Jean Morisset géographe a quitté « la Terre américaine ».

Le 20 juin 2024, un grand géographe s’est éteint. Il était aussi connu en tant que poète, il mariait l’espace géographique à la poésie. Il écrivait continuellement et décrivait les espaces à travers la géopoétique. De l’Arctique au Brésil (en passant par les Caraïbes) , il a parcouru l’Amérique [à ne pas confondre avec États-Unis d’Amérique) du « Grand Nord » arctique au « Sud tropical » (Amazonie). Il comparait merveilleusement le territoire du Grand Nord canadien à l’espace amazonien (du Pérou… au Brésil). Jean Morisset était un vrai géographe, un observateur érudit, unique et poétique, comme le disait l’écrivain-géographe, Jean-Louis Grosmaire. Dans ses écrits, Jean Morrisset parlait souvent de « L’Amérique », du Nord au Sud, et parfois il utilisait le terme « Les Amériques ».
À la fin des années soixante-dix, je commençais mes études en géographie choisies suite au conseil de ma grande amie Louise. Géologie, climatologie, géomorphologie, photographie aérienne… ont fait partie de ma formation, cependant je ne savais pas encore que ce professeur, Jean Morisset, allait orienter (inconsciemment à l’époque) mes études vers une géographie avant tout humaine, politique et culturelle. Jeune étudiante, je suis entrée dans sa classe en me demandant qui était cet homme barbu qui nous parlait de géographie et des autochtones du Canada. Utilisant un vocabulaire sophistiqué, compliqué surtout pour nous les jeunes, nous sommes restés bouche bée, davantage de stupeur et d’étonnement que d’admiration. On ne comprenait absolument rien ! C’est ainsi que j’ai décidé d’aller le voir pour qu’il m’explique un peu plus… puis il s’est ajusté dans son enseignement ou alors nous les étudiants on s’est ajusté à sa façon de parler et d’enseigner. Ils nous avait tous pris par surprise, mais j’écoutais attentivement ses commentaires. « Le mouvement écologiste » (alors populaire auprès des jeunes) « occulte les véritables problèmes sociaux… ». Personne, surtout pas un géographe, n’aurait osé dire ça à l’époque (et même aujourd’hui).
Jean venait de terminer un livre important suite à son séjour dans le grand Nord canadien (dans les Territoire du Nord-Ouest) alors qu’on projetait de construire un pipeline dans la vallée du Mackenzie: « Quand les chiens s’entre-dévorent »… Indiens, Blancs et Métis dans le Grand Nord canadien » (nouvelle édition 2009, publié pour la première fois en 1977, image à droite).
Auteur, professeur, poète, ami, et mentor, il a influencé profondément mon parcours académique et surtout mon regard de géographe. Il m’a appris à remettre en question le discours officiel, à dénoncer les mensonges, à chercher la « vérité géographique », à critiquer et analyser les images (images du Canada et sa propagande officielle, l’image du Guatemala, le Guatemala est un pays qui ne s’appartient plus, la création de l’image des Autres, les images des Indiens du Canada depuis la colonisation, l’image du Brésil….) et à dénoncer les identités usurpées : autochtones, métis et Noirs (les Afroaméricains). L’histoire et la compréhension de la colonisation étaient fondamentales pour comprendre le « vol du territoire », le « vol des identités », l’usurpation.
Il est important de souligner un ouvrage fondamental de Jean « L’identité usurpée » (1985), en voici une citation:
« Depuis plus de deux siècles, se poursuit, au nord des États-Unis d’Amérique, la fabrication d’un État britannique: les Canadiens, les Indiens et le Grand Nord. On a beaucoup applaudi l’Angleterre impérialiste d’avoir su créer, à partir d’un pays sans Anglais au départ -le Canada- un pays majoritairement anglais à l’arrivée -le Canada. Mais il s’agit là d’un point de vue entièrement colonialiste . Le Canada dont il est question n’est pas le Canada et n’a jamais été le Canada, mais un pays au nom usurpé qui s’appelle en fait l’Amérique du Nord Britannique,
Il est, en effet, un pays qui prétend se nommer Canada et que la communauté des nations se voit forcée de reconnaître sous ce nom. Il est un peuple qu’on veut identifier sous le nom de « peuple du Canada » et faire accepter sous ce nom à la communauté des nations. Mais ce n’est pas là son vrai nom.
L’appropriation du nom de Canada constitue un rapt national. L’appropriation de la nation canadienne constitue un vol identitaire. Et la formation d’un pays anglo-américain ayant pris le nom du Canada et l’identité du Canadien procède d’un détournement historique et d’une conquête politique. »
(Jean Morisset, Avant-propos)
C’est aussi grâce à Jean que je me suis intéressée à l’Amérique laine, j’ai été apprendre l’espagnol à Mexico plutôt qu’en Espagne, j’ai choisi d’analyser « L’image du Guatemala » sous sa direction (maîtrise), je suis allée au Brésil et fait une thèse sur « L’espace pluri-culturel et géographie nationale au Brésil » durant la dictature (Jean était sur mon comité de défense de thèse de doctorat). Il a été mon inspiration en tant que géographe et il m’a également donné la fierté d’être géographe.
Il aimait aller écrire dans les cafés et se réfugiait à la campagne pour prendre la plume. Il aimait profondément la nature et il était souvent dans son village natal, St-Michel-de-Bellechasse, situé le long du fleuve Saint-Laurent. Depuis plus de vingt-ans il rédigeait des poèmes, il faisait de la géopoétique.
« Finalement, c’est la Géographie qui l’emportera sur le reste. Car, à force d’inventer un Indien imaginaire, qui l’emportera toujours sur l’Indien réel, fût-il rouge, blanc ou métis, c’est finalement la Géographie imaginaire elle-même qui devient le Personnage mythique dans l’absolu. Et l’Amérique entière se transforme alors en une espèce de super-identité. sublimée, vidée de ses habitants originaux, où le Blanc pourra enfin venir exalter à satiété l’appel délirant de son altérité.
(Sutton, Québec) Amériques, pp. 78-79
Jean, tu vas me manquer, je suis triste de ton départ de la « Terre américaine ». Saudades de você. Boa viagem.
Micheline Ladouceur
Jean Morisset(1940-2024) auteur (entre autres) de :
Métis Witness to the North (1987), Les chiens s’entre-dévorent… Indiens, Blancs et Métis dans le Grand Nord canadien (1977 et Mémoire d’encrier, 2009), Chants polaires, présenté par Nancy Huston (Leméac, 2002) et Haïti délibérée (Mémoire d’encrier, 2011).
Sur la piste du Canada errant (Boréal, 2018), d’Haïti délibérée (Mémoire d’encrier, 2011) et de Maudit silence (L’Hexagone, 2022).