à Clemenceau au printemps 1919, Lloyd George faisait état de son inquiétude à propos du fait que « toute l’Europe [était] saisie par un esprit révolutionnaire ». Et de poursuivre : « Parmi les travailleurs, il y a un profond sentiment non seulement de mécontentement, mais aussi de colère et de révolte (…) L’ordre établi, tant politique et social qu’économique, est remis en question par les masses, d’une extrémité à l’autre de l’Europe. »

Et tout cela, bien sûr, était de la faute de ces fâcheux bolcheviques. L’intervention alliée en Russie fut toutefois contre-productive parce que le soutien étranger discrédita les forces contre-révolutionnaires « blanches » aux yeux d’innombrables Russes, qui se mirent de plus en plus à considérer les bolcheviks comme les véritables patriotes russes et, partant, à les soutenir. À bien des égards, la révolution sociale bolchevique était en même temps une révolution nationale russe, une lutte pour la survie, l’indépendance et la dignité de la Russie, d’abord face aux Allemands et ensuite face aux troupes alliées qui avaient envahi le pays et qui s’y comportaient « comme s’ils étaient en Afrique centrale ». (Vu sous cet angle, ils ressemblaient fortement aux révolutionnaires jacobins qui, à leur époque, combattaient en même temps les ennemis de la révolution et les ennemis de la France.) C’est pourquoi les bolcheviks reçurent d’un très grand nombre de nationalistes bourgeois et même nobles un soutien sans lequel ils n’auraient peut-être pas pu gagner la guerre civile contre les « blancs » et les Alliés. Même le célèbre général Broussilov, noble pourtant, soutint les « rouges ». « La conscience de mon devoir envers la nation [russe] », expliquait-il « m’a poussé à refuser d’obéir à mes instincts sociaux naturels 1. » Les « blancs » n’étaient d’ailleurs rien d’autre qu’ « un microcosme des classes dirigeantes et gouvernantes de l’Ancien Régime [russe] — officiers de l’armée, grands propriétaires terriens, bureaucrates, prélats de l’Église orthodoxe — ne bénéficiant que d’un soutien minime du peuple », insiste Arno Mayer. Ils étaient d’ailleurs corrompus et une grande partie de l’argent que les Alliés leur fournissaient disparaissait dans leurs poches.

L’intervention alliée en Russie, parfois décrite comme une « croisade contre le bolchevisme », fut toutefois également vouée à l’échec, de ce fait, parce qu’elle eut contre elle une importante opposition de la part des soldats comme des citoyens de Grande-Bretagne, de France et d’ailleurs, opposition qui lança le slogan « On ne touche pas à la Russie ! » (Hands Off Russia !) Les soldats britanniques que l’on n’avait pas démobilisés après l’armistice de novembre 1918, mais qu’en lieu et place on voulut expédier en Russie, protestèrent et en vinrent pratiquement à se mutiner, par exemple, en janvier 1919 à Douvres, Calais et dans d’autres ports de la Manche. Et, à Glasgow, ce même mois, il y eut des grèves, pas exclusivement sans doute, mais aussi pour protester contre la politique interventionniste de Londres à l’égard de la Russie. En mars 1919, il y eut des émeutes parmi les troupes canadiennes d’un camp situé à Ryl, au pays de Galles ; il y eut 5 morts et 23 blessés. Plus tard, en 1919 toujours, il y eut encore d’autres émeutes du même genre parmi les troupes. Quant à la France, de nombreux grévistes parisiens exigèrent que fût mis un terme à l’intervention armée en Russie. De même, les troupes qui se trouvaient déjà en Russie montrèrent clairement qu’elles ne voulaient pas se battre contre les bolcheviks mais voulaient regagner d’urgence leurs foyers. En février, mars et avril 1919, il y eut des mutineries et des désertions parmi les troupes françaises dans le port d’Odessa, ainsi que chez les soldats britanniques dans la région de Mourmansk, dont une partie passa d’ailleurs dans les rangs des bolcheviks. « Des soldats qui avaient survécu à Verdun et à la bataille de la Marne ne veulent pas aller se battre dans les plaines de Russie », faisait remarquer amèrement un officier français. Au sein du contingent américain, de nombreux soldats se mutilèrent dans l’espoir d’être rapatriés. Les soldats alliés sympathisaient en outre avec les révolutionnaires russes, ils étaient de plus en plus contaminés par le bolchevisme qu’ils étaient censés combattre ! Dès le printemps 1919, Canadiens, Français, Britanniques, Américains, Italiens et consorts se virent les uns après les autres forcés de déguerpir sans gloire de la Russie.

Les élites occidentales ne vinrent donc pas à bout des bolcheviks par une intervention armée. Elles changèrent alors de cap et accordèrent leur soutien politique et militaire aux nouveaux États nés dans les territories occidentaux de l’ancien empire des tsars, tels la Pologne et les pays baltes. Ces nouveaux États étaient sans exception les produits de révolutions nationales, inspirées par des formes réactionnaires de nationalisme, bien trop souvent teintées d’antisémitisme. C’étaient des États associés aux survivances des anciennes élites, telles que les grands propriétaires terriens, des généraux d’origine aristocratique et les églises chrétiennes « nationales » ainsi qu’aux industriels. À de rares exceptions près — la Tchécoslovaquie, par exemple —, ce n’étaient aucunement des démocraties mais bien des régimes autoritaires, et il n’était pas rare de trouver à leur tête un militaire de haut rang d’origine noble, comme Horthy, Mannerheim et Piłsudski. Leur antibolchevisme n’avait d’égal que leurs sentiments antirusses. Toutefois, les bolcheviks parvinrent à récupérer un certain nombre de territoires de la Russie tsariste, comme l’Ukraine, par exemple. C’est ainsi qu’autour de la Russie révolutionnaire fut établi un « cordon sanitaire », dans l’espoir qu’il « isolerait le bolchevisme au sein même de la Russie », comme l’écrit Margaret MacMillan. Provisoirement, c’est tout ce que l’Occident put faire. Mais l’ambition de mettre un terme d’une façon ou d’autre autre à l’expérience révolutionnaire en Russie survécut néanmoins à Londres, Paris et Washington. Longtemps, les dirigeants occidentaux ont souhaité que la révolution soviétique s’effondrerait d’elle-même, mais cela n’eut pas lieu. Plus tard, dans les années 1930, ils espérèrent que l’Allemagne nazie reprendrait le combat contre-révolutionnaire et anti-soviétique. C’est pour cette raison qu’ils permettront Hitler à remilitariser le Reich et que, par le biais de la soi-disant « politique d’apaisement », l’encourageront d’attaquer l’Union Soviétique.

Jacques Pauwels

Photo: Troupes américaines arrivant à Vladivostok en 1918 (photo Wikimedia Commons)

Extrait de Jacques R. Pauwels, auteur de 1914-1918. La Grande Guerre des classes, nouvelle édition, Éditions Delga, Paris, 2016.

Via Investi’gAction.net


Articles Par : Dr. Jacques R. Pauwels

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