Kamala Harris peut-elle inverser le déclin de son pays?
Pour stopper la montée du fascisme aux États-Unis, il faut une sorte de nouveau contrat social, mais on ne peut guère s'attendre à ce qu'il vienne de Harris. Une autre approche sera nécessaire.
Si Trump est réélu président, cela représente sans aucun doute un grand danger pour le monde. Personne d’autre que son colistier J.D. Vance ne l’a comparé à Hitler en 2016. Quoi qu’il en soit, en cas de réélection, un personnage imprévisible et peu fiable se retrouverait à la tête d’un arsenal nucléaire gigantesque.
Aux États-Unis, la démocratie subirait un coup sévère. Trump se positionne comme un leader fort qui maintient un lien direct avec ses partisans en utilisant une sorte d’hypnose de masse. Il exige une obéissance aveugle de ses partisans et des membres de son parti.
Trump n’accorde aucune importance à la science ou à la vérité. Il cherche à miner l’État de droit et à éliminer ses rivaux politiques, visant ainsi un État à parti unique. Avec un nouveau mandat de Trump, les milices armées deviendraient de plus en plus visibles.
Ne vous faites pas d’illusions, Trump est beaucoup plus fort qu’il y a huit ans. Comparé à 2016, il est aujourd’hui bien mieux préparé à la présidence. Il n’est plus novice, dispose d’une équipe bien plus compétente et exerce un contrôle total sur son parti.
Bref, avec Donald Trump, nous avançons vers une fascisation accrue de l’État le plus puissant du monde. Et il n’est pas inconcevable qu’il y parvienne. Au contraire, cette chance est réelle. Dans les sondages les plus récents, Trump devance légèrement Harris.
La Trumpification
Une victoire électorale de Harris serait absolument préférable, mais même si elle l’emporte, il y a peu de raisons de se réjouir. Il y a trois raisons à cela.
Tout d’abord, tout le spectre politique, sous l’impulsion de Trump, a glissé vers la droite, voire l’extrême droite. Quel que soit le vainqueur des élections, ce sont en grande partie les idées de Trump qui triompheront. C’est lui qui a déterminé les thèmes et les lignes directrices de ces élections.
Pour détourner les électeurs de Trump, Harris a adopté, en tout ou en partie, certaines de ses positions. The Economist parle à cet égard de la « Trumpification » de la politique aux États-Unis.
Deuxièmement, le nouveau président élu, quel qu’il soit, n’aura pas de majorité au Congrès, composé du Sénat et de la Chambre des représentants. Les Républicains ont 66 % de chances d’obtenir une majorité au Sénat et les Démocrates 61 % de gagner la Chambre des représentants.
Donc, même si Harris l’emporte, elle sera pieds et poings liés au Sénat sous la majorité républicaine. Des mesures sociales importantes comme l’augmentation du pouvoir d’achat ou une éventuelle extension de la couverture santé universelle seront difficilement réalisables.
Troisièmement, si Harris devient présidente, elle devra surtout répondre aux exigences des grandes entreprises. Mais nous y reviendrons.
Cherchez les 7 différences
En matière d’avortement, les deux candidats sont diamétralement opposés. Mais pour la plupart des autres questions, il existe un grand nombre de points communs entre les deux. Ils partagent souvent les mêmes objectifs, mais Trump joue plus fort.
La question de l’immigration en est un bon exemple. Trump a annoncé son intention de déporter 25 millions de migrants « illégaux ». Cependant, le financement d’une telle déportation massive n’obtiendrait jamais l’accord du Congrès. De son côté, Harris accepte une limitation accrue de l’octroi de l’asile et s’est donc rapprochée de la position de Trump.
Le climat est un autre exemple. Trump a promis d’étendre les forages pétroliers et gaziers dès son premier jour au pouvoir. Mais, malgré un soi-disant plan climatique ambitieux, les États-Unis, sous Biden, n’ont jamais produit autant d’énergie fossile qu’aujourd’hui. Harris continuera cette politique; elle soutient explicitement la production intérieure de pétrole et de gaz, y compris la fracturation hydraulique [1].
The Economist conclut : « Le choix que les électeurs feront en novembre maintiendra le rythme actuel de décarbonisation [trop lent, ndlr] ou le ralentira. Dans les deux cas, l’orientation globale restera largement inchangée. »
Existe-t-il une approche différente à l’égard de Gaza ? Netanyahou attend probablement que Trump retourne à la Maison Blanche pour avoir encore plus de liberté qu’actuellement. Mais sous les Démocrates de Biden, près de 8 % [2] de la population de Gaza a été exterminée ; 60 % des bâtiments, y compris des écoles, des hôpitaux et des mosquées, ont été détruits, et la majorité de la population souffre de famine.
Biden n’a rien fait pour arrêter cela et a continué à envoyer des armes. C’est uniquement pour des raisons électorales et diplomatiques qu’il a parfois opposé une résistance verbale, mais rien de plus. Avec Harris, cela ne changera pas.
Et l’Ukraine ? Trump a promis de mettre fin à la guerre immédiatement et de faire asseoir les belligérants à la table des négociations. Mais il est resté très vague sur la manière de le faire. Ce plan a, de toute façon, peu de chances de réussir.
Les Démocrates, de leur côté, ont de moins en moins confiance en la capacité de l’Ukraine à récupérer les territoires occupés par la Russie, encore moins la Crimée. Cela signifie que des pourparlers avec la Russie seront nécessaires pour mettre fin à la guerre. Harris, en tant que présidente, aura de plus en plus de mal à obtenir le soutien militaire et financier à l’Ukraine au Congrès.
Ainsi, les différences entre Harris et Trump, même en ce qui concerne l’Ukraine, ne seront pas si grandes en pratique.
Une crise profonde
Il est inimaginable qu’un bouffon vulgaire, incompétent et frauduleux comme Trump ait une chance sérieuse d’être réélu. Une figure comme Trump montre à quel point le pays est en déclin, il est le symptôme d’une crise profonde.
Un nombre effrayant d’Américains semblent désespérés au point de chercher un leader fort, même s’il profère les plus grandes absurdités et agit contre leurs propres intérêts.
Le pays le plus riche du monde est en même temps un cimetière social. 58 % des citoyens vivent de chèque de paie à l’autre, et 25 % de la population reporte un traitement pour une maladie grave en raison des coûts. Souvent, il faut cumuler deux à trois emplois pour éviter de sombrer dans la pauvreté.
Cette situation sociale inacceptable dans un pays si riche se traduit par une méfiance envers la politique. Au cours des dix dernières années, la confiance dans le gouvernement fédéral a oscillé entre seulement 15 et 20 %. La confiance dans d’autres institutions diminue également.
Trump exploite habilement cette situation en se présentant comme un outsider. Issu de l’élite, il se présente comme un combattant contre l’establishment, s’en prenant à la classe politique, aux médias, aux scientifiques et aux intellectuels. Son langage direct et vulgaire s’accorde parfaitement avec cette image.
Rompre avec la fascisation
Le malaise social et la méfiance politique sont des terrains fertiles pour le fascisme, dont Trump est l’incarnation. Cependant, le fascisme n’a pas commencé avec Trump. Les bases des mouvements d’extrême droite et néofascistes au sein du Parti républicain ont été établies il y a longtemps. Il suffit de penser à des personnalités comme Newt Gingrich [3], au cabinet de guerre de George Bush Jr. [4], ou au Tea Party [5].
Bien que Trump n’ait pas lancé ce processus, il en a été un catalyseur important, qui l’a accéléré.
Arrêter ce processus de fascisation nécessiterait une sorte de nouveau contrat social caractérisé par une fiscalité équitable, une couverture santé universelle, une augmentation des salaires et des retraites (minimaux) et un enseignement supérieur plus abordable. De plus, le système politique a besoin d’un renouveau radical.
On peut difficilement espérer cela de Harris. Si elle est élue, ce sera d’abord grâce aux grands financeurs ayant soutenu sa campagne. Pour ces élections, elle et son parti ont recueilli une somme record de 2,15 milliards de dollars [6]. Mark Twain, écrivain et humoriste, disait un jour : « Nous avons le meilleur gouvernement que l’argent puisse acheter. »
Ce sont les grands groupes de capitaux ayant soutenu sa campagne, et non les électeurs, qui détermineront les orientations de la politique de Harris si elle est élue. Il s’agit de grandes entreprises : l’industrie de l’armement, l’oligarchie financière, les géants de la technologie, etc.
L’équilibre des pouvoirs au sein de ces secteurs façonnera les nouvelles politiques, favorisant les grandes entreprises au détriment du citoyen moyen.
On peut prédire avec certitude que la perte de richesse, l’inégalité, l’insécurité, le manque de perspectives d’avenir et la méfiance à l’égard des politiciens persisteront. Comme dans d’autres pays occidentaux, ces conditions resteront un cocktail explosif qui pourrait conduire – et conduira probablement – à des personnages comme Trump ou pire.
À la base
Il ne faut pas trop attendre de gens comme Harris et du système politique actuel en général. Pour inverser la tendance, il faudra autre chose. Le changement devra venir de la base, par un travail patient d’éducation, d’organisation et de mobilisation des gens pour un projet progressiste durable. Ce qui est encourageant, c’est que ces dernières années, les idées de gauche retrouvent une forte adhésion au sein de la population, en particulier chez les jeunes. Un sondage réalisé il y a deux ans montre que 44 % des jeunes de 18 à 29 ans ont une opinion favorable du socialisme (contre 40 % pour le capitalisme).
Le développement d’un projet aussi progressiste déterminera l’avenir non seulement des États-Unis mais aussi du monde. Il reste encore beaucoup à faire.
Marc Vandepitte
Sources :
– Dimaggio A., Rising Fascism in America. It Can Happen Here, New York, 2022.
– La Trumpification de la politique américaine
Notes :
[1] Le fracking [fracturation] est une méthode pour extraire, entre autres, le gaz et le pétrole de schiste des profondeurs du sous-sol. Cette technique d’extraction est extrêmement polluante.
[2] La prestigieuse revue médicale The Lancet estime qu’au moins 186 000 habitants ont probablement perdu la vie, soit directement par balles et bombardements, soit indirectement en raison du manque de soins médicaux, de pénuries alimentaires ou d’absence d’installations sanitaires. Cela représente plus de 8 % de la population totale.
[3] Newt Gingrich était le président ultraconservateur de la Chambre des représentants de 1995 à 1999. Dans une interview en 2022, il a accusé de criminels les membres du Congrès qui enquêtaient sur la tentative de coup d’État de Trump du 6 janvier 2021, et les a menacés d’emprisonnement si les Républicains reprenaient la Chambre des représentants lors des élections de mi-mandat de 2022.
[4] Le think tank ultraconservateur belliciste Project for the New American Century exerçait alors une grande influence sur le cabinet de George W. Bush.
[5] Le mouvement Tea Party était un mouvement politique ultraconservateur au sein du Parti républicain, lancé en 2009. Ce mouvement mêlait activisme libertarien, populisme de droite et conservatisme, organisant plusieurs protestations et soutenant divers candidats politiques.
[6] Financial Times, 30 octobre 2024, p. 3.