L’affaire Bishara

Il ne faut pas se tromper : la campagne contre Bishara fait partie d’une offensive beaucoup plus vaste, une offensive qui touche tous les citoyens palestiniens d’Israël sans exception.

Les médias israéliens publient nombre d’articles, d’interviews et de comptes rendus à propos de « l’affaire Bishara ». Aucun cependant ne permet aux lecteurs de savoir ce qu’il en est vraiment, et les rumeurs, les suppositions et les fuites depuis les officiels de la sécurité israélienne se substituent à la véritable information.

Au moins, une chose est limpide comme le cristal : le jeune et charismatique leader palestinien et membre de la Knesset pour l’Alliance démocratique nationale (le Balad), est la cible d’une campagne orchestrée de délégitimation qui pourrait conduire à l’inculper de… de quoi ? La plupart des journalistes affirment que Bishara est trop frondeur pour agir hors des limites de la loi et que durant toutes ces années il a pris soin de ne pas mordre la ligne. Si le dirigeant du Balad n’a commis aucun acte illégal, alors la seule chose qui demeure, ce sont ses opinions politiques. Aujourd’hui, Azmi Bishara est pris à partie pour sa forte opposition à la guerre contre le Liban et son soutien public à la résistance nationale libanaise, Hezbollah inclus.

Aucun doute, Azmi Bishara est l’un des meilleurs produits de la nouvelle génération de dirigeants politiques de la minorité palestinienne d’Israël. Une génération qui exige ses droits civils et refuse de les mendier ; une générationqui prend la définition que se donne Israël, d’Etat démocratique, très au sérieux. « Israël doit être l’Etat de tous ses citoyens » est la principale exigence du Balad. Comme l’explique le journaliste B. Michael dans le Yediot Aharonot du 13 avril 2007 : « Les lecteurs avisés devraient essayer de chercher dans leur mémoire s’il existe une seule démocratie au monde qui ne soit pas « l’Etat de tous ses citoyens. » […] Quelqu’un qui parle d’un Etat qui n’est pas l’Etat de tous ses citoyens, c’est comme s’il disait d’une mère qu’elle n’est pas la mère de tous ses enfants. […] Un Etat pour tous ses citoyens est tout simplement une tautologie. »

Cette évidence pourtant n’est pas partagée par la majorité des faiseurs de l’opinion publique israélienne. Dans le même numéro du Yediot Aharonot, l’éminent analyste politique, Alex Fishman, écrit : « Déjà en 1996, Bishara évoquait « un Etat pour tous ses citoyens ». C’est en fait un nom de code pour la devise idéologique du courant radical chez les Arabes israéliens depuis les années 50. » Le crime d’Azmi Bishara est en réalité d’exiger que les institutions, les structures, les lois, les règlements, les pratiques et l’idéologie officielle de l’Etat d’Israël soient à la mesure de la définition qu’il donne lui-même d’Etat démocratique. La campagne hystérique contre Bishara confirme que l’Etat israélien est bien loin d’être un Etat démocratique, même si, à la différence de l’Afrique du Sud de l’apartheid, il est reconnu des droits civiques à la minorité palestinienne.

La dimension tautologique d’un Etat démocratique pour tous ses citoyens est si évidente qu’après le Balad, le Parti communiste israélien et le parti Meretz, sioniste de gauche, se sont sentis obligés il y a plusieurs années d’ajouter à leur programme « Israël est l’Etat de tous ses citoyens ».

En réalité, ce que le Balad proclame (et avant lui, le groupe antisioniste Matzpen), et pour lequel il est attaqué, est aussi simple que cela : aussi longtemps qu’un Etat ne se considère pas comme l’Etat de tous ses citoyens et n’agit pas en conséquence, il n’est pas une démocratie, même si tous les citoyens participent au processus électoral.

Si Israël n’est pas un Etat pour tous ses citoyens, qu’est-ce que c’est ? Nul besoin d’une analyse universitaire pour définir le véritable caractère de l’Etat d’Israël ; sa propre définition (dans la Déclaration d’Indépendance par exemple) nous fournit la réponse : Israël est l’Etat du peuple juif (de tous les Juifs du monde). Une telle définition a une double implication : pendant qu’un Juif de Brooklyn possède, en tant que Juif, « une part » dans l’Etat, le citoyen palestinien de Tarshiha en Galilée n’est rien de plus qu’un habitant, une sorte d’immigré dans son propre pays. C’est exagéré ? pas du tout. Quel pays démocratique a eu autant de lois (toutes rejetées jusqu’à maintenant) proposant de refuser la citoyenneté pour telle ou telle raison à ses citoyens qui ne sont pas de la majorité ethnique ? Quel pays (même non démocratique) en dehors d’Israël nie le droit de ses citoyens à la réunification familiale, époux et épouse ensemble, s’ils ne sont pas Juifs, et de fait les oblige de par sa loi à émigrer s’ils tiennent à vivre comme une famille ?

La « citoyenneté » de la population israélienne non juive n’est pas un droit fondamental qui résulte du fait d’être citoyen, elle est « attribuée » par le souverain (juif), et par conséquent elle est soumise à appréciation, elle est précaire et conditionnelle. En tant qu’ « Etat juif démocratique », le souverain en Israël, ce ne sont pas les citoyens, mais « les personnes juives ». L’exigence démocratique, basique, évidente, tautologique, pour un Etat israélien comme Etat de tous ses citoyens, est en réalité l’exigence que le souverain soit la collectivité de tous ses citoyens et non pas un groupe ethnique spécifique.

En ce sens, la définition d’Israël par les érudits israéliens, Oren Yiftachel et Yoav Peled, comme une ethnocratie, et non une démocratie, est extrêmement pertinente.

Le député Azmi Bishara est pris à partie aujourd’hui pour sa remise en cause du caractère non démocratique d’Israël en tant qu’Etat ethnique, avec tout son talent et sa sensibilité démocratique forte, et pour avoir obligé les faux libéraux israéliens à se regarder dans un miroir – un miroir qui ne ment pas et montre le visage déformée des prétentions démocratiques israéliennes.

Cependant, l’affaire Bishara ne se limite pas à une attaque contre un brillant critique du régime israélien, il faut la placer dans un contexte plus large. Azmi Bishara n’est pas le premier à défier l’oxymoron « Etat juif démocratique », et certainement pas le plus extrémiste dans la critique. Par ailleurs, une telle critique était en vogue chez les érudits et intellectuels israéliens entre le milieu des années 80 et la fin des années 90. Cependant, nous ne sommes pas dans les années 80, mais en 2007, c’est ce qui fait la différence.

En octobre 2000, l’élite dominante en Israël a lancé une « contre information » radicale à propos de la place et des droits de l’ensemble des citoyens palestiniens d’Israël. Après deux ou trois décennies de libéralisation partielle du système israélien, et spécialement durant l’ère Rabin – après trois décennies d’une société quasi totalitaire – avec une réelle amélioration du statut de la minorité palestinienne, Ehud Barak, le plus raciste de tous les Premiers ministres israéliens, a décidé de mettre un coup d’arrêt à ce qui était perçu comme une érosion du « caractère juif » d’Israël.

Le meurtre de douze manifestants pacifiques palestiniens [1]a été le signal par le sang que la partie était finie et que les citoyens palestiniens devaient se rappeler qu’ils n’étaient que tolérés par la majorité juive, et sans égalité avec le corps citoyen souverain. Ce massacre fut suivi d’une série de déclarations agressives graves et de menaces contre les députés palestiniens et, plus généralement, du retour de la vieille politique du poing de fer contre la population arabe toute entière et contre les acquis sociaux et politiques des deux dernières décennies.

La population palestinienne, pourtant, n’est pas retournée à sa place « naturelle » de minorité tolérée et elle a continué à lutter pour une véritable égalité : l’an dernier, plusieurs institutions palestiniennes représentatives ont publié un document de travail de 4 pages dans lequel sont formulées les exigences d’une égalité et d’une citoyenneté véritables, contestant de différentes manières la nature juive non démocratique de l’Etat. Dans une large mesure, la direction de la communauté palestinienne d’Israël ne veut pas comprendre le message de Barak et répond à son discours par le renforcement de ses exigences pour ses droits et pour l’égalité.

Après la publication de ce document, la direction des renseignements israéliens a présenté la population palestinienne dans son ensemble comme une « menace stratégique » pour Israël. En effet, c’était bien le retour au discours des années 50 et l’indication de ce que la Sécurité et l’establishment politique avaient à l’esprit.

Il ne faut pas se tromper : la campagne contre Azmi Bishara fait assurément partie d’une offensive beaucoup plus vaste, une offensive qui touche tous les citoyens palestiniens d’Israël sans exception. Ces dirigeants palestiniens qui ont choisi Azmi pour hurler avec les loups de l’establishment et des médias israéliens en accusant l’ « extrémisme » de Bishara, qui critiquent publiquement son « rôle négatif en direction de l’opinion publique juive », espérant par ce moyen se sauver eux-mêmes des agressions à venir, se leurrent complètement. Ils refusent d’appréhender le contexte de la contre information globale, laquelle devrait aussi inquiéter tout Israélien.

Se regrouper derrière Azmi Bishara n’est pas seulement un devoir démocratique fondamental, c’est aussi la seule façon de protéger les libertés civiles en Israël et d’impulser une réaction populaire forte contre cette contre information qui menace chaque citoyen israélien.

* Voir La Constitution démocratique de M. Dwairy publié le 4 mars.


Michel Warschawski est le co-fondateur du Centre d’information alternative (AIC), mouvement anti-colonialiste israélien, basé à Jérusalem.

Article original en anglais: Alternative Information Center – AIC 
A Return to the 1950s? The Bishara Affair , 16 avril 2007.
 
Version française: Protection Palestine : traduction JPP

notes : C Léostic : Afps

Notes:

[1] en octobre 2000, lors d’une manifestation de protestation en Israël contre la sanglante répression israéliennes des premières manifestations de la deuxième Intifada

[2] Voir aussi sur le site al Oufok, une protestation contre la campagne menée contre Bishara et une pétition : http://www.aloufok.net/article.php3 ?id_article=3818

 



Articles Par : Michel Warshawski

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