Inacceptable ! Le travail forcé des infirmières

Plainte à l'Organisation Mondiale du Travail (OMT)

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En février 2022, une information choquante a été révélée au public. La Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) a déposé une plainte à l’Organisation Mondiale du Travail (OMT), un organisme onusien, dans laquelle elle accuse le gouvernement provincial de recourir au travail forcé dans le réseau de la santé ! Le terme « travail forcé » fait frémir, tout comme le fait de demander l’appui de l’OMT, une organisation enquêtant habituellement sur des dossiers gravissimes comme le travail des enfants. Les conditions de travail des infirmières se sont-elles dégradées au point où des travailleuses québécoises doivent demander l’intervention de l’ONU, comme si nous étions un pays en développement ? C’est le sombre constat que fait la présidente de la FIQ, Julie Bouchard, qui soutient également qu’aucune profession masculine ne subirait des conditions aussi exécrables que les infirmières. À l’occasion de la Journée internationale des Femmes du 8 mars, il nous semble nécessaire de célébrer la lutte des infirmières, en nous entretenant avec la présidente de la FIQ.

O. : D’abord, Mme Bouchard, j’aimerais vous entendre sur le terme « travail forcé », que vous utilisez dans la plainte à l’OMT.

J. B. : Bien, c’est simple, notre position c’est que si l’employeur oblige des employées à rester, contre leur gré, sur leur lieu de travail, au-delà du temps qui a été convenu dans une convention collective, bien c’est du travail forcé. Le temps supplémentaire obligatoire (TSO), c’est exactement ça ! On force les infirmières à rester au travail plus longtemps que la journée normale, ou bien on annule leurs congés. C’est inacceptable.

Oui, dans le code de déontologie des infirmières, ça stipule qu’on doit parfois accepter de faire plus d’heures que prévues, mais c’est quand y a des urgences incroyables. Comme une catastrophe naturelle, par exemple. Sauf que, depuis quelques années, le ministère de la Santé utilise le TSO de manière abusive. Si, dans telle plage horaire, il manque de personnel, l’employeur va juste forcer des infirmières à rester plus longtemps. Le TSO n’est plus une mesure d’urgence; au contraire, ça devient normalisé pour tous les travailleurs de la Santé. Et ça nuit beaucoup à la rétention de la main-d’oeuvre dans le secteur de la santé. Les employées qui ne démissionnent pas, c’est parce qu’ils ou elles ont peur de ne pas survivre financièrement en quittant leur emploi. Donc, oui, quand on normalise l’usage d’une mesure exceptionnelle pour outrepasser les droits d’employés qui ont peur d’être ruinés s’ils ou elles partent, ça s’appelle du travail forcé.

O. : On dénonçait l’utilisation du TSO avant la pandémie, mais j’imagine qu’il a explosé depuis deux ans ?

J. B. : C’est certain. En début de crise, le gouvernement nous appelait des «anges gardiens», mais je peux te garantir que ce semblant de reconnaissance là n’a pas duré longtemps. Les infirmières ont dû traverser les cinq premières vagues dans des conditions déplorables. Et là, même avec toute l’ardeur qui a été mise au travail, le gouvernement nous en demande encore plus, toujours sans reconnaissance.

Maintenant, l’horaire de travail des infirmières peut être modifié ou allongé sans préavis. Maintenant, des travailleuses peuvent être rappelées au travail même si elles ont un diagnostic positif de COVID. Maintenant, le gouvernement menace encore d’annuler nos congés. Même si les hospitalisations COVID diminuent, la pression sur les travailleuses ne diminue pas, parce que le gouvernement pousse pour qu’on diminue les listes d’attentes interminables. Il y a un absentéisme record chez les infirmières à cause de ça : de rentrer au travail sans savoir quand on va ressortir, c’est un combat de tous les jours.

O. : Le gouvernement nous répète souvent que, sans le TSO, on verrait encore plus de délestage et de bris de services qu’on en voit en ce moment. Auriez-vous des solutions pour diminuer le TSO sans affecter les soins ?

J. B. : En fait, c’est là que le gouvernement et la FIQ ont des avis complètement opposés. Le gouvernement dit que le TSO peut pallier la rareté de la main-d’oeuvre. Nous, on dit que le TSO crée la rareté de la main-d’oeuvre. Le TSO, c’est peut-être la principale raison qui pousse des milliers d’infirmières à quitter le système public. D’ailleurs, la CAQ avait promis de l’abolir, en campagne électorale; au lieu de ça, ils l’utilisent plus que n’importe quel gouvernement dans l’histoire.

Donc, abolir le TSO, mais aussi faire une loi pour déterminer un ratio infirmière-patients maximal, à ne pas dépasser, comme on le demande depuis des années. Ils ont fait ça en Californie, et plusieurs soignantes sont revenues dans le réseau public. Sinon, payer les primes, les augmentations salariales et les rétroactions financières qui sont dues aux travailleuses. On a signé une nouvelle convention collective en octobre, avec des dates limites pour payer les nouveaux montants qui sont dus aux infirmières et le gouvernement a promis des primes importantes à celles qui reviennent dans le milieu. Sauf que les échéanciers n’ont pas été respectés. Les gestionnaires disent que c’est un problème de logiciel ! Voyons, on est en 2022, on est capable de construire des fusées «Space-X», mais pas de trouver un logiciel de paie convenable !?! Les infirmières méritent le salaire qui leur a été promis et une diminution de leur charge de travail. Avec ça, on pourrait surement ramener au public les 5 000 infirmières qui sont en ce moment dans des agences privées.

O. : D’ailleurs, dans une entrevue, Réjean Leclerc de la FSSS-CSN me disait qu’il manque plus de 4500 infirmières dans le milieu. Là, vous me dites qu’il y en aurait 5000 chez les agences…

J. B. : Oui, et elles pourraient facilement revenir au public… Si le gouvernement était un meilleur employeur que les agences ! Ça ne devrait pas être très difficile à faire. Il faudrait juste mettre en application toutes les suggestions que je t’ai dites et le problème de main-d’oeuvre serait réglé. Il faudrait aussi qu’on augmente les transferts fédéraux en santé de 22 % à 35 %, pour permettre au milieu de souffler. Mais les gouvernements provinciaux et fédéraux continuent d’ignorer nos réalités, probablement parce que les infirmières sont à 90 % des femmes.

O. : Vous trouvez que les milieux majoritairement masculins sont plus écoutés ?

J. B. : C’est certain ! Les gars de la construction ont toutes les protections possibles et imaginables de la CNESST; nous, on a dû se battre pour avoir des N-95. Légalement, les camionneurs ne peuvent pas travailler plus de douze heures sans se reposer, parce qu’ils ont un volant entre les mains et ce serait dangereux. Mais les infirmières, qui ont des vies entre les mains, c’est correct de les faire travailler quinze heures !?!? L’employeur fonctionne encore avec des vieilles mentalités comme quoi les femmes devraient se dévouer corps et âme à leur profession, comme si elles n’avaient pas de vie personnelle ou familiale.

Les infirmières n’ont aucune conciliation travail-famille. Pendant la pandémie, on a dû faire face aux mêmes problèmes que les autres parents : fermeture de CPE et d’écoles, les enfants à la maison, des enfants parfois malades. Sauf que le gouvernement nous a quand même forcés à rentrer au travail, avec peu ou pas de ressources pour les infirmières qui sont des mères ! Qu’est-ce qui arrive quand des infirmières sont mères monoparentales ou que leurs conjoints ont épuisé leur banque de congés ? Ça donne des situations déchirantes, mais pas de danger que l’employeur soit ému. Il y a quelques années, une de mes collègues avait demandé une journée de congé six mois à l’avance pour assister au mariage de sa fille. Quelques jours avant le mariage, un gestionnaire lui a refusé son congé. Elle est allée au mariage quand même et elle a été suspendue deux jours sans solde.

Arrêtez de faire semblant que la société et l’État sont reconnaissants envers les infirmières. Sauf que les infirmières, les femmes en général, ne vont pas tolérer l’intolérable encore longtemps. Y en a de plus en plus qui s’impliquent dans le milieu syndical et en politique, donc, le gouvernement ferait mieux de le réaliser.



Articles Par : Julie Bouchard et Orian Dorais

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