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Journée mondiale des enseignants- Enseigner: faire oeuvre d’humanisation
Par Éric Cornellier
Mondialisation.ca, 05 octobre 2012
Le Devoir.com (Libre opinion)
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«… Je ressentais profondément la vulnérabilité, la fragilité de l’enfance en ce monde, et que c’est pourtant sur ces frêles épaules que nous faisons porter le poids de nos espoirs déçus et de nos éternels recommencements. » — Gabrielle Roy, Ces enfants de ma vie, Stanké, 1977

Il est 15 h 25. À l’exception de ceux qui sont inscrits à un cours de cirque et qui s’activent au gymnase, les élèves viennent de quitter l’école. Je suis assis à mon bureau dans ma classe et je regarde par les fenêtres ; la vue est magnifique. Mes fenêtres donnent sur des montagnes couvertes d’arbres et, à cette époque-ci de l’année, le coloris du paysage est proprement miraculeux.

Les fins de journée d’école ont toujours été pour moi un moment de recueillement. Prendre quelques minutes pour repasser en moi-même le déroulement de la journée et tenter, autant que faire se peut, d’en tirer des observations utiles sur les complexités de l’âme enfantine et sur notre difficulté à la saisir m’est toujours apparu comme étant un exercice nécessaire pour la suite des choses.

Je ne suis pas de ceux qui se contentent sans rechigner des catégorisations d’élèves ou des explications sociologiques ou psychologiques toutes faites qui circulent un peu trop à mon goût dans les milieux scolaires. Par exemple, qualifier de kinesthésique un enfant incapable d’arrêter de bouger ou de dyslexique un autre ayant des difficultés de lecture n’explique en rien l’origine et les raisons profondes de ces problèmes.

À mon avis, ce qui fait que de nombreux enseignants et enseignantes en sont arrivés à se contenter de telles réponses, pourtant insignifiantes, c’est que, depuis quelques années, les patrons de l’éducation (le ministère, les commissions scolaires et les directeurs d’établissement) errent dangereusement en leur imposant un mode de fonctionnement et d’évaluation appelé la gestion axée sur les résultats.

Cibles de réussite

Cette nouvelle philosophie gestionnaire consiste à fixer des cibles chiffrées de réussite à chaque enseignant. Par exemple, mon patron peut me demander d’augmenter le taux de réussite de mes élèves de 2 % pour une année. Et la qualité de mon travail sera alors jugée sur ma capacité à atteindre ces résultats. Dans le cas où je n’y arrive pas, je dois trouver et expliquer les raisons de mon échec. Je vous fais grâce des méthodes pour le moins aléatoires qui servent à mesurer ce taux de réussite. Mais ce qui est profondément affligeant dans cette approche, c’est que les rencontres pédagogiques entre les enseignants et les directions d’école tournent presque uniquement autour de l’observation et de l’interprétation de tableaux de chiffres censés témoigner de la valeur et de l’efficacité de l’enseignement.

Kafka n’est pas loin. Et quand, il y a deux ans, le directeur de mon école a imposé à notre conseil d’établissement, sous la menace de se retrouver en situation d’illégalité dans le cas d’un refus, cette gestion axée sur les résultats accompagnée de cibles chiffrées, je me suis obligé à relire Le procès de Kafka ; et j’en ai saisi alors toute la triste actualité.

Sournoises offensives

J’ai cependant toujours cru et je crois encore que ce qui fait l’honneur de l’homme, c’est son inaliénable capacité à s’opposer et à résister à tout ce qui le déshumanise. Et je suis de plus en plus convaincu que les enseignants forment une des premières lignes de cette résistance aux offensives de déshumanisation tous azimuts qui menacent les sociétés comme la nôtre en voie de marchandisation mondialisée.

Ces offensives déshumanisantes sont sournoises, car elles s’avancent vers nous sous les apparences d’une rationalité sans faille : l’efficacité, la performance, la compétitivité, etc. Prétendre s’y opposer fait de vous un rêveur qui ne comprend rien à la nécessité pour tout un chacun de sauver sa peau en se mettant au service d’une économie efficiente permettant aux meilleurs de tirer leur épingle du jeu.

Pourtant, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent contre une telle vision des choses. Ces voix proclament qu’un autre monde est possible, que l’être humain est doué d’une vie propre qui vaut par elle-même. Il n’est pas qu’une ressource humaine dont on peut jauger la valeur selon sa rentabilité économique. Agir ainsi, se serait nier son humanité ; et qui amoindrit l’humanité, ne serait-ce qu’en un seul homme, en ternit l’image en tous les hommes.

Visage de notre humanité

Un des grands penseurs de notre époque, le politologue et économiste Riccardo Petrella, a fort bellement dit qu’il est devenu urgent de « donner comme objectif prioritaire au système scolaire d’apprendre à savoir dire bonjour à l’autre ».

Apprendre à dire bonjour à l’autre, ce serait mettre de côté la compétition, qui s’inscrit dans une logique de guerre exigeant des gagnants et des perdants, pour enseigner plutôt la coopération, qui est reconnaissance de l’existence de l’autre et des riches complémentarités qui résultent de nos différences et de nos ressemblances. Apprendre à dire bonjour à l’autre, ce serait reconnaître pleinement le caractère sacré de toute vie humaine et de la biosphère qui la rend possible en cessant d’exploiter d’une manière éhontée les richesses de ce monde pour plutôt s’en faire les gardiens enfin devenus responsables.

En cette Journée mondiale des enseignantes et des enseignants, je voudrais saluer d’un grand geste ces femmes et ces hommes qui, à temps et à contretemps, luttent au quotidien auprès des enfants du monde entier pour que ne s’efface point le visage de notre humanité.

Éric Cornellier : Enseignant au primaire au Québec

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