Israël assassine un soldat de l’armée israélienne afin d’éviter que celui-ci ne soit fait prisonnier
Introduction de Gilad Atzmon
Vous pourrez lire ci-après un superbe article de Richard Silverstein. Il y explore l’historique et les conséquences de la directive en vigueur dans les Forces Israéliennes de Défense appelée Directive Hannibal, un protocole en vigueur dans l’armée israélienne visant à éviter que ses hommes ne soient capturés par des forces ennemies. Les ordres de cette directive imposent de prendre les mesures nécessaires à cette fin, pouvant aller jusqu’à la mise en danger de la vie d’un soldat (israélien) enlevé afin de faire échouer toute tentative de kidnapping. Dans la pratique, la Directive Hannibal ordonne aux combattants de l’armée israélienne de tuer leurs camarades dans le cas où ceux-ci feraient l’objet d’un enlèvement.
Richard Silverstein a été horrifié par cette directive et par ses implications légales et éthiques. Il pense aussi qu’un tel protocole homicide détonne par rapport au soi-disant héritage de souci de la vie de ses soldats qui serait celui de l’armée israélienne. Mais cette vision des choses propre à ce journaliste est sans doute biaisée.
Il convient de noter que les lois militaires et les lois civiles sont deux domaines séparés. Alors que le droit civil a pour but de protéger les droits sociétaux et individuels, les lois militaires visent à servir le système de manière générale. Cela explique, par exemple, pourquoi les punitions collectives sont communes et même jugées acceptables dans le contexte d’un discours relevant du droit militaire. Ce droit est au service des intérêts de l’armée par opposition au droit des individus. L’adage amusant « le droit militaire est au droit ce que la musique militaire est à la musique » résume l’oxymore éthique inhérent à la notion même de « droit militaire ».
La Directive Hannibal est en cohérence avec les intérêts nationaux et militaires d’Israël. Du point de vue des intérêts stratégiques de ce pays, un soldat capturé entraîne en effet des compromis qu’Israël veut absolument éviter.
Silverstein writes, “The Hannibal Directive embraces a fascist perspective in which the individual is subsumed within the mass. He has no specific individual value unless he is serving the interest of the nation. And his interests may, when necessary be sacrificed to the greater good.”
Silverstein écrit ainsi : « La Directive Hannibal comporte une perspective fasciste selon laquelle l’individu est fondu dans la masse. Il n’a pas de valeur individuelle spécifique autre que celle de servir les intérêts de la Nation. Et lorsque cela s’avère nécessaire, ses intérêts personnels peuvent être sacrifiés au profit d’un bien plus général.
Silverstein traite ce problème sous un angle éthique, avec un esprit éclairé. Mais le sionisme et le nationalisme juif sont intrinsèquement des idéologies anti-Lumières. Le sionisme marque l’apparition du concept de « peuple juif », de cette idée selon laquelle tout juif fait partie intégrante d’un collectif plus large ayant des intérêts tribaux manifestes qui contrebalancent les intérêts personnels. Il en découle que dans certaines situations extrêmes, les intérêts de la tribu passent avant ceux des individus. La Directive Hannibal nous permet d’effectuer une plongée dans les profondeurs du lien communautaire et de la fidélité tribale juives. Elle révèle le niveau d’engagement et de sacrifice qui est exigé de membres de la tribu (juive).
Silverstein qualifie cette directive de fasciste, mais il devrait se souvenir du fait que le sionisme a devancé le fascisme et qu’à la différence de celui-ci, qui a été largement défait, le sionisme a toujours réussi à s’imposer jusqu’ici. [Par Gilad Atzmon, 31 juillet 2014]
J’ai consacré une bonne partie de mon existence à Israël. Je l’ai étudié, je l’ai lu, je l’ai visité, je l’ai vécu, je l’ai respiré. Non pas de la manière dont des fanatiques pro-israéliens le font, mais d’une manière différente correspondant à mes inclinations intellectuelles et politiques. C’est là un sujet riche, varié, troublant, intriguant, mais aussi parfois hilarant. Mais régulièrement, de temps à autre, j’apprends quelque chose que je n’aurais jamais pensé possible, et je ne parle pas ici de bonnes surprises.
Ce soir, ma source d’information israélienne m’a appris que le sergent Guy Levy, servant dans l’infanterie sur engin blindé, avait été capturé par des combattants du Hamas. Il faisait partie d’une unité combattante associant le génie militaire et les forces blindées cherchant à repérer et à détruire des tunnels. Les soldats étaient entrés dans une structure construite et ils y avaient découvert l’entrée d’un tunnel. Soudain, de son ouverture, deux militants (palestiniens) avaient surgi, entraînant un des soldats (israéliens) à l’intérieur du tunnel. Par des tirs israéliens en réplique, un des deux Palestiniens avait été tué, tandis que l’autre s’était enfui, entraînant le soldat israélien avec lui dans sa fuite (suppose-t-on).
Ce rapport israélien (qui a été censuré par l’armée israélienne) indique seulement que la tentative d’enlèvement du soldat a échoué. Mais il ne dit rien à propos du sort qui a été le sien. Quiconque le lit ne peut qu’en déduire, de manière optimiste, que ce soldat a été libéré. Mais tel n’est pas le cas.
Afin d’éviter le succès de cette opération palestinienne, l’armée israélienne l’a abattu. L’agence d’information nationale israélienne (National News Agency – NNA) indique que l’armée israélienne a tiré un obus de tank à l’intérieur du bâtiment, rééditant ce qu’elle avait fait lorsqu’elle avait tué un autre soldat israélien capturé durant l’opération Plomb Durci.
Je suppose qu’après que l’activiste palestinien se fut enfui en emmenant son prisonnier dans le tunnel, l’armée a détruit celui-ci, ensevelissant ceux qui s’y trouvaient, dont le soldat israélien. Je suppose aussi que si l’armée israélienne sait que ce soldat est mort, c’est parce qu’elle en a retrouvé la dépouille.
Pour de non-initiés, cela paraîtra terriblement étrange, non civilisé, et même immoral. Mais c’est là où j’ai appris quelque chose que je ne savais pas encore au sujet de l’armée israélienne. Il existe un règlement secret formulé par le haut commandement israélien, mais jamais couché par écrit. Son existence est protégée par la censure militaire israélienne. Rares sont les journalistes à l’avoir évoqué. Lorsqu’ils l’ont fait, ils l’ont fait généralement en langage codé ou par inférence.
Ce code s’appelle Directive Hannibal. Bien que Wikipedia ne donne aucune explication sur cette référence à Hannibal, je suppose qu’elle est due à la façon dont est mort ce grand général carthaginois, qui s’était empoisonné plutôt que de se laisser capturer par les Romains, ses ennemis à mort. Même si Sara Leibovich-Dar a écrit, en 2003, que ce nom provient de celui d’un ordinateur utilisé dans l’armée !
Dans toute ma longue histoire de mon intérêt pour ce sujet, j’ai rarement vu quelque chose qui m’ait à ce point troublé. Cette Directive Hannibal est :
… une directive secrète des Forces israéliennes de défense qui vise à empêcher que des soldats israéliens ne soient capturés par des forces ennemies durant des combats.
… cet ordre, mis au point en 1986 par un groupe d’officiers supérieurs israéliens, stipule qu’en présence d’un kidnapping la mission principale devient celle d’imposer la libération des soldats enlevés des mains de leurs kidnappeurs, même si cela implique que les soldats israéliens concernés soient blessés (voire tués).
Cet ordre permet aux commandants d’entreprendre toute action nécessaire, y compris la mise en danger d’un soldat israélien enlevé, afin d’en faire échouer l’enlèvement…
Comme souvent dans ce genre de cas, un commandant de l’armée israélienne qui a joué un rôle fondamental dans la rédaction de cette ordre a nié la logique horrifiante de cette directive, après quoi il a donné un exemple de la manière dont il se comporterait qui n’a fait que confirmer celle-ci :
Dans une rare interview de l’un des auteurs de la directive, Yossi Peled a nié que celle-ci équivalait à un chèque en blanc permettant de tuer des soldats israéliens plutôt que de les laisser capturer par des forces ennemies. L’ordre se serait contenté de permettre à l’armée de mettre en danger la vie d’un soldat faisant l’objet d’un enlèvement, et non de la lui ôter. « Je ne jetterais pas une bombe d’une tonne sur le véhicule [emmenant un de nos soldats enlevés], mais le frapper avec un obus de tank, ça, je le ferais… », avait indiqué Peled. Il avait ajouté que, personnellement, « il préférerait être tué [par les nôtres] plutôt que de se retrouver prisonnier aux mains du Hezbollah ».
Autrement dit, l’armée israélienne fera presque tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher la capture d’un de ses hommes, allant jusqu’à tuer celui-ci. Elle n’irait pas jusqu’à lui tirer directement une balle dans la tête, mais elle ne rechignerait certainement pas à balancer un obus sur une maison ou sur un véhicule dans lesquels il se trouverait.
C’est peut-être un reste du sioniste libéral que je fus naguère, mais j’ai toujours entendu dire qu’Israël n’abandonnait jamais un de ses soldats, qu’il faisait toujours tout son possible pour ramener tous ses hommes à la maison et que si un de ses soldats était fait prisonnier, qu’il faisait tout son possible pour le retrouver et le libérer.
Mais durant tout ce temps, j’étais malheureusement dans l’erreur. Lorsque tout espoir de libérer un soldat israélien tombé en captivité a disparu, celui-ci meurt. Point. Tout aussi dérangeant est le fait que l’existence de cette directive est un secret de Polichinelle. Les commandants avertissent en effet leurs troupes qu’aucun d’entre eux ne peut être fait prisonnier et que, dans ce cas, ils doivent se suicider. Si vous n’êtes pas capables de le faire vous-mêmes, ils feront de leur mieux pour le faire pour vous. Peut-être ne le disent-ils pas en des termes aussi précis, mais telle est l’intention patente.
Au cas où vous croiriez que la Directive Hannibal n’est qu’un règlement tout théorique, sachez qu’elle a été mise en application par le passé et que des soldats israéliens retenus prisonniers ont été tués par l’armée israélienne. La dernière fois, cela s’était passé durant l’opération Plomb Durci :
Durant cette guerre, il y a eu un cas pour lequel la Directive Hannibal a été invoquée. Un soldat israélien avait été blessé par des tirs d’un combattant du Hamas durant la fouille d’une maison dans les environs de la ville de Gaza. Les camarades de ce soldat israélien blessé avaient évacué cette maison [en l’y laissant] car ils redoutaient qu’elle ait été piégée. D’après un témoignage de soldats ayant pris part à l’incident, cette maison avait été ensuite bombardée afin d’empêcher que le soldat israélien blessé ne soit fait prisonnier par le Hamas.
Vous avez bien le droit de demander quel soldat sain d’esprit obéirait à un tel ordre ? Il y a heureusement des exemples de soldats l’ayant reçu qui ont refusé d’obtempérer. Mais il y en a aussi un certain nombre qui l’ont fait, dont le commandant du tank qui a tiré sur son camarade (blessé) dans cette maison des environs de Gaza, tuant celui-ci.
Vous êtes aussi fondés à vous demander comment l’armée israélienne a pu approuver un règlement de cette nature. La réponse est que l’armée israélienne ne l’a pas fait. La Directive Hannibal n’a jamais été examinée par des juristes militaires. Si cela avait été le cas, le haut commandement aurait pu être averti du fait qu’il s’agissait d’une directive illégale et immorale qui ne pouvait avoir de valeur juridique. L’armée israélienne aurait alors dû mettre en application un ordre que ses plus hautes autorités juridiques auraient jugé scélérat. Cela aurait été impossible. Jamais les généraux, ni l’avocat général de l’armée n’ont examiné cette question. Ce n’est qu’un exemple de plus de ces cas où la sécurité nationale de l’Etat a refusé d’étudier sérieusement un des principes les plus profonds et les plus troublants sur lesquels celle-ci est fondée.
La mise en application de la Directive Hannibal fait suite à la libération de Gilad Shalit, après cinq années de captivité. Israël a dû élargir mille prisonniers palestiniens pour obtenir la libération de Shalit. Les partisans israéliens de la ligne dure ont crié au meurtre à ce sujet, qualifiant les prisonniers palestiniens libérés d’assassins ayant du sang sur les mains. Certains ont dit qu’il eût été préférable que Shalit eût été assassiné, « plutôt que devoir faire face à cette ignominie ».
A mon avis, ni Benny Gatz ni Bibi Netanyahu ne sont prêts à connaître à nouveau un tel traumatisme. Ils pensent que leur électorat comprendrait, s’ils tuaient un soldat plutôt que de le laisser enlever. Ne nous y trompons pas : il s’agit là d’un pur calcul politique. D’un calcul politique ouvert et cynique, qui suggère l’idée que les intérêts du pays sont supérieurs à la vie d’un individu. Ce sont là des considérations dignes d’un Etat autoritaire et non d’un pays démocratique. La démocratie respecte l’individu. Elle reconnaît que la nation ne peut exister sans les individus qui la composent, et même que la Nation ne peut exister tant qu’elle ne respecte pas et tant qu’elle ne prend pas en compte la valeur dudit individu.
La Directive Hannibal pervertit de tels principes. Elle est lourde d’une perspective fasciste dans laquelle l’individu est sacrifié au profit de la masse. Elle considère que l’individu n’a aucune valeur, sauf s’il est au service de la nation, et que les intérêts des individus peuvent, si cela s’avère nécessaire, être sacrifiés à l’intérêt plus général.
Je remercie Dvorit Shargel d’avoir soulevé cette question grave et épineuse. Elle m’a suppliée de prendre en considération le traumatisme subi par la famille du soldat Lévy lorsqu’elle a appris que leur fils avait été tué non pas par un tir palestinien, ce qui aurait été en soi terriblement douloureux, mais par ses propres camarades.
Il est très douteux que l’armée israélienne aurait dit la vérité à cette famille si elle avait eu un autre choix. Par conséquent, la question est de savoir si nous devons autoriser l’armée israélienne à mentir à la seule fin de couvrir son recours à la directive Hannibal et de permettre à la famille de penser que son fils a été tué par l’ennemi, et non par les nôtres ?
Ma réponse est non, avec des réserves. Le bien général est servi uniquement par la transparence. En sachant la vérité, en la disant, en forçant tous les individus impliqués à expliquer ce qu’ils ont fait et pourquoi ils l’ont fait. Le secret et la dissimulation n’aident personne, même pas les proches des soldats tués. Je suis désolé si la vérité leur cause encore davantage de souffrance. Mais me blâmer de la dire, c’est blâmer le messager qui apporte la nouvelle du crime, et non le réel coupable.
Voici certains des arguments développés à ce sujet par des moralistes de l’armée (à supposer que cela puisse exister) :
Le Dr. Avner Shiftan, un médecin militaire du grade de major, est tombé sur la Directive Hannibal lorsqu’il effectuait son service en tant que réserviste au Sud Liban, en 1999. Durant des briefings, il « avait eu vent d’une procédure ordonnant aux soldats de tuer tout membre des Forces israéliennes de défense au cas où celui-ci aurait été fait prisonnier par le Hezbollah. Cette procédure m’avait choqué par son illégalité et par sa contravention au code moral de l’armée israélienne. J’avais compris qu’il ne s’agissait pas d’une procédure locale, mais que cela émanait du Commandement Général, et j’avais l’impression que si j’avais essayé de parler directement aux autorités militaires à ce sujet, cela n’aurait servi à rien et cela se serait terminé par une opération de dissimulation ». Il avait alors contacté un philosophe israélien connu pour avoir écrit une somme sur le code de conduite de l’armée israélienne, Asa Kasher, qui « trouva difficile à croire qu’un ordre tel que celui-là existe », dès lors que cet ordre est « éthiquement, légalement et moralement irrecevable ». Il a également exprimé son doute que « quelqu’un, dans l’armée israélienne, puisse penser qu’un soldat mort soit préférable à un soldat enlevé ».
Sur ce point, toutefois, Asa Kasher avait apparemment tort. En 1999, le chef d’état-major de l’armée israélienne Shaul Mofaz avait déclaré dans une interview accordée au quotidien israélien Yedioth Ahronoth : « En un certain sens, avec toute la douleur que le fait de dire cela comporte, un soldat enlevé, par contraste avec un soldat qui a été tué, représente un problème national ». Alors qu’on lui demandait s’il faisait là allusion à des cas comme ceux de Ron Arad, un pilote de l’armée de l’air israélienne qui avait été fait prisonnier en 1986) et de Nachshon Wachsman, un soldat enlevé qui avait été tué en 1994 au cours d’une tentative de libération qui avait échoué), il avait répondu : « Absolument, et ce ne sont pas là les seuls cas… » .
La légalité de cet ordre n’a jamais été formellement examinée par le service juridique de l’armée israélienne. Selon le Professeur Emanuel Gross, de la faculté de droit de l’Université de Haïfa : (…) « Des ordres tels que ceux-là doivent passer au travers du filtre du bureau de l’avocat général de l’armée, et si celui-ci n’a pas été mis au courant, c’est extrêmement grave ». « La raison est le fait qu’un ordre permettant en toute connaissance de cause que soit causée la mort de soldats, même si les intentions sont autres, comporte un ‘drapeau noir’ et constitue un ordre d’une illégalité flagrante qui sape les valeurs les plus centrales de nos normes sociales ».
Cela me révulse de remuer le couteau dans la plaie, mais les sionistes libéraux aiment à répéter qu’Israël est un état de droit, qu’Israël tient en très haute estime la légalité juridique. Mais manifestement, cela n’est pas vrai. Aucun pays démocratique n’autoriserait une directive telle que celle-là après l’avoir soumise à un examen approfondi quant à sa légalité. La réponse qui a été imaginée en Israël a tout simplement consisté à faire en sorte qu’elle ne subisse pas un tel examen de légalité. Cela permet que prospère un code secret qui préside à certaines dérives éminemment contestables de l’institution militaire israélienne.
Richard Silverstein
Article original en anglais: Richard Silverstein on Israel Murdering Its Own Soldiers
http://www.richardsilverstein.com
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier (que nous remercions chaleureusement)
Source: Gilad Atzmon
http://www.gilad.co.uk/writings/richard-silverstein-on-israel-murdering-its-own-soldiers.html
Publié le 5 août par Arrêt sur Info
Photo : Soldat israélien assassiné