Iran : et si on oubliait la religion

L’Iran est une théocratie, c’est connu, c’est un pays dont la culture est millénaire, nous le savons aussi. Tout comme nous savons que le pouvoir en place fait partie des dictatures les plus violentes de ce millénaire. J’ai vécu en Iran à l’époque du Shah. C’était alors un pays laïc et influent, ouvert sur l’Occident. C’était également une dictature qui réprimait avec brutalité toute manifestation populaire. Je me souviens que la police était omniprésente dans les rues de Téhéran. On disait que dès que deux Iraniens parlaient dans la rue, un troisième, au service de la police ou de la SAVAK, venait se joindre à eux pour surveiller les conversations. La SAVAK (Sazemane Etelaat Va Aarniate Kechvar : Organisation d’information et de sécurité du pays) a été le service de sécurité intérieure et le service de renseignement de l’Iran de 1957 à 1979. Dissoute à la Révolution islamique, elle a été remplacée en 1984 par le VEVAK (Vezārat-e Ettelā’at va Amniat-e Keshvar : ministère des Renseignements et de la Sécurité nationale), principale agence de renseignement iranienne.

La SAVAK était le bras armé du Shah, tout comme le VEVAK est celui du gouvernement religieux actuel. À l’époque du Shah, la SAVAK faisait la chasse aux communistes qui disparaissaient par camions entiers, la nuit, pour ne jamais revenir. Je me souviens d’un midi où mon père est venu, comme tous les jours, manger à la maison. Il nous a annoncé qu’il partait en France le lendemain pour rencontrer son patron. Il travaillait pour une compagnie française spécialisée en infrastructures pétrolières et gazières. Le matin, un désaccord était survenu entre lui et un collègue iranien au cours d’une réunion. Mécontent, ce dernier s’était levé et lui avait lancé : « Je connais votre passé et il me suffit d’un mot à la SAVAK. » Mon père avait été un militant du Parti Communiste Français dans les années 50. Je me rappelle aussi le jour où un professeur d’histoire a été arrêté. Ressortissant français, envoyé par la Mission laïque française pour enseigner au Lycée Razi (lycée français de Téhéran), il a été libéré au bout de quelques jours. Le fils d’un membre du gouvernement iranien faisait partie de ses élèves. La dictature existait donc en Iran, avant la Révolution iranienne de 1979. Toutefois, le régime n’était pas aveuglé par la religion. On pourrait reprocher au Shah d’avoir été aveuglé par l’Occident et par sa folie des grandeurs. Le 26 octobre 1967, il s’est couronné lui-même empereur, devant un parterre de chefs d’État. C’était dans le cadre du 2500e anniversaire de Persépolis.

L’Iran, riche de son pétrole et courtisé par les pays occidentaux, se développait à une rapidité que le peuple ne pouvait suivre. Le Shah avait oublié que les Iraniens étaient très attachés à la culture millénaire dont ils étaient issus. Le partage de l’espace public était une réalité : des jeunes femmes en mini-jupe le partageaient avec des femmes en tchador. Une petite-fille et sa grand-mère marchaient côte à côte et cela ne posait aucun problème. Les années soixante ont marqué l’émergence de la classe moyenne qui investissait dans l’éducation des ses enfants, sans distinction entre garçons et filles. Dans les années soixante-dix, la musique pop, disco et funk occupait la scène musicale de Téhéran.

Une époque qui ne souffrait pas de la religion. Les luttes étaient politiques : capitalisme contre communisme et vice versa. C’était la guerre froide, d’où l’intérêt stratégique de l’Iran pour l’Occident. Aujourd’hui, les luttes de classes ont laissé la place aux luttes religieuses. Donald Trump réclame une prière en pleine réunion gouvernementale. Des lois sans queue ni tête sont promulguées. Telle la Loi 62 au Québec qui interdit sans interdire.

Et si on oubliait la religion pour analyser les événements qui se déroulent en ce moment en Iran.

La population iranienne est jeune, majoritairement urbaine et éduquée. Plus de 50 % de la population est âgée de moins de trente ans et seulement 4,5 % de plus de soixante-cinq ans. Le taux d’alphabétisation des 19-40 ans est de 93 %. Le Mouvement vert de 2009 contestait les résultats des élections présidentielles qui avaient maintenu au pouvoir le conservateur Mahmoud Ahmadinejab. C’étaient la classe moyenne et éduquée qui revendiquait. Aujourd’hui, la contestation part des classes populaires défavorisées. Quatre-vingt-dix pour cents des personnes interpellées depuis le 28 décembre ont moins de vingt-cinq ans. Un mouvement qui pourrait prendre de l’ampleur. En effet, le taux de chômage chez les jeunes de 15 à 24 ans est de 30 % selon les chiffres officiels et de 40 % selon les sources non-officielles. Cette situation est une véritable bombe à retardement. Les classes défavorisées n’ont rien à perdre et les jeunes des classes moyennes ont beaucoup à gagner en maintenant ce mouvement vivant. Les premiers survivent difficilement et les jeunes diplômés des classes moyennes voient leurs espoirs déçus. À eux seuls, les jeunes de moins de trente ans représentent plus de 50 % de la population. Des millions de personnes qui, si elles savent s’unir et s’organiser, pourront renverser le gouvernement religieux en place. La répression sera implacable, mais aucune révolution ne s’est faite sans violence. Que ce soit celle de 1789 en France ou de 1917 en Russie.

Ce qui manque au peuple iranien, c’est un groupe de leaders qui structurera le mouvement contestataire actuel. Si la classe moyenne éduquée se joint à la classe populaire, le pouvoir religieux ne pourra que reculer. L’avenir de l’Iran repose entre les mains de ces millions de jeunes. Si cette contre-révolution n’a pas lieu maintenant, ce ne sera que partie remise. La voie est ouverte. Elle a été ouverte par les Iraniens et les Iraniennes qui ont renversé le Shah. Malheureusement, rien n’avait été prévu pour l’après-révolution. C’est ce qui a permis l’instauration d’une religion d’État et d’une dictature religieuse. Les événements qui ont lieu en ce moment ne sont qu’un juste retour du balancier.

Claude Jacqueline Herdhuin

Auteure, réalisatrice



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