Impunité pour les paramilitaires colombiens

Recommandations d’organismes multilatéraux, réactions politiques, déclarations de défenseurs des droits humains et éditoriaux de divers journaux : la loi de justice et de paix, approuvée le 21 juin en Colombie et grâce à laquelle le président Alvaro Uribe Vélez prétend « faire la paix » avec les groupes paramilitaires d’extrême droite, et les démobiliser, a suscité bien des réactions. Intitulé « La capitulation de la Colombie », l’éditorial du New York Times du 4 juillet précise qu’« elle devrait plutôt s’appeler “loi de l’impunité pour assassins de masse, terroristes et grands trafiquants de cocaïne” ».

Sans l’aval de la « communauté internationale » ni le consensus préalable voulu par les promoteurs de la loi, le Congrès colombien a accordé un statut politique aux forces paramilitaires, bien qu’il connaisse leurs origines, leurs activités et leurs soutiens passés et actuels. Ce n’est pourtant pas un hasard si M. Michael Frühling, chef du bureau colombien du Haut-commissariat des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (ONU), déclarait, avant que la loi ne soit approuvée : « Il n’est pas recommandable de considérer le paramilitarisme comme un délit politique (1). »

Contrairement au gouvernement, les groupes d’extrême droite ne le nient pas : ils sont des enfants de l’Etat. « Nous sommes nés paramilitaires, a affirmé M. Ernesto Báez, l’un de leurs principaux chefs de file. En juin 1983, les armes qui nous ont été envoyées à Juan Bosco Laverde, à San Vicente de Chucurí, à Puerto Boyaca et dans le Magdalena Medio portaient le sceau de l’Etat (2). »

Avant que la loi ne soit approuvée, en juin 2005, plusieurs députés démocrates étatsuniens ont adressé une lettre au président colombien pour lui manifester leur préoccupation quant aux « effets très négatifs [que cette loi pourrait avoir] sur la paix, la justice et l’état de droit en Colombie ». Le 2 février, dans une autre missive, des parlementaires républicains avaient exprimé leur soutien au processus de paix en marche, « à condition qu’il se construise dans un cadre juridique répondant à des normes minimales. A savoir : que la structure, les sources de financement et le pouvoir économique des groupes soient complètement démantelés ; que les avantages offerts aux leaders soient conditionnés au respect préalable du cessez-le-feu et à l’abandon de leurs activités criminelles (3) ». M. Uribe assura que ces exigences seraient prises en compte. Mais il en fut autrement.

Grandes fortunes aux couleurs de sang

Cocaïne ! Acceptés dans les sphères politiques et recevant en secret la visite de hauts dirigeants, idoles et références de nombreux Colombiens, dans les années 1980, ils s’appelaient Pablo Escobar, Gonzalo Rodríguez Gacha, Carlos Lehder et les frères Rodríguez Orejuela. Ces narcotrafiquants faisaient la pluie et le beau temps dans leurs villes (notamment Medellín et Cali), leurs désirs devenaient des ordres, la force publique disparaissant, se transformant en partenaire ou fermant les yeux.

Alliés utiles, fournisseurs de la CIA, qui finançait par ce biais la guerre des « contras » acharnés à déstabiliser les sandinistes au Nicaragua, les capos de la drogue ont acquis un pouvoir immense. Les sommes qu’ils ont amassées auraient permis de « payer la dette extérieure » de la Colombie, comme ils l’offrirent en 1983, essayant ainsi de légaliser leur négoce et de trouver une issue au risque de l’extradition vers les Etats-Unis.

Les trafiquants profitent alors de la baisse des prix de la terre provoquée par la présence des guérillas – Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), Armée de libération nationale (ELN), Armée populaire de libération (EPL) et M-19 – pour acheter, ou s’emparer par la force, de vastes propriétés dans les riches régions d’élevage, comme le Magdalena Medio, l’Ariari, l’Urabá et le Cordobá. L’« impôt révolutionnaire » (la vacuna) perçu, de gré ou de force, par l’opposition armée provoque les premiers affrontements avec les grands propriétaires et les « narcos ». Quand, de surcroît, les guérillas tentent d’enlever des proches des mafieux, ceux-ci créent un escadron de la mort – Mort aux kidnappeurs (MAS) –, avec l’aide et la participation de membres en activité de l’armée et de la police, qui voient là une occasion d’étendre l’appui privé à la lutte contre-insurrectionnelle (4).

Dans la foulée du MAS, à Medellín et à Cali, naissent un nombre infini de bandes. Des membres des forces armées les endoctrinent, les entraînent, les dotent d’armes ; des mercenaires israéliens, sud-africains et britanniques se déplacent pour les former. Dans cette guerre non conventionnelle, il ne s’agit plus de s’en prendre à la guérilla, mais d’éliminer les dirigeants politiques, syndicaux et populaires, dans les zones favorables à la « subversion ».

Des contradictions naîtront ultérieurement, quand une partie de l’establishment, en Colombie et aux Etats-Unis, s’inquiétera du renforcement du pouvoir des « narcos » et de leur intégration dans la vie publique nationale. Lorsque l’importance prise par Pablo Escobar et le cartel de Medellín devient insupportable ; lorsque le mouvement des « extradables (5) » apparaît publiquement ; lorsque l’assassinat de ministres, de magistrats, de procureurs, de responsables politiques ou d’avocats multiplie les coûts (6), une sainte alliance – les Pepes (« persécutés par Pablo Escobar ») – regroupe alors des narcotrafiquants du cartel de Cali, la Drug Enforcement Administration (DEA, service de lutte antidrogue américain), la brigade 20 (responsable des services de renseignement de l’armée colombienne), et une équipe ministérielle pour traquer et finalement mettre à mort Escobar.

Après sa disparition, prolongeant l’attelage CIA-« narcos », la concentration du pouvoir paramilitaire se renforce. des factions éparses et autonomes se transforment en groupes contre-insurrectionnels épaulés par l’Etat. Du « génocide » d’un parti politique naissant, l’Union patriotique (7), aux massacres qui se succèdent – La Chinita, Pueblo Bello, Trujillo, Mapiripán, La Mejor Esquina, etc. –, les victimes civiles se comptent par milliers.

En 1997, sept groupes d’« autodéfense » – dont les Autodéfenses paysannes de Cordobá et Urabá (ACCU), le plus important – fusionnent en un seul, sous les ordres de M. Carlos Castaño, et prennent le nom d’Autodéfenses unies de Colombie (AUC). Pour que le projet paramilitaire se consolide, il a fallu presque vingt ans, d’innombrables luttes internes destinées à soumettre des groupes armés épars qui, dirigés par des narcotrafiquants, défendaient des intérêts ponctuels ; et une immense opération de guerre psychologique pour obtenir l’acceptation d’une partie de la société.

Ainsi retrouve-t-on sous le même étendard plusieurs narcotrafiquants qui, après avoir formé leurs propres bandes, se sont ensuite affichés comme de braves éleveurs, armés pour défendre leurs droits : les frères Fidel, Carlos et José Vicente Castaño, MM. Ramón Isaza, Salvatore Mancuso, Diego Fernando Murillo (« Don Berna »), « commandant Jorge 40 », et beaucoup d’autres…

Le pouvoir politique et économique accumulé par ces forces peut être résumé par deux données révélatrices : d’après leurs porte-parole, ils contrôlent 35 % du Congrès et, selon la Contraloría générale de la République (Cour des comptes), ils accaparent au moins un million d’hectares de terres (des chercheurs indépendants avancent le chiffre de quatre millions (8) ). Conséquences : trois millions et demi de personnes déplacées déambulent dans les principales villes colombiennes ; entre 1988 et 2003, en se limitant aux homicides constatés officiellement, ces forces paramilitaires ont assassiné 14 476 personnes, parmi lesquelles d’innombrables dirigeants sociaux (9).

Malgré l’absence de cadre légal, 4 000 paramilitaires ont déjà été démobilisés lorsque la loi de justice et de paix est approuvée. Des observations de la Commission interaméricaine des droits de l’homme mettent en évidence que cette loi n’apporte ni la vérité (puisqu’elle ne démasque pas les agents officiels cachés derrière l’action paramilitaire) ni un réel démontage de leurs structures et de leur capacité économique, lesquelles pourraient permettre, à tout moment, une remise en marche des combattants démobilisés et des armes rendues (10).

Une fois le texte entré en vigueur, 20 juges seront chargés d’enquêter, dans un délai limité à… soixante jours, sur les crimes des 10 000 paramilitaires censés revenir à la vie civile d’ici à décembre 2005, après une dérisoire « confession libre ». Dans le cas d’hypothétiques condamnations, celles-ci donneront lieu à des peines d’emprisonnement de huit ans au maximum, le décompte se faisant à partir du début de la négociation (l’accord de Santa Fe de Ralito du 15 juillet 2003). S’ils ne l’effectuent pas dans une colonie agricole, les paras pourront même racheter leur peine pour quitter le pays.

D’autre part – et le gouvernement lui-même l’a reconnu –, depuis que les paramilitaires, s’engageant à interrompre leurs actions meurtrières, ont déclaré le cessez-le-feu (29 novembre 2002), ils l’ont violé à de nombreuses reprises (11). En septembre 2004, le Défenseur du peuple a annoncé qu’au cours des huit premiers mois de l’année 2004 il avait reçu 342 plaintes en rapport avec d’apparentes violations du cessez-le-feu (12). Les estimations des organisations non gouvernementales (ONG) sont encore plus élevées : la Commission colombienne des juristes a dénoncé le fait que, pour la période allant de décembre 2002 au mois d’août 2004, les paramilitaires ont assassiné ou fait « disparaître » 1 899 personnes.

Eludant le problème du narcotrafic, la loi du président Uribe risque fort de légaliser les grandes fortunes qu’il a permis de bâtir, se transformant de fait en une gigantesque opération de blanchiment de l’argent sale. On sait aussi comment les paramilitaires continuent d’usurper les terres de communautés habitant dans le bassin du Curvaradó et du Jiguamiandó, des fleuves du département du Chocó, et d’y imposer par la force, en lien avec certains secteurs politiques, patronaux et financiers, leurs méga-projets économiques, comme celui de la culture de la palme africaine (13).

Il est par ailleurs de notoriété publique que, dans les régions où sont menées les opérations militaires du plan patriote contre les FARC – Caquetá, Putumayo, Meta, Guaviare, Vichada –, les paramilitaires marchent sur les traces de l’armée ; qu’ils réclament des impôts obligatoires aux commerçants et aux paysans, imposent des règles de vie, s’approprient les habitations urbaines et soumettent de nombreuses femmes à l’esclavage sexuel.

Le désarmement de nombreux combattants et leur arrivée dans les zones urbaines ne sont donc pas synonymes de paix, mais d’oppression. Récemment, face à la tentative de la police et de l’armée de procéder à l’arrestation du para-narcotrafiquant Diego Fernando Murillo, les forces urbaines de ce dernier ont bloqué la circulation des bus à Medellín. L’« emprisonnement » de M. Murillo dans… l’une de ses villas a ramené le calme parmi ses hommes.

Les quartiers périphériques de villes comme Barrancabermeja, Bucaramanga, Barranquilla, Cartagena et même Bogotá vivent dans une angoisse constante causée par les paramilitaires. Ceux-ci s’immiscent « légalement » dans des activités diverses : le commerce et d’autres secteurs de l’économie légale cohabitent déjà avec eux. Il y a peu, le président Uribe a avancé l’idée que les anciens paramilitaires allaient être engagés pour surveiller les routes, mettant en évidence que les Forces armées sont en train de recruter les combattants démobilisés.

Il n’est donc pas étonnant d’entendre dire, comme l’a fait par exemple l’ex-président Andrés Pastrana, que le résultat de la loi de justice et de paix est avant tout un repli des forces paramilitaires vers les villes, pour préparer le terrain des prochaines élections, au terme desquelles, en mai 2006, M. Uribe aspire à la réélection. Ou, à défaut, à ce qu’un de ses alliés prenne les rênes du pouvoir.
                                                                                                                                                                                                                                                    

1) AFP, 13 juin 2005.

(2) Duque Martha Alicia, « Intereses encubiertos de la guerra antidrogas », Le Monde diplomatique, édition colombienne, Bogotá, juillet 2005.

(3) El Tiempo, Bogotá, 5 juin 2005.

(4) Le 12 novembre 1981, Mme Martha Nieves Ochoa – sœur de Jorge Luis et Fabio Ochoa, importants capos du cartel de Medellín – est enlevée par un groupe de guérilleros du M-19, qui réclame 12 millions de dollars. Il s’agit alors du cinquième rapt en moins d’un mois chez les trafiquants de cocaïne. Le MAS enlève et « interroge » clandestinement plus de sept cents sympathisants ou militants des mouvements de gauche.

(5) Narcotrafiquants réclamés par la justice des Etats-Unis et susceptibles d’être extradés.

(6) Le premier acte des extradables (30 avril 1984) fut l’assassinat du ministre de la justice de l’époque, Rodrigo Lara Bonilla.

(7) Lire Yván Cepeda Castro et Claudia Girón Ortiz, « Comment des milliers de militants ont été liquidés en Colombie », Le Monde diplomatique, mai 2005.

(8) Desde abajo, Bogotá, juin-juillet 2005.

(9) Centre de recherche et d’éducation populaire (Cinep), « Noche y niebla, Colombia, deuda con la humanidad. Paramilitarismo de estado, 1988-2003 », Bogotá, décembre 2004.

(10) Commission colombienne des juristes, « Hay que poner los pies sobre la tierra », bulletin no 5, Bogotá, 21 juin 2005.

(11) Human Rights Watch, New York, janvier 2005.

(12) http://www.hrw.org/spanish/i nf_anua…

(13) Commission colombienne des juristes, art. cité.



Articles Par : Carlos Gutiérrez M.

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