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Irak, le ministère de la Mort
Par Quentin Müller
Mondialisation.ca, 10 septembre 2022
Actusoins.com 7 septembre 2022
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En Irak, plus que partout ailleurs en Orient, la corruption gangrène l’État et le ministère de la Santé. Ce dernier a été rebaptisé par son personnel, ministère de la Mort. En première ligne, infirmiers et médecins racontent.

Naghman n’est infirmière que depuis quelques mois mais la jeune fille de 25 ans sait déjà que sa carrière sera douloureuse et longue.

Depuis l’embargo imposé contre le régime de Saddam Hussein dans les années 90, puis l’invasion américaine en 2003 et les multiples guerres civiles de 2006 à aujourd’hui, le pays n’a jamais progressé médicalement. Il a même franchement régressé.

« Il y a souvent des pénuries de traitements intraveineux ainsi que d’autres médicaments et dispositifs comme des seringues ou des canules. Mais ce n’est pas spécifique à notre établissement, c’est le cas dans tout le pays », raconte cette jeune infirmière qui travaille au centre de santé Al-Karar de la capitale Bagdad. Il n’est pas rare que, pour des cas urgents, l’équipe médicale se cotise pour acheter elle-même les traitements pour les patients. « C’est une question d’humanisme… », souffle-t-elle.

Surfacturation

Mohammad attend nerveusement à l’étage d’un café de Bagdad, essayant d’éviter d’attirer l’attention.

Il travaille dans la gestion des stocks de médicaments pour des hôpitaux publics et sort un document faisant état d’une commande passée par des centres médicaux basés dans la province d’Anbar (ouest de Bagdad) à un fournisseur pour des seringues de 5 centilitres.

« De base nous avions passé un marché avec un fournisseur américain, mais étrangement la région d’Anbar a déclaré n’avoir reçu aucune seringue et a donc demandé du budget supplémentaire pour acheter ce matériel à un autre fournisseur. Sur la commande, il est écrit qu’ils ont acheté 140 seringues à usage unique pour un total d’un 1 500 000 dinars (906 euros), ce qui veut dire qu’une seringue vaut 8 euros alors que le prix avec le fournisseur américain était de 0,20 centimes… »

Mohammad affirme que la corruption et les détournements de fonds publics sont légion et ne sont pas vraiment dissimulés. Il n’a pas dénoncé à ses supérieurs cette surfacturation évidente : « Si je continue d’en parler, le meilleur des scénarios est que mon supérieur me dira de ne pas regarder de trop près, que ce ne sont pas mes affaires. Au pire, je serais sévèrement menacé et tout ce que j’aurais dénoncé ne servira à rien. Il n’y a pas de justice. Tellement d’hôpitaux sont gérés par des membres de milices armées qui ne savent même pas lire ou écrire. De plus, les personnes en charge administrativement ne peuvent rien dire car ils ont obtenu leur poste en étant fidèle à quelqu’un ou à un groupe lui-même corrompu ».

En Irak, selon les Nations Unies, 95% des actes de corruption ne sont jamais signalés. Près de 65% des Irakiens avaient payé un bakchich à un fonctionnaire au moins une fois au cours de l’année 2016. Ainsi, de 2003 à 2019, la corruption en Irak aurait englouti pas moins de 410 milliards d’euros d’argent public. Cet argent évaporé fait chaque année des centaines de morts irakiens, par manque de traitements adéquats ou de matériels nécessaires. L’espérance de vie atteint à peine 70 ans, contre respectivement 72 et 82 pour les moyennes mondiale et française.

« On a besoin, sur le petit budget alloué par notre ministère de la Santé, d’au moins 10% pour investir, mais on ne dispose que de 4% dont la moitié est volée », assure Mohammad. Bilan : quasiment aucun nouvel hôpital public n’est sorti de terre depuis l’ère Saddam Hussein. Le nombre moyen de lits par habitant, soit 1,2 pour 1000 habitants, est en dessous des faibles standards de la région.

Trafic de médicaments

Chaque année, l’État choisit et importe les médicaments pour ses hôpitaux. Kimadia, la société publique responsable de ces importations sous le régime de Saddam Hussein a été affaiblie par l’embargo, puis par la guerre. Elle ne couvre plus que 25% des besoins en médicaments du pays. En 2018, plus de 85% des médicaments de base essentiels aux hôpitaux irakiens étaient soit manquants, soit indisponibles, malgré 800 millions de dollars (674 millions d’euros) injectés dans Kimadia. Ils ont été vite absorbés et ont même accouché d’une dette de 455 millions de dollars (383 millions d’euros).

La faillite de Kimadia a poussé le gouvernement à se tourner vers d’autres acteurs pour l’importation de médicaments : des professionnels sans expertise, pas toujours honnêtes ni motivés par un intérêt collectif et national. « Ceux qui se chargent des importations pour le ministère sont souvent liés à des partis politiques ou à des élites au pouvoir. Les médicaments achetés sont parfois des contrefaçons ou des produits de mauvaise qualité aux prix exorbitants », analyse Hardy Mede, docteur en sciences politiques et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne).

Pour Karam Mahmoud, pharmacien depuis onze ans, « il serait plus facile d’énumérer les médicaments que nous avons que ceux que nous n’avons pas. Parfois nous manquons même de paracétamol ».

Le manque de moyens accroît la pression sur les hôpitaux et les versements de pots de vin, pour obtenir plus rapidement une date d’opération, par exemple, sont courants (même si le phénomène recule depuis l’éclosion du secteur privé). Rouaa Al-Amin, comme de nombreux médecins interrogés, est témoin de ces petits arrangements. Une partie du personnel y adhère, poussée par une rémunération moyenne très basse.

« Il y a une blague qu’on se fait très fréquemment entre collègues. Quand l’un d’eux se plaint, on réplique avec ironie : « Ne parle pas en mal de notre ministère, il nous fournit des pantoufles médicales Gucci » », raconte-t-elle, évoquant un scandale datant de 2017. À l’époque, le ministère de la santé aurait conclu un contrat de plusieurs centaines de milliers de dollars avec une entreprise de chaussures médicales à usage éphémère dont le personnel soignant se sert… quotidiennement. « Nous manquons de traitements contre le cancer ou parfois simplement des matériels de base, mais notre ministère passe un contrat lucratif pour des chaussons médicaux. Nous ne sommes pas dupes, nous savons tous que c’était là une tentative à peine dissimulée de surfacturation », commente la jeune femme médecin de 25 ans.

2,1 infirmiers pour 1000 habitants

Dans ce marasme, le personnel hospitalier fait face, seul, aux violences des patients et de leur famille. L’infirmière Naghman raconte : « Nous sommes souvent blâmés pour la mort d’un patient et c’est arrivé que les proches de la personne décédée se mettent à casser du matériel ou à agresser le personnel ». Aux conditions de travail impossibles viennent s’ajouter des salaires précaires. Les médecins et chirurgiens sont rémunérés entre 440 et 620 euros par mois quand les infirmiers ne gagnent pas plus de 350 euros.

Ainsi, beaucoup de jeunes irakiens préfèrent s’exiler ou se tourner vers d’autres professions. Le pays compte un très faible taux de médecins et d’infirmières par habitant : en 2018, il n’était que de 2,1 infirmiers et sages-femmes pour 1000 habitants. Bien moins que la Jordanie (3,2) et le Liban (3,7). De même, l’Irak ne compte que 0,83 médecins pour 1000 habitants, là aussi un taux très inférieur au reste du Proche-Orient.

« Après 2003 et l’invasion américaine, beaucoup de médecins irakiens connus et reconnus internationalement ont fui. Ils étaient majoritairement sunnites car, sous Saddam Hussein, les sunnites avaient un accès très privilégié aux études supérieures et aux bourses pour aller étudier à l’étranger », analyse Hardy Mede.

Jumana, jeune femme diplômée de médecine en 2018, travaille actuellement avec Médecins sans frontières mais veut à tout prix quitter l’Irak et exercer ailleurs. « On veut tous quitter ce pays. Je suis payée 600 dollars (530 euros). Avec ce salaire, je ne peux pas vivre à Bagdad où le prix du loyer est de 500 dollars, donc je ne connais pas un infirmier ou un médecin qui ne fait pas un second métier. Le pire c’est qu’on ne peut pas vraiment quitter le pays pour la majorité d’entre nous, car on n’a pas eu le papier de notre diplôme. C’est comme cela que l’État s’assure qu’on ne parte pas… »

Corruption… Jusqu’à la cantine

Tannaz (le prénom a été modifié) est médecin à l’hôpital Al-Kindi de Bagdad. Quand la jeune femme signe son premier contrat avec le ministère de la Santé, 330 000 dinars (234 euros) mensuels sont soustraits à son bulletin de paie. La somme s’élève à 30% de son salaire mensuel et correspond aux repas que sert la cantine de son établissement. Pourtant, « ils ne sont même pas décents pour nourrir votre animal de compagnie », dit-elle.

De nombreux médecins confirment l’existence de ces frais de restauration que beaucoup associent à de la surfacturation et du vol. Certains ont essayé de faire sauter la clause, préférant se restaurer en dehors des cantines des hôpitaux. « À chaque fois, les récalcitrants ont été menacés d’être assassinés s’ils ne laissaient pas tout tomber », raconte Tannaz.

Ali Ahilali, 36 ans, a fui l’Irak pour cette raison. En 2016, il est élu délégué du personnel par les 345 médecins de l’hôpital Al-Yarmouk. Très vite, il fait le tour des cuisines. « Il manquait des dizaines de kilos de viande et de nourriture. Ce que le ministère de la santé payait avait disparu. J’ai exigé qu’on trouve ce qui manquait. Le manager a fini par me dire que si je ne me taisais pas, quelqu’un me tuerait. Les enjeux financiers pour cette mafia est énorme ! » Apeuré, il a démissionné et quitté l’Irak pour aller exercer au Danemark.

En Irak, la corruption dans le système de santé se nourrit aussi bien sur des contrats passés pour des pantoufles que sur la nourriture à la cantine, des seringues ou encore des bouteilles d’oxygène… Aucun domaine n’est épargné. Laissant le pays dans une situation sanitaire en constante régression depuis la fin du XXe siècle.

Quentin Müller, à Bagdad (Irak)

 

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