L’autre crise mondiale : la ruée sur les biocarburants fait monter le prix des aliments
La crise du crédit dominera la réunion du G7 de ce week-end. Mais les pays les plus pauvres du monde font face à un problème plus urgent : le coût des aliments de base qui monte en flèche, provoquant des émeutes et menaçant de famine des millions de personnes
Les ministres des finances et les banquiers centraux les plus puissants du monde se rencontreront demain à Washington. Mais alors qu’ils sont eux-mêmes préoccupés par la crise mondiale du crédit, une autre crise, beaucoup plus grave, affronte les plus pauvres du monde.
Une envolée spectaculaire des coûts mondiaux de la nourriture est en train de provoquer des émeutes dans l’ensemble du Tiers Monde, où, au fur et à mesure que les pénuries de nourriture augmentent et que les prix des céréales s’envolent, des millions et des millions de personnes, les plus vulnérables au monde, sont confrontées à la famine. Cela menace de devenir la plus grande crise du 21ème siècle.
Des Haïtiens manifestent à Port-au-Prince, les 7 et 8 avril 2008, contre le coût de la vie (Photos: Thony Belizaire/AFP/Getty)
Cette semaine, en Haïti, des foules de manifestants affamés ont pris d’assaut le palais présidentiel à Port-au-Prince, la capitale, lors de manifestations relatives aux prix des denrées alimentaires. Et une crise s’est agrippée aux Philippines alors que des queues massives se sont formées pour acheter du riz provenant des stocks du gouvernement.
Il y a eu des émeutes au Niger, au Sénégal, au Cameroun et au Burkina Faso, ainsi que des manifestations en Mauritanie, en Côte d’Ivoire, en Egypte et au Maroc. Le Mexique a connu des « émeutes pour la tortilla » et au Yémen, les enfants ont défilé pour attirer l’attention sur leur faim.
L’année dernière, le prix mondial du blé a augmenté de 130%. Sur la même période, le riz s’est envolé de 74%. En un seul jour, vendredi dernier, il a augmenté de 10% – à un record de tous les temps alors que les importateurs africains et asiatiques se faisaient concurrence pour une offre en diminution sur les marchés internationaux, dans une tentative pour barrer la route aux troubles sociaux grandissant. L’Institut International de Recherche sur le Riz a prévenu hier que les prix allaient continuer d’augmenter.
Les stocks tampons d’aliments de base, que les gouvernements détenaient autrefois, sont progressivement épuisés.
Les prix en augmentation ont déclenché une crise alimentaire dans 36 pays, déclare l’Organisation des Nations-Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture. La hausse des prix signifie que le Programme Alimentaire Mondial réduit la distribution de rations de nourriture pour quelques 73 millions de personnes dans 78 pays. La menace d’une sous-alimentation sur une échelle massive pointe à l’horizon.
L’impact commence aussi à se faire sentir dans les pays riches. Un blé plus cher a causé de grosses augmentations du prix des pâtes et du pain, en Italie, où les associations de consommateurs ont organisé une grève d’une journée qui a réduit la consommation de pâtes de 5%. Le prix du miso, un mélange fermenté de riz et d’orge, est en augmentation au Japon. La France et l’Australie ont lancé des enquêtes nationales sur les prix alimentaires en hausse et font pression contre les producteurs alimentaires et les supermarchés pour qu’ils absorbent ces hausses de prix. En Grande-Bretagne, le prix du pain augmente parallèlement à celui du blé.
Une femme aux Philippines achète du riz sur un marché à Manille (AP)
Alors que les prix des denrées agricoles atteignent des sommets, les gouvernements ont commencé à négocier des accords secrets de troc. L’Ukraine et la Libye sont proches d’un accord sur le blé. L’Egypte et la Syrie ont signé un troc riz-contre-blé. Les Philippines viennent juste de rater un accord sur le riz avec le Vietnam.
Partout dans le monde, les céréales, la viande, les œufs et les produits laitiers sont de plus en plus chers. « Les prix alimentaires croissent à présent à des taux que peu d’entre nous avons vu au cours de notre vie », a déclaré John Powell du Programme Alimentaire Mondial. Les prix resteront probablement élevés pendant au moins dix ans, prévoit l’Organisation de l’Alimentation et de l’Agriculture.
Sur les marchés alimentaires mondiaux, une interaction complexe de facteurs a provoqué la panique parmi les opérateurs.
Dans des nations comme la Chine, l’Inde, le Brésil et la Russie, où la croissance économique a poussé la consommation de viande, les régimes alimentaires sont en train de changer radicalement. En Chine, la consommation de viande a augmenté de 150% depuis 1980. En Inde, elle a augmenté de 40% au cours des 15 dernières années. La demande de viande dans tous les pays en développement a doublé depuis 1980.
Parce que les bovins et les poulets sont nourris au maïs – il faut 8kg de graines pour produire un kilo de bœuf – le prix de celui-ci a augmenté.
Un manifestant tient un épi de maïs durant une marche dans les rues de Mexico, en janvier 2007.
(Des milliers d’agriculteurs et de syndicalistes ont manifesté contre la hausse du prix des tortillas.
La demande d’éthanol à base de maïs, qui explose aux Etats-Unis, a propulsé
en dix ans le prix de cette céréale vers des sommets) (Henry Romero/Reuters)
Le nouveau marché des biocarburants a fait monter le prix des céréales. Le maïs est utilisé pour produire de l’énergie et le marché anticipe une production en très forte augmentation pour la décennie à venir. George Bush veut que 15% des voitures américaines roulent aux biocarburants d’ici à 2017, ce qui signifiera un triplement de la production de maïs. L’Europe a fixé un objectif de 5,75% de biocarburants pour le transport, d’ici à 2010. En conséquence, le prix du maïs a commencé à suivre d’assez près celui du pétrole.
Le prix du pétrole qui s’envole – il a atteint pour la première fois la semaine dernière 105$ le baril [NdT : prix du brent ; le pétrole à la bourse de New York a, quant à lui, dépassé les 110$] – a eu un autre impact : l’augmentation du coût des engrais, de la transformation des aliments et du transport.
Le changement climatique fait des ravages. Les sécheresses et les inondations affectent les récoltes.
Les inondations de cette année au centre de la Chine ont déplacé des millions de personnes et dévasté les cultures de riz et de maïs. La récolte totale de céréales en Chine a chuté de 10% au cours des sept dernières années. L’année dernière, l’Australie a connu sa pire sécheresse depuis plus d’un siècle, causant une chute de 60% de la récolte de blé. On s’attend à ce que la récolte britannique de blé soit inférieure de 10% cette année, en partie à cause des inondations.
Dans le monde entier, une superficie de sol fertile de la taille de l’Ukraine est perdue chaque année à cause de la sécheresse, de la déforestation et de l’instabilité climatique.
Il y a aussi une demande croissante de la part d’une population mondiale en augmentation, qui devrait passer de 6,2 milliards aujourd’hui à 9,5 milliards d’ici à 2050. La Banque Mondiale prédit que la demande mondiale de nourriture doublera d’ici à 2030. Les politiques gouvernementales ne sont d’aucun secours : le monde riche subventionne une agriculture qui enrichit ses agriculteurs au lieu de nourrir le monde.
Il y a une reconnaissance croissante de la gravité de tout cela parmi les dirigeants du monde industrialisé. Mardi, Gordon Brown [le Premier ministre britannique] a demandé au Premier ministre japonais, Yasuo Fukuda, l’actuel président du G8, de concevoir un plan international avec la Banque Mondiale, le FMI et l’ONU pour s’occuper de l’envolée des prix alimentaires.
Il y a une inquiétude croissante concernant la ruée aux biocarburants. Le nouveau scientifique en chef de la Grande-Bretagne, le Professeur John Beddington, a déclaré qu’abattre la forêt tropicale pour produire des biocarburants était « profondément stupide ». Voici ce qu’il a dit : « Il est très difficile d’imaginer comment nous pouvons concevoir un monde qui cultive suffisamment de surfaces pour produire une énergie renouvelable et, en même temps, satisfaire l’augmentation énorme de la demande de nourriture ».
Lennart Båge, le président du Fonds International au Développement Agricole de l’ONU, a suggéré que ceux qui sont opposés aux cultures de maïs transgénique devraient reconsidérer les gains de productivité qu’elles peuvent dégager et les changements aussi massifs que la « révolution verte » des années 60 qu’elles peuvent apporter, lorsque les récoltes en Inde et des autres nations en développement ont bondi grâce à de meilleures semences, de meilleurs engrais et une meilleure irrigation.
Ce changement a fait baisser les prix alimentaires, libérant des millions de personnes de la faim. Si les dirigeants du monde ne peuvent pas concevoir à nouveau quelque chose de similaire, les émeutes dues au manque de nourriture pourraient se propager sur toute la planète.
Article original : « The other global crisis: rush to biofuels is driving up price of food », 12 avril 2008.
Traduction JFG-QuestionsCritiques.