“Je resterai dans mon hôpital jusqu’au bout”

Depuis le début du mois d’octobre, l’armée israélienne se livre à un blocus meurtrier sur le nord de la bande de Gaza, tuant des centaines de Palestiniens à Jabalia, Beit Lahiya et Beit Hanoun et forçant environ 70 000 d’entre eux à fuir vers la ville de Gaza. Au cours de son opération de nettoyage de la région, l’armée a assiégé et bombardé les trois hôpitaux du secteur, poussant chacun d’entre eux au bord de l’effondrement sans présenter aucune preuve substantielle de la pertinence militaire de ces attaques.

L’hôpital Kamal Adwan, à Beit Lahiya, fonctionne à peine après des semaines de bombardements israéliens intensifs. Le 25 octobre à 2 heures du matin, l’armée israélienne s’est rapprochée de l’hôpital – qui avait déjà fait l’objet d’un raid en décembre 2023 – et a commencé à pilonner le bâtiment et ses alentours. Des obus ont touché le troisième étage, détruisant les équipements médicaux que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait livrés les jours précédents et endommageant l’unité de dialyse de l’hôpital. L’attaque a également coupé le générateur d’oxygène médical de l’hôpital, entraînant la mort de deux nourrissons dans l’unité de soins intensifs.

Quelques heures plus tard, les troupes israéliennes ont pris d’assaut l’hôpital, ordonnant à tous les patients et aux Palestiniens déplacés qui y cherchaient refuge de se rassembler dans la cour centrale. Des centaines de personnes ont été arrêtées ou détenues et soumises à des interrogatoires, dont la quasi-totalité du personnel de l’hôpital.

Le docteur Hussam Abu Safiya, pédiatre et directeur de l’hôpital, a refusé d’évacuer Kamal Adwan malgré les menaces israéliennes. Il a été brièvement détenu pendant le raid, avant de retourner s’occuper de ses patients malades et blessés. Ce faisant, un drone israélien a tué son fils de 15 ans, Ibrahim, qui s’était réfugié à l’hôpital avec le reste de sa famille. Dans une vidéo datant du 26 octobre, on peut voir Abu Safiya célébrer les funérailles de son fils dans la cour de l’hôpital, en refoulant ses larmes.

L’armée israélienne s’est retirée de l’hôpital le 28 octobre, et des dizaines de victimes des attaques incessantes d’Israël sur le nord ont depuis inondé les salles d’attente et les couloirs de l’hôpital. L’hôpital accueille actuellement plus de 120 patients, mais Abu Safiya est l’un des deux seuls médecins et quelques infirmières à pouvoir encore s’occuper d’eux.

Dégâts causés à l’hôpital Kamal Adwan de Beit Lahiya par des tirs de quadcoptères israéliens, dans le nord de la bande de Gaza, le 5 novembre 2024. (© Islam Ahmad)

Les attaques ne faiblissent pas : le 31 octobre, les forces israéliennes ont de nouveau frappé l’hôpital, détruisant un autre arrivage récent d’équipements de l’OMS. Lors de la visite d’une délégation de l’OMS à l’hôpital le dimanche 3 novembre dernier – lors d’une tentative d’évacuation de certains patients – des tirs au canon ont touché le service pédiatrique, blessant une jeune fille de 13 ans et plusieurs autres personnes. Les 4 et 5 novembre, l’hôpital a de nouveau été frappé, blessant le personnel et les patients et endommageant les réservoirs d’eau.

+972 s’est entretenu avec le docteur Abu Safiya, qui se trouve toujours à l’intérieur de l’hôpital, le 31 octobre. L’entretien a été adapté pour des raisons de longueur et de clarté.

Pouvez-vous décrire ce qui se passe actuellement à Kamal Adwan et le danger auquel vous, vos collègues et vos patients êtes confrontés ?

“Depuis le début de la guerre, nous avons beaucoup souffert de pénuries de matériel médical, de personnel et divers équipements. Nous avons fait appel aux organisations internationales de santé pour sauver l’hôpital, mais nous avons malheureusement été soumis à un blocus intensif et à des tirs d’artillerie directs pendant près d’un mois. Il y a quelques instants, le troisième étage de l’hôpital a été touché. Je ne sais pas s’il s’agit d’un obus en provenance d’un char ou d’une frappe aérienne, mais la salle d’opération et les réserves de médicaments ont été incendiées, et il a été difficile de maîtriser l’incendie.

Les bombardements sur Beit Lahiya, Beit Hanoun et Jabalia ne cessent pas et de nombreux blessés arrivent à l’hôpital, portés sur les épaules des gens ou dans des charrettes tirées par des animaux. Les ambulances sont complètement hors service après de nombreuses attaques de l’armée israélienne. Les blessés [arrivant à l’hôpital] étant nombreux, nous sommes obligés de faire des choix pour traiter les cas les plus graves. Je n’aurais jamais imaginé que nous vivrions des moments aussi tragiques au sein de cet hôpital”.

Que vous est-il arrivé, à vous et au personnel médical, lorsqu’Israël a fait irruption dans l’hôpital le 25 octobre ?

“L’armée israélienne ne sait pas ce qu’elle veut. J’ai été détenu pendant quelques heures et interrogé sur la présence de combattants à l’intérieur de l’hôpital. Ils m’ont demandé d’évacuer complètement l’hôpital, mais j’ai refusé et je leur ai assuré qu’il n’y avait que des patients à l’intérieur de l’hôpital. Mais 57 membres du personnel médical de l’hôpital ont été arrêtés et nous ne savons toujours rien sur leur sort [certains ont été libérés à la suite de cette interview, mais les autres sont toujours détenus par les Israéliens]. Nous souffrons donc d’une grave pénurie de médecins, en particulier de chirurgiens. À l’heure actuelle, nous n’avons que des pédiatres – c’est un énorme défi de travailler dans ces conditions.

J’ai refusé de quitter l’hôpital et de sacrifier mes patients, et l’armée m’a puni en tuant mon fils. Je l’ai vu mourir à la porte d’entrée – un grand choc. Je lui ai préparé une tombe près d’un des murs de l’hôpital, pour qu’il pas loin de moi.”

Ibrahim Hussam Abu Safiya, fils du directeur de l’hôpital Kamal Adwan, Hussam Abu Safiya, tué par un drone israélien. (Avec l’aimable autorisation de la famille)

L’armée a justifié ses attaques en affirmant, sans preuve substantielle, que les combattants du Hamas opèrent à l’intérieur de l’hôpital ou dans des tunnels situés en dessous. Que répondez-vous à ces accusations ?

“Il n’y a pas de combattants à Kamal Adwan. De plus, c’est un hôpital qui reçoit des patients venus de partout : nous ne restons pas à la porte de l’hôpital pour demander à chaque blessé ou malade quelle est son affiliation politique. C’est absolument insensé. Le travail de l’hôpital est de fournir des services médicaux à tous les patients qui ont besoin de soins.

Nous avons vécu de nombreuses guerres, mais nous n’avons jamais rien connu de tel : une guerre qui a franchi toutes les lignes rouges, où aucune instance institution humanitaire, judiciaire ou sanitaire internationale n’intervient pour y mettre un terme. C’est un permis de tuer et de détruire, et ce qu’a vécu le système de santé à Gaza est sans précédent”.

Pouvez-vous préciser les dégâts subis par l’hôpital à la suite des bombardements successifs ?

“L’hôpital a été et reste gravement affecté par les attaques de l’armée. La plupart des services de l’hôpital sont détruits, y compris la salle d’opération au troisième étage. Les bombardements autour de l’hôpital sont permanents, de jour comme de nuit.

Nous sommes très préoccupés par ces attaques continues contre l’hôpital, [que nous considérons comme] une tentative délibérée de le détruire. Je lance un nouvel appel à la communauté internationale pour qu’elle sauve l’hôpital et libère les médecins détenus. Nous sommes un établissement de santé au service des patients, dont le sort ne cesse de se détériorer en raison du manque de médicaments. Nous avons besoin de nos médecins pour soigner les blessés, mais l’armée n’accepte pas de les libérer.

Nous faisons ce que nous pouvons et nous ne nous baisserons pas les bras. Je ne renoncerai pas à mon message humanitaire : mon métier est un devoir, et je me dois de le poursuivre. Je ne quitterai pas l’hôpital, je resterai jusqu’à la fin.”

Ruwaida Kamal Amer

Article original en anglais : ‘I will stay inside my hospital until the last moment’, 972mag, le 5 novembre 2024

Traduction : Spirit of Free Speech

Image en vedette : Le directeur de l’hôpital Kamal Adwan, Hussam Abu Safiya. (PC)

 



Articles Par : Ruwaida Kamal Amer

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