Inquiétant commerce nucléaire

Il y a un mélange de bonnes intentions, de cynisme et d’aventurisme dans l’objectif que se sont fixé Jacques Chirac et George Bush de permettre à l’Inde d’accéder à la respectabilité de puissance nucléaire officielle. Pour l’atteindre, les présidents français et américain se sont succédé à New Delhi. Un partenariat « historique » américano-indien a été signé, mais il doit être avalisé par le Congrès et le Groupe des fournisseurs d’énergie et d’équipements nucléaires (NSG), ce qui ne va pas de soi. L’administration américaine va tenter de convaincre les uns et les autres que les raisons qui avaient justifié de sanctionner l’Inde après son « explosion nucléaire pacifique » de 1974, lorsque New Delhi avait détourné son programme nucléaire civil pour fabriquer une bombe, ne sont plus pertinentes.I 

L’Inde, comme l’Iran aujourd’hui, avait alors menti à la communauté internationale, sauf que, contrairement à l’Iran et à la Corée du Nord, elle s’est toujours refusée à signer le traité de non-prolifération nucléaire (TNP), l’estimant discriminatoire. La différence est de taille, mais au nom de ce principe, l’Iran est devenu un paria international, alors que l’Inde est invitée à rentrer la tête haute dans le club des cinq Etats nucléaires reconnus – Etats-Unis, Russie, Chine, France et Grande-Bretagne -, devenant la sixième puissance nucléaire mondiale. Cette politique de double standard est dérangeante.

Suffit-il de se doter clandestinement de l’arme atomique, de faire le gros dos quelques années sous un vague régime d’opprobre international, pour être in fine récompensé ? Fâcheux exemple… Dans sa négociation avec Washington, l’Inde a obtenu le beurre et l’argent du beurre : le nucléaire civil et le nucléaire militaire. Quatorze des vingt-deux réacteurs indiens ont été placés dans un programme civil qui sera soumis aux inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). En échange, l’Amérique et la France fourniront à l’Inde les centrales nucléaires et le combustible lui permettant de rassasier les besoins énergétiques de sa croissance boulimique.

Les autres réacteurs, dont deux surgénérateurs, font partie du programme militaire de l’Inde et ne seront soumis à aucun contrôle. En produisant plus de matière fissile qu’ils n’en consomment, les réacteurs à neutrons rapides permettent un accès quasi illimité au combustible nucléaire nécessaire aux centrales, ou aux armes nucléaires. Le fait de pouvoir compter sur des importations d’uranium libère l’Inde de la contrainte d’avoir à partager sa maigre production domestique d’uranium entre ses programmes nucléaires civil et militaire.

Pour le Center for Strategic and International Studies (CSIS) de Washington, cette faculté lui permettrait de fabriquer jusqu’à 50 bombes par an, contre de 6 à 10 actuellement. Vision de Cassandre ? Peut-être, mais il faut alors atténuer celle, trop angélique, d’une Inde « puissance responsable », comme le répète M. Chirac, d’une Inde « démocratie pacifique », comme l’assure la Maison Blanche. L’Inde est une démocratie parlementaire, mais est-elle pour autant « pacifique » ?

Les guerres indo-pakistanaises de 1947-1948, 1965 et 1971 incitent à relativiser ce constat, d’autant que les deux pays ont failli se lancer dans un quatrième conflit à deux reprises : en 1999, à l’occasion de l’incident de Kargil, au Cachemire, et en 2001, après un attentat contre le Parlement de New Delhi. Ils n’ont cessé de se livrer à une surenchère armée depuis qu’ils sont devenus des puissances nucléaires, à la faveur de leurs essais atomiques concomitants de mai 1998. Leur course aux missiles ne faiblit pas et, de 2000 à 2004, l’Inde s’est classée au deuxième rang mondial (derrière la Chine) en matière d’achats d’armement conventionnel.

En dépit d’une politique de normalisation avec Pékin, elle sait qu’à long terme son véritable ennemi stratégique est la Chine, et elle s’y prépare. Sinon, quelle autre justification au développement de Surya, ce missile balistique intercontinental d’une portée dépassant 5 000 kilomètres ? L’accord tacite de Washington est dicté par la Realpolitik : l’Amérique veut endiguer la montée en puissance militaire de la Chine en aidant l’Inde à devenir un contrepoids.

La France et les Etats-Unis ont des arguments pour accorder à l’Inde un statut d’exception. Au-delà de l’affichage altruiste – aider New Delhi à relever le défi du développement -, les deux pays expliquent qu’il est urgent de sortir l’Inde de son ghetto nucléaire, de l’aider à réduire ses besoins en pétrole, ce qui allégera d’autant la pression sur le marché pétrolier. 

LA LOI DE LA JUNGLE 

Last but not least, les industries nucléaires américaine et française sont impatientes de concrétiser de lucratives perspectives d’exportation. Si la France et les Etats-Unis sont alliés pour obtenir une modification des directives du NSG, il ne fait aucun doute qu’une âpre rivalité opposera ensuite Westinghouse à Areva. Le champion français du nucléaire assure qu’aucune discussion n’a encore été engagée avec New Delhi, mais la guerre psychologique a commencé. Les techniciens français soulignent que des réacteurs nucléaires de grosse capacité vont être nécessaires à l’Inde. Or l’EPR (réacteur européen à eau pressurisée) d’Areva a une capacité de 1 600 MW, contre 1 000 MW pour l’AP 1000 de Westinghouse…

Parmi les 45 membres du NSG, deux camps se forment. D’un côté, les Etats-Unis, la France, la Russie et la Grande-Bretagne, qui espèrent vendre leur technologie nucléaire à l’Inde. De l’autre, les pays qui ont des doutes. Pour eux, c’est tout l’édifice du TNP qui sera davantage ébranlé si l’Inde obtient un traitement de faveur.

Ce traité de 1968 est une sorte de « Yalta nucléaire » : les Etats qui avaient la capacité d’accéder au nucléaire y ont renoncé, en échange d’une coopération nucléaire civile, et de la garantie que le « club des cinq » n’accepterait plus aucun membre. En raison du commerce nucléaire auquel s’est livré Islamabad dans le passé, Washington a refusé d’accorder au Pakistan les mêmes avantages qu’à l’Inde. Ce camouflet envers un allié dans la lutte contre Al-Qaida va inévitablement inciter celui-ci à se tourner vers la Chine, laquelle s’empressera d’accroître sa coopération nucléaire avec le « pays des purs ».

L’accord « historique » indo-américain risque donc d’attiser une course aux armements en Asie. Si ce scénario se confirme, il n’y aurait plus une grande distance à franchir pour que ce relâchement de la lettre et de l’esprit d’un régime de non-prolifération, qui perdure cahin-caha depuis trente-huit ans, ouvre la voie à une loi de la jungle nucléaire.



Articles Par : Laurent Zecchini

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