Kaboul dans le miroir de l’OTAN
Kaboul aussi est devenue une de ces villes où l’âme est en cage. Elle est le spectre de ce qu’elle a été jusqu’à il y a trente cinq ans, quand des bandes de jeunes va-nu-pieds la firent sortir du trou noir de l’histoire et de la géographie. Mais cet air vif des années 70, les files de petits hôtels le long des routes de poussière et la découverte d’une sorte de Moyen-Âge islamique qui faisait ses premiers pas dans la modernité, n’est plus qu’un souvenir terni. Le ciel aussi semble plus morne aujourd’hui à Kaboul et même le rare vol des cerfs-volants, tradition interdite par les talibans, ne parvient pas à le raviver. L’âme du visiteur reste emprisonnée dans les chambres d’hôtel, les bureaux, dans les résidences blindées louées par la communauté internationale et dans lesquelles le code de sécurité, mot clé dans cette ville, vous retient comme une prison sans barreaux, mais avec un verrou invisible qui vous interdit la rue. C’est la croix et la bannière pour arriver à convaincre Arif d’une promenade dans Ciken Street, la fameuse rue, à cette époque dont on se souvient ici comme de l’âge d’or de Kaboul. Mais ce charme subtil a évidemment disparu. Il n’y a pas de suisses aux cheveux longs ni de suédoises masculines et glaciales, fumant du haschich dans les caikana, où l’on se devait de mettre son morceau de sucre à la bouche avant de boire le thé dans les Duralex universels, symbole avant la lettre d’une globalisation annoncée même pour ce pays de chevaux, de bergers, de guerriers et d’arides montagnes.
A la place des chevaux, ceux de frise
Les chevaux arabes, remplacés par ceux de frise, ont disparu, et les suédoises androgynes avec. Les guerriers cependant pullulent. Du moins quand sonne l’heure de la permission. L’allemand, l’italien, l’américain. Ils viennent à Ciken Street acheter des tapis et de la pacotille à ramener chez eux (à l’époque déjà, les turquoises arrivaient d’Allemagne). Souvenirs de cette guerre qui est là mais ne se voit pas, qui se fait sans trop se dire. Qu’on perçoit, cependant. La tension est palpable quand on sort de chez soi dans la seule ville où Karzaï commande vraiment. Après elle s’évanouit, quand même, en promenant, parce que Kaboul n’est pas Bagdad même si sa « zone verte » fait tout pour lui ressembler.
Si les fastes de la saison hippy sont un souvenir, la nouvelle Kaboul est par contre le signe des profonds changements que 25 années de guerre (si l’on veut faire coïncider son début avec l’invasion russe) ont amené dans cette capitale d’une intense couleur ocre, comme la terre sur laquelle la ville largement étendue à l’horizontale s’est construite. Les statistiques sont approximatives mais, si en 79 il y avait 900 mille habitants, ils se comptent maintenant par millions. Electricité hoquetant, pas d’égouts ni d’eau dans les nouvelles installations, très souvent sans permis, mais une richesse surprenante, avec le goût un peu amer de l’opium et la saveur acide du fer des fusils, qui a fait son chemin dans cette ville où les points de relief se comptent sur les doigts d’une main : le palais du roi (aujourd’hui aussi résidence de Karzaï), la grande mosquée, la Poste, la Banque centrale, le Kaboul Hôtel, maintenant, paradoxalement, rebaptisé Kaboul Serena. Ces nouvelles maisons au style indéfinissable sont tout à fait semblables à leurs jumelles de Peshawar ou même de Belgrade, toutes proportions gardées, architecturalement et culturellement. L’idée de base est : je montre donc je suis. L’image qu’il faut donner : je peux, pas toi. Le message à transmettre : je suis un criminel, et alors ?
Scénario catastrophe et l’Otan rafle tout
Les « nouveaux riches » de la guerre – celle contre les russes, celle entre moudjahiddines, et celle d’aujourd’hui, toutes grassement financées – ne manquent pas ici non plus, comme partout où il y a de l’argent à faire avec les armes et les stupéfiants, dans le marasme d’un conflit. Rien à voir avec l’afghan noir, le haschich parfumé de la belle époque. Ici, c’est un pays où le commerce de l’opium se fait au vu et au su de tout le monde, avec la complicité de nombreux parlementaires, le plus souvent élus par force plus que par amour. Avec des exceptions bien sûr, mais corroborées par une désillusion générale dans une situation que l’ambassadeur allemand à Kaboul a défini, devant la commission des affaires étrangères de son parlement – d’après le quotidien Bild – comme étant au bord d’une catastrophe, avec un gouvernement qui pourrait en perdre le contrôle d’ici un an, un an et demi. La perception du diplomate doit aussi être partagée par les autres chancelleries, même si tout le monde préfère jeter de l’eau sur le feu, à commencer par les généraux, les véritables patrons en ville. Maintenant plus que jamais, puisque l’Otan a approuvé hier l’extension de la mission Isaf à tout l’Afghanistan, en y englobant aussi les 10 mille soldats américains (environ) de la désormais obsolète « Endurind freedom ». Du reste, dit la députée Fawza Kofi, vice-présidente de la Chambre basse, « la baby démocratie afghane mourrait » si l’Otan partait, et elle non plus ne sait pas quantifier le temps qu’il faudra pour permettre à l’armée nationale, 35 mille hommes, de devenir adulte. En attendant, cette guerre par procuration, dont les résultats sont assez discutables, a déjà coûté des milliers de victimes civiles afghanes, huit militaires à l’Italie et, pour rester dans les chiffres, 36 soldats et un fonctionnaire du ministère des affaires étrangères du Canada. Contingent vers lequel, avec le notre, semblent se diriger les dernières actions de la guérilla, bien que le commandement italien de Herat ait défini l’attentat d’avant-hier comme « fortuit ». Mais plus rien, ici, n’est fortuit. Pas même une promenade à pied par les rues d’une ville qui a perdu l’envie de plaisanter. Et qui cache son âme sous un costume trop étroit fait sur mesure par le mauvais tailleur.
Lettera22
Edition de vendredi 29 septembre
http://www.lettera22.it/showart.php?id=5728&rubrica=64
Et édition de vendredi 29 septembre de il manifesto
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio