Iran : la révolution islamique a quarante ans
L‘événement annuel connu sous le nom de Décade de l’Aube, qui marque la célébration politique de la révolution islamique en Iran, le 11 février, a commencé. L’anniversaire, cette année, est une occasion spéciale — la révolution a quarante ans. C’est un moment déterminant.
Il y a quarante ans, ces dix jours ont secoué non seulement le Moyen-Orient, mais aussi le monde musulman tout entier. La révolution islamique en Iran a été une étape importante pour l’islam politique. Elle a souligné que l’islam et la démocratie sont compatibles. La politique électorale de l’Iran peut avoir des caractéristiques iraniennes particulières, ce qui est tout à fait naturel et loin d’être inhabituel pour d’autres pays démocratiques comme l’Inde ou le Brésil, par exemple, mais il ne fait aucun doute que les gouvernements élus de l’Iran ont acquis un caractère représentatif et que leur légitimité est au-dessus de tout soupçon.
Fondamentalement, ce qui irrite de nombreux voisins de l’Iran, c’est aussi son indéniable réalité politique de pouvoir du peuple, qui leur manque — que ce soit à l’Arabie saoudite, au Bahreïn, aux EAU, à l’Égypte ou à la Jordanie. Ils craignent que leurs propres peuples, qui renâclent sous leurs régimes autoritaires, ne se fassent trop d’idées sur la place due à la vox populi à cause de l’Iran.
La confluence de plusieurs courants a créé l’alchimie de la Révolution islamique iranienne, des nationalistes persans au Parti communiste Tudeh, et du Grand Ayotallah Sayyid Mohammad Kazem Shariatmadari (qui était en désaccord avec l’interprétation de l’Imam Khomeini du concept de Vilayat al-faqih ou « Leadership des juristes » et avait épousé l’idée selon laquelle le clergé devait servir la société et rester en marge de la politique) à l’idéologue charismatique du « chiisme rouge », le Dr Ali Shariati (pour qui la religion dans sa forme pure doit être garante de la justice sociale et du salut des masses, et doit se passer des rituels idolâtres et du clergé établi – c’est tout un courant de socialisme non marxiste).
Tout cela explique l’importance de la base sociale de la révolution iranienne et sa capacité à résister au travail de sape incessant des États-Unis et de leurs alliés à l’encontre du régime du Vilayat al-faqih en place.
La Décade de l’Aube est l’occasion de relire l’essai classique de 1978 du philosophe français Michel Foucault sur les bouleversements qui ont mené à la révolution iranienne, ‘À quoi rêvent les Iraniens ?’ Foucault conclut ainsi son essai :
Mais il y a aussi à propos de cette « volonté politique » deux questions qui me touchent davantage.
L’une concerne l’Iran et son singulier destin. À l’aurore de l’histoire, la Perse a inventé l’État et elle en a confié les recettes à l’Islam : ses administrateurs ont servi de cadres au califat. Mais de ce même Islam elle a fait dériver une religion qui a donné à son peuple des ressources indéfinies pour résister au pouvoir de l’État. Dans cette volonté d’un « gouvernement islamique » faut- il voir une réconciliation, une contradiction ou le seuil d’une nouveauté ?
L’autre concerne ce petit coin de terre dont le sol et le sous- sol sont l’enjeu de stratégies mondiales. Quel sens, pour les hommes qui l’habitent, à rechercher au prix même de leur vie cette chose dont nous avons, nous autres, oublié la possibilité depuis la Renaissance et les grandes crises du christianisme : une spiritualité politique. J’entends déjà des Français qui rient, mais je sais qu’ils ont tort. »
La « spiritualité politique » — c’est ce qui donne une coloration particulière à la révolution iranienne et la rend presque impossible à copier hors de l’Iran.
Les festivités de la Décade de l’Aube ont commencé le 1er février, date à laquelle l’ayatollah Rouhollah Khomeini est rentré de France après 14 ans d’exil pour devenir dirigeant suprême de la République islamique d’Iran. Elles se terminent le 11 février, date de l’effondrement du régime du Shah à la suite d’affrontements entre certaines unités de l’armée et des révolutionnaires soutenus par des manifestations à l’échelle nationale.
L’avion affrété par Air France qui avait ramené Khomeini de Paris était à moitié vide pour pouvoir transporter du carburant supplémentaire, de peur que Shah n’interdise à l’avion d’atterrir à Téhéran. Les alliés de Khomeini à Téhéran craignaient pour sa vie. Une force de police de 50 000 hommes avait été déployée à Téhéran ce jour-là, mais elle a perdu le contrôle en un rien de temps, alors qu’un tourbillon populaire submergeait les hommes de main de la sécurité du Shah. On estime à 5 millions le nombre de personnes qui s’étaient rassemblées dans les rues de Téhéran pour assister au retour de Khomeini.
Lorsque l’histoire du déclin de l’influence américaine au Moyen-Orient sera écrite, le point de départ devra en être la Révolution iranienne de 1979. Les États-Unis n’ont jamais pu se remettre de la « perte » de l’Iran en tant que principal allié régional. L’efficacité de leur stratégie régionale est devenue difficile à maintenir. L’incapacité américaine à laisser l’Iran en paix qui en a résulté a été à l’origine d’une grande partie des tensions politiques au Moyen-Orient, tout au long des quatre dernières décennies. Et, inévitablement, les États-Unis ont continué à perdre du terrain à mesure que le régime islamique en Iran gagnait en stature et en influence en tant qu’acteur stable de la vie politique du Moyen-Orient.
Il n’est pas exagéré d’estimer que la révolution iranienne s’est avérée une Némésis pour la domination politique, économique et culturelle occidentale du Moyen-Orient musulman. Cela étant, il serait erroné d’estimer que le régime islamique d’Iran soit enfermé dans un conflit mortel avec l’Occident. Loin de là. L’Iran est une puissance régionale ambitieuse, et elle tient compte de l’importance cruciale d’un accès à la technologie et aux capitaux occidentaux. De la même façon, ses dirigeants réalisent parfaitement que pour la préservation de la base sociale du régime islamique, le développement économique est essentiel, ce qui signifie, là encore, une adhésion au commerce et aux investissements de l’Occident. La classe moyenne iranienne est fortement orientée vers « l’occidentalisme ».
En fin de compte, même si cela peut sembler paradoxal, la réalité est que l’intégration à l’Occident est un objectif central des politiques du régime. L’Europe comprend la complexité des motivations de l’Iran. Il est intéressant de noter que l’Union européenne a annoncé le 31 janvier (à la veille de l’anniversaire du retour d’exil de Khomeini à Téhéran) la création du dénommé « Instrument de soutien aux échanges commerciaux » (INSTEX) comme moyen de contourner les sanctions américaines.
Téhéran est ravi. Le ministre des Affaires étrangères Mohammad Zarif a rapidement tweeté, « l’Iran salue #INSTEX – une 1ère étape longtemps attendue – dans la mise en œuvre des engagements de mai 2018 de l’UE-3 pour sauver le JCPOA (l’accord iranien sur le nucléaire) en assurant des dividendes aux Iraniens après la réimposition illégale de sanctions par les États-Unis. Nous restons prêts à un engagement constructif avec l’Europe sur un pied d’égalité & dans le respect mutuel. »
Le cœur du problème est que le quarantième anniversaire de la Révolution islamique aurait été l’occasion d’enterrer l’hostilité entre les États-Unis et l’Iran, si seulement l’administration Trump avait eu le sens de l’histoire et la prévoyance politique suffisante pour comprendre le rôle de l’Iran en tant que facteur de stabilité régionale. Le président Trump n’aurait pas eu besoin de chercher plus loin que l’Iran pour trouver un partenaire de terrain efficace pour en finir avec les « guerres sans fin » des USA au Moyen-Orient.
M.K. Bhadrakumar
Traduction Entelekehia
Photo : L’ayatollah Khomeini à sa descente d’avion, Téhéran, 1979.
Notes de la traduction :
Pour comprendre le contexte de la révolution islamique, lire aussi l’histoire du coup d’État des USA contre le Premier ministre iranien Mohammed Mossadegh en 1953 – dont la victoire du soulèvement populaire, patriotique et religieux persan de 1979 n’a été que le contrecoup : « L’Iran, la Grande-Bretagne, le pétrole et la CIA : 1953, Operation Ajax »
M.K. Bhadrakumar a travaillé au sein du corps diplomatique indien pendant 29 ans. Il a été ambassadeur de l’Inde en Ouzbékistan (1995-1998) et en Turquie (1998-2001). Il tient le blog Indian Punchline et contribue régulièrement aux colonnes d’Asia Times, du Hindu et du Deccan Herald. Il est basé à New Delhi.