L’Algérie du XXIe siècle : Un demi-siècle d’errance

On le sait. Avec un rituel de métronome, chaque année nous réchauffons péniblement une symbolique à laquelle les jeunes qui, sans être éduqués dans le culte de la patrie, ont, au fond d’eux-mêmes, le «feu sacré». Notre indépendance a atteint l’âge de raison. Mais l’Algérie peine toujours à se redéployer dans un environnement mondial de plus en plus hostile. Est-ce parce qu’elle n’abrite pas en son sein les compétences à même de la faire sortir de l’ornière? Est-ce qu’elle n’a pas les ressources qui lui permettraient de financer son développement? Non! Comment alors expliquer cette panne dans l’action qui fait que nous sommes encore à chercher un projet de société et à vivre au quotidien gaspillant une rente imméritée qui hypothèque lentement mais sûrement l’avenir de nos enfants, leur laissant ce faisant, une terre inculte, ouverte à tout vent où rien de «construit» par l’intelligence de l’homme ne lui donnera une singularité?

A l’Indépendance, nous étions tout feu, tout flamme et nous tirions notre légitimité internationale de l’aura de la glorieuse Révolution de Novembre. La flamme de la Révolution s’est refroidie en rites sans conviction, pour donner l’illusion de la continuité. L’Algérie actuelle, qu’est-ce- que c’est? Un pays qui se cherche, qui n’a pas divorcé avec ses démons du régionalisme, du népotisme? Qui peine à se déployer, qui prend du retard, qui vit sur une rente immorale car elle n’est pas celle de l’effort, de la sueur, de la créativité? C’est tout cela en même temp! Le pays s’enfonce inexorablement dans une espèce de farniente trompeur tant que le baril couvre notre gabegie-. Après, ce sera le chaos.

Cinquante ans après l’Indépendance, nous n’avons plus le droit de continuer à diaboliser les autres et les rendre responsables de notre gabegie actuelle. Si le devoir d’inventaire est toujours d’actualité avec l’ancienne puissance coloniale, nous ne pouvons pas l’incriminer chaque fois que nous échouons dans la plus pure tradition de la théorie du complot. Si complot il y a, c’est que notre «défense» était poreuse, nous n’avons pas été à la hauteur. Pourquoi? Pourtant la guerre de Libération a été pour nous une source de ressourcement. Le grand tort est que nous n’avons pas su prendre les virages rendus nécessaires par l’évolution rapide du monde.

Des pays se créent ou sont défaits sous nos yeux, au gré de la volonté des puissants. Il ne faut pas croire ou laisser croire que nous sommes immunisés, notre tour viendra, c’est inéluctable. On ne laissera pas tranquille un pays de 2387.642 km² – le deuxième pays d’Afrique après la partition du Soudan- avec sa profondeur stratégique, son potentiel énergétique, ses différents climats… son potentiel archéologique et touristique- Elle deviendra une Terre promise pour les seigneurs dans ce XXIe siècle de tous les dangers.

Qu’on «se rassure», il n’y aura pas de colonisation classique mais un néocolonialisme néolibéral qui ne fait pas de place à l’Etat mais au marché qui doit être le nouveau -monothéisme- auquel il faut faire allégeance. Cette nouvelle religion occidentale de l’argent, déclinée de différentes façons, mondialisation-laminoir, prédations de la finance, ajustement structurel, rend caduques toutes les politiques sociales de l’Etat.

Ce mimétisme que nous avons de l’Occident en tentant de lui ressembler dans la dimension consommation et non dans celle du travail , de l’effort de l’intelligence et de l’endurance est encore plus tragique au sein des pays arabes car aucun d’eux ne crée de la richesse, ils vivent en satrapes sur le fonds de commerce de la nature, tel que le pétrole, le gaz, et d’une certaine façon, le tourisme qui sont des mannes qui profitent, dans une large mesure, aux dirigeants qui permettent pour se maintenir, l’avènement de toute une faune prédatrice qui fait de la corruption le fondement de son «éthique». Justement, s’agissant de l’Algérie, Nicolas Sarkis déclarait récemment: «L’Algérie va devenir un importateur de pétrole. L’Algérie est le premier pays producteur qui risque de devenir un pays importateur de pétrole. L’Algérie n’a pas joué la prudence dans l’exploitation de ses richesses, l’Algérie peut se réveiller un jour sur une situation très douloureuse.»

Qu’on se le dise! Les anciens invariants ont de moins en moins de consistance, le marché démolit les frontières des pays vulnérables, il veut faire de la Terre, un village où tout est à vendre pour ceux qui ont de l’argent. Même la notion de drapeau est rendue discutable pour les pays faibles. Certaines multinationales ont des budgets de loin supérieurs à ceux des Etats.

Dépendance passive et dépendance active

Qu’est-ce qu’être indépendant au XXIe siècle avec une mondialisation dimensionnée à la taille des plus grands, des plus forts, des plus immoraux? Qu’est- ce qu’être indépendant quand on est dépendant à 80% pour sa nourriture, à 100% pour sa construction, ses transports quand on est dépendant à 100% pour ses achats de tous les jours, de ses machines pour extraire le pétrole, quand on est dépendant pour ses industries qui ont été au fil des ans laminées, qui par le FMI et son ajustement structurel, qui par l’infitah à l’Anouar El Sadate qui fait de nous des handicapés moteurs et mentaux au point qu’il ne nous reste que deux neurones, ceux qui nous permettent de coordonner nos gestes pour nous nourrir de nourriture imméritée car elle est volée à la nature et surtout aux générations futures à qui il ne restera rien.

Qu’est-ce qu’être indépendant quand nous ne pouvons plus défendre notre territoire qu’avec des arbalètes face aux drones, aux fusils laser, aux avions F16 et autres foudres Qu’avons-nous fait de notre indépendance? de ce capital de sympathie, de considération que nous avions à l’Indépendance? Quand nous pensions que l’espoir était permis, que nous pouvions rivaliser avec les autres pays évolués, nous, les Arabes d’Occident, nous qui avions une avance morale technologique et d’ouverture sur le monde au point de nous arrimer maintenant à une métropole moyen-orientale avec toutes les connotations de fatalité de coup de Jarnac, d’installation dans les temps morts et s’en remettant au destin sans se battre avec les armes de la science et du savoir, sans apprivoiser la technologie. C’est une erreur que nous payons de nos jours au centuple

Qu’est-ce qu’être indépendant quand notre système éducatif est en miettes et que l’on casse les dernières défenses immunitaires que sont les formations technologiques (ingéniorat) au profit d’un schéma mis «gracieusement» à notre disposition par un pays qui ne l’applique pas à lui-même, jetant dans le désarroi, à titre d’exemple, la plus vieille institution du pays, presque centenaire et qui, qu’on le veuille ou non, a formé des Algériennes et des Algériens avec un niveau respectable?

Qu’est-ce qu’être indépendant quand on a stérilisé toute velléité de fierté des Algériens à telle enseigne que cet événement majeur est vécu dans la clandestinité la plus totale pour 99% de la population, notamment la jeunesse. Chaque année notre télévision et ses clones nous resservent le même remake, la foi de l’indépendance s’étant refroidie en rites dont seuls les marchands du Temple ont le secret qui leur permet de durer renvoyant aux calendes grecques tout espoir de sortie du tunnel.

En cinquante ans, le paysage politique international a profondément changé. Souvenons-nous les années soixante, la vague de décolonisation a donné l’illusion que les pays étaient réellement indépendants et que tout était permis, la misère morale et matérielle devait faire place à la liberté de parole, de travailler, bref, de donner la pleine mesure de son talent. Cruelle erreur, les espoirs furent rapidement confisqués par des dirigeants qui jouèrent le même rôle que l’ancien occupant tout en s’éliminant mutuellement sous les regards harassés des peuples.Aimé Césaire,en son temps, jugeant d’un oeil très critique cet hold-up de la liberté,de la démocratie, eut cette formule lapidaire sans appel: ««La lutte pour l’indépendance, c’est l’épopée! L’indépendance acquise, c’est la tragédie.»

En Algérie, ce fut moins d’un mois après l’Indépendance une guerre sauvage entre les baroudeurs qui ont supporté l’essentiel des combats contre la France et l’armée dite des frontières. «Seb’a snine barakat!», «sept ans ça suffit!» Ferhat Abbas décrivant la situation, écrivait à propos de ce qu’il appelle la «République des camarades»: «Quand on veut fonder un parti, il n’est pas question de créer une catégorie de privilégiés et de supercitoyens. Ni d’institutionnaliser une autorité parallèle», ce sont «de nouveaux caïds». On l’aura compris, la Révolution c’est eux,le martyr c’est eux. A eux donc de mettre l’Algérie en coupe réglée cadenassant à mille tours l’expression politique autre que celle du magister dixit. Résultat des courses: beaucoup pensent qu’en 1962 nous n’avons pas été indépendants, nous n’avons fait que changer de dépendance passant de celle coloniale à celle d’une nomenklatura bâillonnant tous les rêves et comptant s’installer pour mille ans.

La situation actuelle est profondément dangereuse. Le monde a profondément changé; en 6 mois, le Monde arabe a été bouleversé de fond en comble pour un dessein qui n´est malheureusement pas au bénéfice des peuples arabes. Des alliances se nouent, d´autres se dénouent. Quoi qu´on dise, les regards sont braqués sur l´Algérie. Nous ne sommes pas à l´abri d´un tsunami, nos frontières sont de plus en plus vulnérables et nous donnons l´impression de nous installer dans les temps morts avec des slogans du siècle précédent. L´Algérie est devenue le premier pays d’Afrique par la superficie et il ne faut pas croire que nous sommes invulnérables. Le démon du régionalisme, la soif de pouvoir, l´appât du gain et pour notre malheur, l´étendue du pays, sa richesse en hydrocarbures et en terres agricoles, sont autant de critères de vulnérabilité.

Que faut-il faire avant qu’il ne soit trop tard?

Il est évident que pour les petits pays comme l’Algérie, le grand secret c’est de pouvoir avoir une politique étrangère en choisissant au gré de ses intérêts les types de dépendance active et non passive. Elle ne pourra le faire que si sa société est monolithique tout entière comme un seul homme derrière des dirigeants qui pratiquent la démocratie, l’égalité des chances et l’alternance.. La diplomatie du cocktail doit faire place à celle du Web 2.0 et au Dow Jones que nos diplomates se doivent de maitriser. Il vient qu’un changement radical est nécessaire dans le calme et la sérénité. Il est nécessaire de restituer au peuple la vraie souveraineté de choisir en toute transparence ses dirigeants.

Mohand Tahar Mohammedi écrit à ce propos: «L’Algérie en a un besoin urgent pour trois raisons fondamentales. La première est que le pays, nombreux parmi les meilleurs de ses enfants ont sacrifié leur vie pour se libérer du joug colonial, n’appartient à aucune personne, ce bien commun, légué par les morts aux vivants, et non un patrimoine privé. La seconde est que la violence doit être bannie. Enfin, la troisième raison est que la légitimité ne peut être acquise par la contrainte, la manipulation et le mépris du peuple, mais par des élections libres et transparentes. Le monde a changé, le peuple algérien mérite de vivre en démocratie, avec une justice indépendante qui applique les lois émanant de celui au nom duquel elle agit, c’est-à-dire le peuple. Une école du savoir, libre de tout dogme idéologique, et c’est ici qu’on prépare la démocratie de demain contrairement à ce régime autoritaire qui ne pourrait être formateur des citoyens démocrates». (1)

Encore une fois et au risque de me répéter, l´Algérie de 2011 se cherche, elle est d´abord, en quête d´un projet de société avec un désir d´être ensemble. L´Algérie a besoin de tous ses fils et filles sans exclusive. Voulons-nous d´un tsunami qui emportera tout et qui fera de l´Algérie une zone grise? Seul un ciment puissant permettra à l’Algérie de ne pas voler en éclats. Nous avons une année devant nous pour réussir une transition à la veille du 50e anniversaire. Prendre le pari de réussir en mobilisant tout le monde sans exclusive, en préparant une transition sans douleur, en donnant la parole aux sans-voix, en prenant le parti d’être impopulaire pour prendre des décisions qui garantissent l’avenir. Le postulat de base est que la société civile doit être consultée sur les grands dossiers avec une dimension pédagogique au quotidien. Chacun d’entre nous devra contribuer quelle que soit sa position à l’émergence de consensus sur les grands enjeux.

A titre d’exemple, si on explique aux Algériens la tragédie de la situation énergétique en le convainquant dans le cadre d’états généraux où chacun a son mot à dire, je suis convaincu que nous pourrions aller vers le développement durable avec la mobilisation de chacun, de l’écolier à l’imam au ministre qui, par leurs comportement vis-à-vis de l’énergie, seraient irréprochables. De même, un chantier important est celui de la formation des hommes, il consistera à revoir de fond en comble le système éducatif responsable de la débâcle actuelle et, notamment l’enseignement supérieur qui doit tourner le dos à une colonisation mentale qui fait que nous sous-traitons le destin scientifique de l’Algérie.

« Que reste-t-il de ce feu sacré qui animait l’Algérie au sortir de l’Indépendance? Peut-être qu’il faille une révolution de l’intelligence. Il nous faut chaque fois réinventer le sens de l’Indépendance nationale. Le nouveau langage n’est plus celui des armes mais celui de la technologie du Web2.0, des nanotechnologies, du génome, de la lutte contre le réchauffement climatique et des nouvelles sources d’énergie du futur. Il faut tourner le dos à la rente, qui a fait de nous des paresseux et qui, à tort ou à raison, cristallise les rancoeurs de tous ces jeunes sans qui il n’y aurait pas d’Algérie ».

« Il faut en définitive faire émerger de nouvelles légitimités basées sur le savoir, bien dans leurs identités, pétries de leur histoire et fascinées par le futur. C’est un fait, nous avons des difficultés à être nous-mêmes et à réveiller la flamme du patriotisme que chacun, à des degrés divers, rêve de voir réanimer pour montrer que tout n’est pas perdu, qu’il est possible encore de tracer un destin pour ce pays. Ce peuple n’a pas besoin du m’as-tu-vu pour croire. Notre pays doit retrouver le chemin de la sérénité. Il doit libérer les énergies en réhabilitant les valeurs du travail, de l’effort et du mérite. Il n’y a pas d’autre issue.(2)

En paraphrasant la boutade de Winston Churchill, nous pourrons alors écrire, que l’Algérie ne devra pas avoir d’amis ou d’ennemis, elle devra veiller d’une façon permanente à ses intérêts».

Notes

1. M. Tahar Mohammedi http://ffs1963.unblog.fr/2009/06/06/lalgerie-est-elle-independante

2.Chems Eddine Chitour : http://www.city-dz.com/48-ans-apres-sommes-nous-reellement-independants-en-algerie

Professeur Chems Eddine Chitour

Ecole Polytechnique enp-edu.dz



Articles Par : Chems Eddine Chitour

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