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« Je suis venu, j’ai vu, j’ai détruit ! »
Par Uri Avnery
Mondialisation.ca, 16 mars 2008
Gush Shalom 16 mars 2008
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CE QUI EST arrivé cette semaine est si rageant, si exaspérant, que cela sort même du cadre de notre paysage familier d’irresponsabilité gouvernementale.

A court terme, une suspension de facto des hostilités prenait forme. Les Egyptiens avaient fait de gros efforts pour la transformer en un cessez-le-feu officiel. L’intensité de la flamme avait déjà visiblement baissé. Le lancement sur Israël de roquettes Qassam et Grad à partir de la bande de Gaza était passé de plusieurs dizaines à deux ou trois par jour. 

Et alors quelque chose est arrivé qui a de nouveau attisé la flamme : des soldats camouflés de l’armée israélienne tuèrent quatre militants palestiniens à Bethléem. Un cinquième fut tué dans un village près de Tulkarem.

LE MODUS OPERANDI ne laissait aucun doute sur l’intention.

Comme d’habitude, la version officielle fut mensongère. (Quand le porte-parole de l’armée dit la vérité, il a honte et se précipite immédiatement dans un nouveau mensonge.) Les quatre, a-t-on dit, ont sorti leurs armes et mis en danger la vie des soldats, qui voulaient simplement les arrêter, et qui ont donc été contraints d’ouvrir le feu.

Un demi-cerveau suffit pour comprendre que c’est un mensonge. Les quatre hommes étaient dans une petite voiture dans la rue principale de Bethléem, la route qui relie Jérusalem à Hébron depuis l’époque britannique (ou turque). Ils étaient en effet armés, mais ils n’avaient aucune possibilité de sortir leurs armes. La voiture fut tout simplement criblée de balles.

Ce n’était pas une tentative de les arrêter. C’était une exécution, pure et simple, une de ces exécutions sommaires dans lesquelles le Shin Bet remplit les rôles de procureur, juge et bourreau.

Cette fois-ci, aucun effort n’a même été fait pour prétendre que les quatre hommes étaient sur le point de commettre un attentat. On n’a pas dit, par exemple, qu’ils avaient quelque chose à voir avec l’attaque de la semaine dernière sur l’école de Mercaz Harav, vaisseau-amiral de la flotte des colons. En fait, une telle assertion ne pourrait pas être avancée car le plus important des quatre avait récemment donné des interviews aux médias israéliens et annoncé qu’il souscrivait au « projet d’amnistie » israélien – un programme du Shin Bet selon lequel des militants « recherchés » rendent leurs armes et entreprennent de cesser la résistance à l’occupation. Il était aussi candidat aux dernières élections palestiniennes.

Donc, pourquoi ont-ils été tués ? Le Shin Bet n’a pas caché la raison : deux des quatre avaient participé à des attaques en 2001 au cours desquelles des Israéliens avaient été tués.

« Nous arriverons à les attraper, même des années plus tard », avait affirmé Ehoud Barak à la télévision, « nous finirons par prendre toute personne qui a du sang juif sur les mains. »

EN TERMES SIMPLES : Le ministre de la Défense et ses hommes compromettent le cessez-le-feu d’aujourd’hui afin de se venger de quelque chose qui s’est passé il y a sept ans.

Il était évident à tous que le meurtre de militants du Djihad islamique à Bethléem causerait la reprise des tirs de Qassam sur Sderot. Et c’est ce qui s’est passé.

L’effet d’une roquette Qassam est totalement imprévisible. Pour les habitants de Sderot, c’est une sorte de roulette israélienne – la roquette peut tomber dans un champ, elle peut tomber sur un immeuble, quelquefois elle tue des gens.

En d’a   utres termes, Barak, selon ses propres dires, était prêt à risquer des vies juives aujourd’hui pour se venger de personnes qui ont peut-être fait couler du sang il y a des années et qui ont depuis abandonné leur activité armée.

L’accent est mis sur le mot « Juif ». Dans sa déclaration, Barak a pris soin de ne pas parler de personnes « avec du sang sur les mains », mais de personnes « avec du sang juif sur les mains ». Le sang juif, bien sûr, est tout à fait différent de tout autre sang. Et en effet, il n’y a personne dans le leadership israélien ayant autant de sang sur les mains que lui. Pas du sang abstrait, pas du sang métaphorique, mais du vrai sang, bien rouge. Pendant son service militaire, Barak a personnellement tué un grand nombre d’Arabes. Quiconque lui serre la main – de Condoleeza Rice jusqu’à l’hôte honoré cette semaine, Angela Merkel – serre une main avec du sang dessus.

LA TUERIE de Bethléem soulève un certain nombre de questions difficiles. Mais, à quelques exceptions près, les médias n’en ont pas parlé. Ils se dérobent à leur devoir, comme d’habitude quand les problèmes de « sécurité » sont en cause.

De vrais journalistes dans un Etat vraiment démocratique auraient posé les questions suivantes :

(a) Quel est celui qui a décidé les exécutions à Bethléem ? Ehoud Olmert ? Ehoud Barak ? Le Shin Bet ? Tous ? Aucun d’eux ?

(b) Les décideurs ont-ils compris que, en condamnant à mort les militants à Bethléem, ils condamnaient également à mort des résidents de Sdérot ou Ashkelon qui pourraient être tués par les roquettes lancées en représailles ?

(c) Ont-ils compris qu’ils tiraient aussi les oreilles de Mahmoud Abbas, dont les forces de sécurité, qui en théorie s’occupent de Bethléem, seraient accusées de collaborer avec le peloton d’exécution israélien ?

(d) Le but réel de l’action était-il de saper le cessez-le-feu pratiqué dans la bande de Gaza (et dont la réalité a été officiellement démentie à la fois par Olmert et Barak, alors même que le nombre de roquettes lancées était passé de plusieurs dizaines à seulement deux ou trois par jour) ?

(e) Plus généralement, est-ce que le gouvernement israélien n’est pas opposé à tout cessez-le-feu qui libérerait Sderot et Ashkelon de la menace des roquettes ?

(f) Si oui, pourquoi ?

Les médias n’ont pas demandé qu’Olmert et Barak exposent les raisons qui les ont conduits à prendre cette décision, qui concerne tout le monde en Israël. Et ce n’est pas étonnant. Ce sont, après tout, les mêmes médias qui ont sauté de joie quand ce même gouvernement a déclenché une guerre irréfléchie et superflue au Liban. Ce sont ces mêmes médias qui sont restés silencieux, cette semaine, quand le gouvernement a décidé de porter un coup à la liberté de la presse et de boycotter la télévision d’Al Jezeera pour la punir d’avoir montré des bébés tués au cours de la récente incursion de l’armée israélienne à Gaza.

Mais, à part deux ou trois journalistes indépendants d’esprit, tous nos médias écrits et parlés marchent en rang serré, comme un régiment prussien à la parade, dès que le mot « sécurité » est prononcé.

(Ce phénomène a été exposé cette semaine dans CounterPunch par un journaliste nommé Yonathan Mendel, ancien employé du populaire site israélien Walla. Il a souligné que tous les médias, de la première chaîne de télévision jusqu’aux pages d’information du Haaretz, utilisent, comme si c’était un ordre, exactement la même terminologie : l’armée israélienne confirme et les Palestiniens prétendent, les Juifs sont assassinés alors que les Palestiniens sont tués ou trouvent la mort, les Juifs sont kidnappés alors que les Arabes sont arrêtés, l’armée israélienne répond toujours alors que les Palestiniens attaquent toujours, les Juifs sont des soldats, alors que les Arabes sont des terroristes ou tout simplement des assassins. L’armée israélienne frappe toujours des terroristes de haut rang et jamais des terroristes d’en bas, les hommes et les femmes sous le choc sont toujours des Juifs, jamais des Arabes. Et, comme nous l’avons dit, les gens qui ont du sang sur les mains sont toujours des Arabes, jamais au grand jamais des Juifs. Ceci, soit dit en passant, est valable pour la couverture à l’étranger des événements qui se passent ici.)

QUAND LE GOUVERNEMENT ne dévoile pas ses intentions, nous n’avons pas d’autre choix que de déduire ses intentions de ses actions. C’est une règle judiciaire : quand une personne fait quelque chose avec un résultat prévisible,  elle est présumée l’avoir fait pour obtenir ce résultat.

Le gouvernement qui a décidé la tuerie à Bethléem entendait sans doute torpiller le cessez-le-feu.

Pourquoi veut-il agir ainsi ?

Il y a plusieurs sortes possibles de cessez-le-feu. La plus simple est l’arrêt des hostilités à la frontière de la bande de Gaza. Pas de Qassam, de Grad et de tirs de mortiers d’un côté, pas d’assassinats ciblés, de bombardements, de pilonages d’artillerie et d’incursions de l’autre.

On sait que l’armée s’y oppose. Elle veut être libre de « liquider » par l’aviation et par des raids sur le terrain. Elle veut un cessez-le-feu unilatéral.

Un cessez-le-feu limité est impossible. Le Hamas ne peut l’accepter tant que le blocus coupe du monde la bande de Gaza de tous les côtés et transforme la vie en enfer : pas assez de médicaments, pas assez de nourriture, les gens gravement malades ne peuvent atteindre les hôpitaux, la circulation des voitures est presque arrêtée, pas d’importations ni d’exportations, pas de production ni d’activité commerciale. L’ouverture de tous les points de passage pour le mouvement des marchandises est donc une composante essentielle d’un cessez-le-feu.

Notre gouvernement n’est pas désireux de le faire, car cela consoliderait la position du Hamas dans la bande de Gaza. Des sources gouvernementales insinuent qu’Abbas et ses gens à Ramallah s’opposent aussi à la levée du blocus – une rumeur malveillante, car cela signifierait qu’ Abbas conduit une guerre contre son propre peuple. Le Président Bush également refuse un cessez-le-feu, même si ses gens prétendent le contraire. L’Europe, comme d’habitude, est à la traîne des Etats-Unis.

Le Hamas peut-il accepter un cessez-le-feu qui s’appliquerait seulement à la bande de Gaza mais pas à la Cisjordanie ? On peut en douter. Cette semaine, on s’est aperçu que l’organisation du Djihad islamique à Gaza ne peut pas rester sans bouger pendant que ses membres sont tués à Bethléem. Le Hamas ne peut pas rester tranquille à Gaza et profiter des fruits du gouvernement si l’armée israélienne tue des militants du Hamas à Naplouse ou à Jénine. Et, bien sûr, aucun Palestinien n’accepterait que la bande de Gaza et la Cisjordanie soient deux entités séparées.

Un cessez-le-feu à Gaza seulement permettrait à Barak de le mettre en pièces à tout moment par une provocation style Bethléem. Voici ce qui pourrait se passer: le Hamas accepte un cessez-le-feu à Gaza seulement, l’armée israélienne tue une dizaine de membres du Hamas à Hébron, le Hamas répond en lançant des missiles Grad sur Ashkelon, Olmert dit au monde : Vous voyez ? Le Hamas terroriste viole le cessez-le-feu, ce qui prouve que nous n’avons pas de partenaire!

Ceci signifie qu’un cessez-le-feu réel et durable, qui créerait l’atmosphère nécessaire pour de véritables négociations de paix, doit inclure aussi la Cisjordanie. Le duo Olmert-Barak ne pourrait pas imaginer accepter cela. Et tant que George Bush est dans les parages, il n’y aura aucune pression efficace sur notre gouvernement.

A PROPOS : qui gouverne réellement Israël en ce moment ?

Les événements de cette semaine donnent la réponse : l’homme qui prend les décisions est Ehoud Barak, la personne la plus dangereuse d’Israël, le Barak même qui a torpillé la conférence de Camp David et persuadé l’opinion israélienne dans son ensemble que « nous n’avons pas de partenaire pour la paix. »

Il y a 2052 ans aujourd’hui, pendant les Ides de mars, Jules César fut assassiné. Ehoud Barak se considère comme une réplique locale moderne du général romain. Lui aussi voudrait bien pouvoir dire : « je suis venu, j’ai vu, j’ai conquis ».

Mais la réalité est quelque peu différente : il est venu, il a vu, il a détruit.

Article original, « I Came, I Saw, I Destroyed ! », Gush Shalom, 15 mars 2008:
http://zope.gush-shalom.org/home/en/channels/avnery/1205617159/
 

Traduit de l’anglais  pour l’AFPS : RM/SW

Uri Avnery est journaliste et cofondateur de Gush Shalom.

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