L’affaire de l’oiseau blanc

TZIPI LIVNI, comme son nom l’indique est l’oiseau blanc de la politique israélienne (Tzipi est l’abréviation de Tzipora, “oiseau”, et Livni vient de Lavan, “blanc”). Face au faucon Benyamin Netanyahu, au vautour Ehoud Barak et au corbeau Ehoud Olmert, on la considérait comme l’amie au plumage immaculé.

Dans les sondages d’opinion, elle a bénéficié d’une popularité remarquable. Elle l’emporte sur tous les autres personnages politiques de la coalition gouvernementale. Tandis que la courbe de popularité des deux Ehoud – Olmert et Barak – descendait, la sienne était ascendante.

Pourquoi ? Peut-être s’agissait-il là de prendre ses désirs pour la réalité. On admet généralement  que dans la Knesset actuelle aucune coalition ne peut se constituer sans Kadima. Par conséquent, si l’on veut éliminer Olmert tout en évitant de nouvelles élections, le remplaçant d’Olmert doit appartenir lui aussi à Kadima. Livni est la seule candidate crédible.

Il y a cependant quelque chose d’étrange dans la popularité de Livni. Jusqu’à présent, elle n’a pas affronté d’épreuve sérieuse. Elle n’a jamais assumé de véritable responsabilité de direction. Elle n’a été qu’une médiocre ministre de la Justice.

Son image dans le public est vraiment impressionnante. Elle paraît honnête, qualité rare pour une personnalité politique. Elle paraît prudente. Elle paraît courageuse.

Mais lorsque l’on examine son dossier, on doit à regret aboutir à une conclusion opposée. Tzipi Livni est loin d’être courageuse et loin d’être prudente.

CELA EST DEVENU ÉVIDENT il y a un an, après la seconde guerre du Liban.

Il semblait que la colère de l’opinion causée par l’échec de la guerre allait entraîner la chute d’Olmert. Livni sauta sur l’occasion. Dans un geste théâtral, elle demanda la démission du Premier ministre et posa sa candidature à sa succession. On fit répandre l’information que, très tôt après le déclenchement de la guerre, elle avait déjà demandé d’y mettre fin (ce qui ne l’a pas empêchée de voter en faveur de toutes les initiatives d’Olmert.)

C’était un acte courageux, bien que pas très prudent. Parce qu’il est très vite apparu que la colère de la population se calmait rapidement. Le mouvement de protestation s’est épuisé. Olmert, avec le cuir d’un éléphant et la ruse d’un renard, s’est contenté de rentrer la tête dans les épaules et il a survécu. Il s’est débarrassé du rapport provisoire de la commission d’enquête (Le rapport Winograd) comme un chien secoue sa peau pour se sécher. Le lendemain de sa tentative de putch, Livni s’est trouvée isolée en plein vide politique.

Que fait une personnalité politique courageuse dans une telle situation ? Elle démissionne, naturellement. Elle rejoint l’opposition, exhorte, met en garde, prêche aux portes comme les prophètes d’autrefois.

Mais Livni n’en a rien fait. Elle s’est contentée de murmurer quelques propos évasifs, elle a croisé les bras et est restée au gouvernement. Comme la plupart de nos hommes politiques, elle paraphrase Descartes : « Je suis ministre – donc j’existe. »

En tant que ministre, elle continue d’assumer la “responsabilité collective” de toutes les actions et de toutes les carences d’un gouvernement dirigé par cette personne même qu’elle a qualifiée d’incompétente.

Voilà pour le courage. Quant à la prudence : si elle n’était pas assurée de sa capacité à renverser Olmert, pourquoi s’est-elle lancée dans cette aventure? Et si elle n’avait pas envisagé de démissionner, pourquoi s’est-elle amusée à se révolter ?

Olmert aurait pu la congédier. Mais il est bien trop habile. Il vaut mieux l’avoir dans sa tente à cracher au dehors que de l’avoir dehors à vous cracher dedans. Depuis lors il l’a couverte d’éloges et n’a manqué aucune occasion de lui adresser des félicitations. Quel ministre des Affaires étrangères efficace ! Quel diplomate avisé !

LES QUELQUES DERNIERS jours écoulés ont montré justement quel ministre des Affaires étrangères efficace et quel diplomate avisé était en réalité Tzipi Livni.

Cela a commencé par sa prestation au Comité des Affaires Étrangères et de la Sécurité de la Knesset. Dans un passé lointain, c’était une assemblée très fermée. Mais de nos jours, elle ressemble à une passoire avec vraiment de grands trous. Toute parole qui y est prononcée est répandue avant même que l’orateur ait fermé la bouche – la plupart du temps par les collaborateurs des orateurs eux-mêmes.           

Dans cette enceinte, Livni déclara que les Égyptiens ne respectaient pas leur engagement à interrompre la contrebande d’armes vers la bande de Gaza. Elle exigeait qu’ils changent de comportement pour mettre fin à ce trafic.

Il ne s’agissait pas d’une simple protestation verbale. Cela avait des implications pratiques : au congrès des États Unis, il y a une campagne en cours pour sanctionner l’Égypte par la suppression de l’aide financière considérable que lui fournissent les États Unis. Á vrai dire, le ministère des Affaires étrangères israélien ne s’associe pas ouvertement à cette exigence, mais chacun sait à Washington que, dans des questions comme celle-là, le Congrès des États-Unis n’est guère plus qu’un instrument de la politique israélienne. Des membres de la Knesset traînent dans les couloirs du Capitole et font du lobbying pour cette suppression. Il est possible qu’ils appartiennent à l’opposition de droite, mais ils agissent très clairement comme émissaires du ministère des Affaires étrangères.

Pour conforter cette activité, le gouvernement israélien a diffusé à Washington une cassette vidéo montrant des policiers égyptiens passifs pendant que la contrebande s’effectue sous leur nez.

Il ne faut pas s’étonner que Le Caire considère les propos de Livni comme une nouvelle entreprise de chantage contre l’Égypte : si vous ne vous pliez pas à nos exigences, nous allons vous frapper à votre endroit le plus sensible – le porte-monnaie.

IL EST DIFFICILE d’imaginer une politique plus idiote. Quiconque connaît un peu l’Égypte – et il y a des gens compétents à cet égard, même au ministère des Affaires étrangères – aurait conscience qu’il ne s’agit pas là seulement d’une question de porte-monnaie, mais aussi de cœur. Ce n’est pas seulement une affaire d’argent mais aussi de fierté.

Chaque année l’Égypte reçoit plus d’argent américain que quelqu’autre pays de la planète – sauf Israël, bien entendu. Et ce n’est pas pour rien : cela a commencé lorsque l’Égypte a signé l’accord de paix avec Israël. Les ennemis du régime égyptien lui reprochent de s’être ainsi laissé soudoyer au profit des intérêts israéliens.

Aucun pays n’est plus susceptible que l’Égypte quand il y va de son honneur. Ses dirigeants rappellent régulièrement à tous – et, en effet, son ministre des Affaires étrangères l’a rappelé à Tzipi Livni cette semaine – que l’Ėtat égyptien existe depuis 7000 ans, et qu’il n’est pas disposé à recevoir des leçons d’Israël (qui n’existait même pas il y a 60 ans).

L’Égypte vit dans une contradiction douloureuse : elle se considère comme le berceau de la civilisation humaine et le centre du monde arabe, mais c’est un pays très pauvre qui a besoin de chaque dollar qu’il peut obtenir. Le régime d’Hosni Moubarak dépend entièrement des États-Unis, mais cherche désespérément à obtenir le respect de 70 millions d’Ėgyptiens et de centaines de millions d’autres Arabes.

Cela demande de la subtilité et même de la finesse. L’expérience accumulée sur des milliers d’années a préparé les diplomates égyptiens à une telle tâche. Ils ne disent jamais “non” mais “oui, tout à fait, cependant le moment n’est pas favorable” ou “c’est une bonne idée, nous allons l’examiner avec la plus grande attention”. Ceux qui peuvent comprendre comprennent. Il ne fait pas de doute que les diplomates égyptiens considèrent leurs partenaires comme un peu simples, avec un mépris à peine voilé.

Tzipi Livni est entrée dans ce magasin de porcelaine à la façon d’un éléphant.

POURQUOI l’a-t-elle fait ? Les correspondants politiques, qui sont pour la plupart les rapporteurs de bavardages politiques, prétendent qu’elle avait une motivation personnelle : elle s’exprimait à la veille de la rencontre d’Ehoud Barak avec Moubarak. Son objectif réel était de créer des difficultés à Barak.

Peut-être y a-t-elle vu une occasion d’améliorer son image. Depuis maintenant des semaines, les services de sécurité mènent une campagne de relations publiques sur les armes dans la bande de Gaza. Leurs agents dans les médias nous parlent tous les jours des quantités d’armes et d’explosifs qui y sont introduits en permanence depuis l’Égypte par des tunnels sous la frontière. Les Ėgyptiens sont accusés de fermer les yeux. Livni voulait enfourcher ce cheval.

Le problème de Livni est partagé par tous en Israël : c’est l’incapacité ou le refus de voir le point de vue de l’autre partie, en particulier si l’autre partie est arabe. (L’autre partie a, naturellement, un problème similaire.)

Les Egyptiens se considèrent comme les leaders naturels du monde arabe. Le président Moubarak et ses partisans sont très sensibles aux accusations de leurs ennemis – en particulier les Frères musulmans – selon lesquelles ils soutiennent l’occupation israélienne à un moment où Israël est en train d’affamer la population de Gaza et de tuer ses leaders. Moubarak n’a aucune envie de faire quoi que ce soit contre le Hamas qui semblerait justifier ces accusations.

Il est tout à fait possible que les autorités égyptiennes soient totalement incapables d’empêcher le trafic même si elles le voulaient. La plupart des matières de contrebande font défaut dans la bande de Gaza assiégée, depuis le lait en poudre jusqu’aux cigarettes. Les contrebandiers peuvent trafiquer avec les bédouins du Sinaï ou soudoyer les policiers égyptiens – qui n’ont certainement aucune envie de poignarder dans le dos leurs frères arabes en lutte contre l’occupation israélienne.

Le public israélien vit dans une bulle. Il ne peut pas imaginer que ces mêmes gens qu’ils connaissent comme “terroristes” sont les héros du monde arabe, que les “assassins”sont les saints martyrs des Arabes, que le “terrorisme”est considéré par les Arabes (et pas seulement par eux) comme une résistance héroïque à une occupation monstrueuse, que les “contrebandiers” sont considérés par les Arabes comme nous considérions “nos braves garçons” du Palmach qui transportaient des armes sous le nez des Anglais en risquant leurs vies pour briser le blocus.

Aux yeux des Egyptiens – et aussi de tous les Arabes – le peuple palestinien se défend contre un oppresseur brutal. Les martyrs palestiniens restaurent l’honneur de toute la nation arabe. Même les Ėgyptiens qui soutiennent Moubarak et qui pensent qu’il n’y a pas d’autre choix que de coopérer avec les Américains et de maintenir la paix avec Israël sont tiraillés entre des sentiments contradictoires.

Si l’on ne comprend pas le dilemme politique et psychologique de la population égyptienne, on court le risque de commettre des actes insensés. Et rien ne pourrait être plus insensé que les actions engagées par Israël contre les pèlerins au retour du pèlerinage à La Mecque la semaine dernière.

LE PÈLERINAGE à La Mecque est, comme chacun sait, l’un des cinq piliers de l’islam. Une personne qui entreprend ce voyage, avec toutes ses épreuves, est très respectée par tous les musulmans.    

Le million et demi d’habitants de la bande de Gaza est empêché de remplir ce devoir, sauf à subir un “contrôle de sécurité” de l’armée israélienne, souvent accompagné de harcèlement et d’humiliation. Sur exigence d’Israël, les Egyptiens ont fermé le seul poste frontière qui relie la bande de Gaza au monde extérieur : le passage de Rafah. Deux mille pèlerins de Gaza ont brisé ce blocus et traversé la frontière à Rafah. Il semble que les Egyptiens se soient montrés coopératifs, soit de façon ouverte, soit en fermant les yeux. En effet, comment un dirigeant égyptien peut-il empêcher le passage de musulmans pieux en route pour remplir un des devoirs les plus sacrés ? Mais les chefs des services de sécurité israéliens étaient furieux.

Le problème s’est aggravé lors du retour des pèlerins de La Mecque. Lorsque leur ferry a atteint le rivage du Sinaï, Israël a exigé que les Egyptiens ferment le passage de Rafah et obligent les pèlerins à rentrer par le territoire israélien. Cela aurait livré des membres du Hamas  et d’autres personnes “recherchées” entre les mains des services de sécurité israéliens.

Pour les Ėgyptiens c’était une exigence totalement intolérable. S’ils y avaient cédé, ils seraient apparus aux yeux de l’ensemble du monde musulman comme des collaborateurs qui auraient livré aux juifs des musulmans pieux au retour du pèlerinage sacré.

La fin était prévisible : les Egyptiens ont permis à la totalité des pèlerins de rentrer par Rafah. Le gouvernement israélien avait marqué un but contre son camp.

Tout cela ne serait pas arrivé si la ministre des Affaires étrangères avait persuadé ses collègues de fermer les yeux et de la fermer. Elle ne l’a pas fait. Ils ne l’auraient de toutes façons pas écoutée. Quelque chose me dit que cet oiseau blanc ne volera pas bien loin.

Article en anglais sur le site de Gush Shalom,  « The Case of the White Bird », 5 janvier 2008.

Traduit pour l’AFPS de l’anglais: FL.

Uri Avnery est journaliste et cofondateur de Gush Shalom.



Articles Par : Uri Avnery

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