Kertch : défi ukrainien, sur le grand échiquier
Fin 1991, l’implosion de l’URSS a jeté les bases d’une stratégie anti-russe, sous l’action d’une puissance américaine avide d’affaiblir la Russie pour en contrôler les ressources et la neutraliser en tant que puissance globale. Dans le cadre de la transition post-communiste, la stratégie de containment (endiguement) de la Guerre froide s’est radicalisée en stratégie de roll back (reflux) de la puissance russe. Pour Zbigniew Brzezinski, il s’agit d’éroder l’influence historique de la Russie dans sa périphérie post-soviétique. Selon lui, la vision russe de son « étranger proche » donne un rôle clé à l’Ukraine et traduit une logique géopolitique « impériale ». Sa doctrine, décrite dans son livre de 1997, Le Grand échiquier, reste jusqu’à la présidence Trump la matrice de la diplomatie américaine focalisée contre l’émergence d’un rival sur le continent eurasien, nuisible à sa domination mondiale. Elle permet de décrypter l’incident de Kertch.
Le cœur de la doctrine Brzezinski est le contrôle des « pivots géopolitiques », les républiques stratégiques de l’ex-URSS. Elle vise l’instauration dans l’espace post-soviétique d’un « pluralisme géopolitique » favorisant l’émancipation des ex-républiques de la tutelle moscovite et bloquant le retour impérial d’une Russie nostalgique de son passé, encline à recouvrer son espace politique. Pour Brzezinski, cette configuration géostratégique fait de l’Ukraine une priorité de la diplomatie américaine justifiant toutes les « manipulations ». En vue de verrouiller toute velléité russe, le contrôle de l’Ukraine est devenu une obsession stratégique, justifiant la « révolution » de 2004 (« orange ») et celle de 2013 (« maïdan »), sanctionnée par le putsch du 22 février 2014. De nombreuses crises adroitement construites et détournées, impliquant Moscou, se sont succédées – dont la dernière est celle de Kertch.
Ce contrôle du pivot ukrainien exprime la réussite du soft power américain, surfant sur la « démocratie » comme idéologie révolutionnaire portée par des ONG dollarisées et centrée sur le regime change – en surfant sur les courants radicaux, dont néonazis en Ukraine. Comme avant-garde éclairée et formatée par Washington, les groupes paramilitaires extrémistes ont joué un rôle décisif dans le putsch nationaliste anti-russe, marqué par le massacre d’Odessa du 2 mai 2014 – sous l’œil de l’Occident.
Depuis l’élection de Vladimir Poutine, en mars 2000, cette évolution géopolitique s’appuie sur la perception d’une Russie structurellement hostile, redevenue la « menace principale » dans la doctrine stratégique américaine. Perçu comme l’héritier de l’homo-soviéticus, Poutine conduit une politique de puissance impliquant la construction d’un Etat fort, via une diplomatie axée sur la défense des intérêts nationaux et restaurant l’image d’une puissance russe, contrepoids à l’hégémonie américaine. En atteste, sa gestion de la crise ukrainienne.
En justifiant le renforcement de l’axe UE-OTAN, la construction d’un ennemi majeur – russe – devient le moteur de la stratégie ukrainienne, marquée par l’incident naval russo-ukrainien dans le détroit de Kertch. Au matin du 25 novembre 2018, 3 navires militaires ukrainiens ont violé la frontière maritime russe, effectuant des manœuvres dangereuses et refusant d’obéir aux ordres des garde-côtes. L’incident s’est produit au niveau du détroit de Kertch, séparant la mer d’Azov de la mer Noire. Les garde-côtes russes ont utilisé leurs armes pour stopper ces navires. Moscou a ouvert une enquête pour violation de ses frontières, alors que le Président ukrainien Piotr Porochenko a instauré une loi martiale partielle pour une durée de 30 jours à partir du 28 novembre. Une décision surprenante, disproportionnée par rapport aux faits et, surtout, politiquement non neutre.
Dans le prolongement de la ligne anti-russe de Washington justifiée par « l’annexion » de la Crimée, Porochenko a exigé après l’incident de Kertch de nouvelles sanctions face à « l’agression russe ». Ainsi, la Russie deviendrait un « coupable raisonnable » face à une Ukraine bénéficiant d’une présomption d’innocence. Diabolisée par l’hystérie médiatique, la ligne « expansionniste » de Moscou offre une justification idéale à la hausse des budgets de défense otaniens face à la « menace russe », commercialement très rentable pour l’armement américain destiné aux états anti-russes de l’est-européen (Etats baltes, Pologne, Roumanie). Une redoutable cohérence géostratégique.
Objectivement, cet incident ne peut servir les intérêts de Moscou, déjà acculée par une politique de sanctions irrationnelle imposée par le tuteur américain et reconduite automatiquement par les états vassaux. En revanche, il sert les intérêts américano-ukrainiens, condamnés à un mariage forcé depuis le putsch :
– d’une part, en accélérant le rapprochement de Kiev avec la structure politique et sécuritaire euro-atlantique, cet incident renforce le leadership américain. Une Ukraine intégrée à l’Otan serait le pire cauchemar politique de la Russie post-soviétique, en servant de support à l’extension européenne du bouclier anti-missiles américain – qui neutraliserait une partie de son potentiel nucléaire stratégique.
– d’autre part, en réveillant le nationalisme anti-russe sur lequel a surfé le candidat Porochenko lors des élections de mai 2014, cet incident pourrait le sauver d’une défaite certaine aux présidentielles de mars 2019. Au moment de l’incident, la popularité de Porochenko touchait son plus bas historique, avec 10% d’intentions de vote. En outre, la loi martiale lui permet de verrouiller l’opposition et le débat électoral « démocratique ». Sous verrou américain, la boucle semble – stratégiquement – bouclée.
Véritable défi programmé, la provocation de Kertch est une pièce décisive de la stratégie américaine post-guerre froide du reflux de la puissance russe sur l’échiquier eurasien (*).
Jean Jeronimo
Papier publié initialement le 11 janvier 2019, par le journal l’Humanité
(*) L’incident a été, en permanence, surveillé par un avion-espion américain.