Print

L’Etat, c’est moi : Le culte Sarko
Par John Lichfield
Mondialisation.ca, 26 octobre 2009
The Independant 26 octobre 2009
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/l-etat-c-est-moi-le-culte-sarko/15845

Jamais auparavant, l’annonce faite par un étudiant de 23 ans, selon laquelle il retire sa candidature à un emploi, a causé une telle vague d’étonnement et de soulagement. Jeudi soir, Jean Sarkozy, le fils du président français, a abandonné son rêve de prendre la direction politique de l’immense parc de gratte-ciel de La Défense à la périphérie ouest de Paris.

L’annonce faite par ce jeune homme aux actualités télévisées a mis fin à une bataille d’héritage politique qui a semblé, ces derniers jours, avoir opposé le clan Sarkozy à presque toute la France, depuis la presse et le public, jusqu’au propre parti du Président et au Premier ministre.

Cette affaire confuse et absurde des ambitions politiques à cent à l’heure du « Prince Jean » – en même temps que toute une série de faux-pas, d’accidents et de confusions – a ébranlé la confiance du peuple français dans leur président hyperactif et volontaire. Le revirement de jeudi soir, bien que manœuvré avec élégance par le jeune Sarkozy, est peut-être arrivé trop tard pour réparer les dégâts.

Interrogé pour savoir si le chef de l’Etat avait joué un rôle dans cette décision, Jean Sarkozy a déclaré au journal du soir de France 2 : « Si vous me demandez si j’ai parlé au président, la réponse est ‘non’. Si vous me demandez si j’ai parlé à mon père, la réponse est ‘oui’. »

Dans une quinzaine de jours, Nicolas Sarkozy arrivera à mi-parcours de son quinquennat. Il n’existe aucune alternative sérieuse contre lui, tant à gauche qu’au sein de sa propre famille politique, le centre-droit. Sa gestion de la récession mondiale a été raisonnablement agile en France et influente à l’étranger. Son programme de réformes tant vanté s’est avéré être progressif et prudent, plutôt que révolutionnaire, mais loin d’être absurde.

Néanmoins, avec la moitié de son mandat restant à courir, l’image publique du Président Sarkozy, soigneusement construite comme celle d’un homme politique français d’un « autre » type – un homme qui gouverne dans l’intérêt des gens ordinaires, pas des élites ou des intérêts particuliers ; un homme qui comprend la réalité de la vie des « gens qui se lèvent tôt » -, risque de s’écrouler.

Le conseil général des Hauts de Seine, à l’ouest de Paris, dominé par la clique du président, devait entériner jeudi dernier la tentative de Jean Sarkozy pour devenir le leader politique de l’organisme[l’EPAD] qui gère La Défense , le plus grand parc d’affaire d’Europe. Jusqu’à jeudi soir, toute suggestion que ce fut une mauvaise idée dans une République qui (en théorie) a guillotiné les privilèges aristocratiques par héritage, il y a plus de 200 ans, avait été rejeté par le président Sarkozy comme étant une attaque ignoble contre sa famille.

Jean est le second fils du premier des trois mariages du président. Il redouble, pour la deuxième fois, sa deuxième année de droit. Le président a insisté sur le fait que la fulgurante ascension de Jean, pour devenir le leader de la droite, l’année dernière, au sein du conseil général des Hauts de Seine et convoiter la direction de La Défense, peut s’expliquer entièrement par le pur processus démocratique et les capacités extraordinaires de son fils.

Dans un pays où les jeunes gens se débattent pour trouver un emploi et, lorsqu’ils en trouvent un, doivent se démener pour être pris au sérieux, la clameur de protestation de colère a pris une proportion gigantesque. Pour la première fois depuis son élection en mai 2007, sous la pression croissante de son propre camp, le président Sarkozy a été contraint jeudi soir à opérer une reculade publique humiliante.

Vendredi après-midi verra aussi la fin du procès Clearstream dans lequel l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin est accusé d’avoir répandu des mensonges pour détruire, en 2004, les chances de M. Sarkozy d’accéder à la présidence. Quels que soient les tenants et les aboutissants de cette affaire, Clearstream est devenu également le procès du style narcissique et du jugement politique discutable du président Sarkozy. Après avoir fait tout son possible pour s’assurer que M. de Villepin soit poursuivi en justice, le Président a dit à la télévision, juste avant le début des audiences, il y a trois semaines, que son ancien collègue était « coupable ». Plus tard, il a « regretté » avoir fait ce commentaire au sujet de ce procès, mais il a refusé de retirer ses propos ou de présenter ses excuses.

« Le style actuel du gouvernement français est plus proche de celui de Poutine que de celui de de Gaulle », « Le culte de la personnalité autour de Sarkozy … la centralisation du pouvoir, nous emmènent vers un stalinisme de droite », « En ce qui me concerne, une page a été tournée. Je ne peux plus supporter, directement ou indirectement, un tel abus de pouvoir ».

On pouvait trouver ces commentaires (et beaucoup d’autres semblables) dans un forum en ligne du journal le plus respecté de France, Le Monde. Ces contributeurs n’étaient pas des harceleurs anti-Sarkozy de gauche ou d’extrême droite. Ils revendiquaient tous leurs appartenance à l’UMP (Union pour un Mouvement Populaire) de Sarkozy. Bon nombre de parlementaires représentant l’UMP ont été, pendant des jours, dans la révolte en privé contre M. Sarkozy – contre le prince Jean et d’autres sujets. Même le Premier ministre, François Fillon, qui est d’une patience à toute épreuve, aurait envisagé de quitter le gouvernement. Officiellement, M. Fillon, en grande partie marginalisé par la cupidité compulsive du Président pour le feu des projecteurs, soutient M. Sarkozy sans réserve. En privé, selon le journal d’investigation Le Canard Enchaîné, M. Fillon a parlé de l’affaire Jean Sarkozy comme d’une « erreur énorme … une de celles qui donne une image catastrophique de Nicolas Sarkozy en France et à l’étranger. »

Ainsi que M. Fillon l’a fait remarquer (selon Le Canard), le calendrier de la saga du Prince Jean a été doublement et triplement dévastateur. Bien que la France ne soit pas tombée aussi rapidement et aussi profondément dans la récession que la Grande-Bretagne, la souffrance économique continue de se répandre et pourrait durer plus longtemps. Dans le même temps, les troupes mêmes de M. Sarkozy, à droite, commencent à s’interroger sur la direction dans laquelle leur « hyper président » conduit le pays.

Après avoir promis de débarrasser la France des valeurs prétendument décadentes de l’élite de la gauche libérale post soixante-huitarde, M. Sarkozy a récemment nommé au poste de ministre de la Culture un homme qui, aux yeux de nombreux conservateurs français, représente précisément ces valeurs. Le fait que Frédéric Mitterrand, le neveu de l’ancien président, ait été choisi malgré son homosexualité déclarée est à l’honneur de M. Sarkozy (bien qu’il ait été choisi parce qu’il était un ami de Carla Bruni-Sarkozy et parce que la capture de tout Mitterrand serait une source de gêne pour la gauche).

L’orientation sexuelle de M. Mitterrand n’est pas quelque chose que la France profonde peut avaler facilement. Le scandale au début du mois sur le livre de M. Mitterrand, décrivant ses expériences de touriste sexuel en Thaïlande, a provoqué un mélange étrange et assez dangereux de colère et de réjouissance au malheur de l’autre dans la droite française.

Certains des choix sociaux et économiques de M. Sarkozy provoquent également la confusion et la gêne dans ses propres rangs. Son haut-commissaire contre la pauvreté, Martin Hirsch, une autre nomination piquée à la gauche, a fait adopter un nouveau système plus généreux d’allocation pour les chômeurs de longue durée, en particulier les jeunes chômeurs.

Ceci est peut-être justifié, mais ce n’est pas ce que le candidat Sarkozy avait promis en 2007 quand il a parlé d’abandonner la « culture de l’assistanat » et de promouvoir une France qui « travaille plus pour gagner plus ». La droite a également été perplexe quant à la conversion de M. Sarkozy à la cause radicale écologiste (une nouvelle taxe carbone) et à sa promotion de l’idée selon laquelle le PIB devrait être abandonné, en tant que principe de mesure des résultats politiques et économiques, en faveur d’un indice national du « bonheur ».[1] Une fois encore, ces idées ne sont pas complètement stupides. Cependant, elles s’accordent mal avec un président qui a promis d’aller chercher la croissance avec ses « dents » et qui promet encore qu’il ne va pas augmenter les impôts.

Un éditorial féroce du commentateur de droite Yves de Kerdrel, paru dans Le Figaro, journal qui soutient Sarkozy, a accusé le président d’avoir capitulé devant les vérités de l’ancienne gauche française, même si la France n’avait plus de gauche cohérente. En se pliant aux exigences des groupes de pression habituels et en permettant le « laxisme » dans les finances de l’Etat, cet article laissait entendre que M. Sarkozy risquait de devenir un autre Jacques Chirac.

Lorsque ces questions sont examinées de manière officieuse, certains parlementaires UMP jètent le blâme sur les assistants, prétendument enclins au populisme, du Président Sarkozy à l’Elysée. Certains d’entre eux accusent Carla Bruni. Ils laissent entendre que la première dame, une égérie autoproclamée de la gauche caviar, a brouillé les vrais instincts de M. Sarkozy. L’arrivée de Carla Bruni, fin 2007, lorsque le président semblait patauger après l’effondrement de son second mariage, a remodelé – littéralement – M. Sarkozy à certains égards.

La première dame a conçu un régime alimentaire et un programme de remise en forme qui a rendu le Président encore plus mince et affamé que jamais. (Cela a été dénoncé publiquement par certains de ses amis à la suite de son étourdissement en juillet dernier, durant un jogging.) La première dame a également conçu un cours accéléré d’études d’été pour un mari qu’elle considérait comme culturellement analphabète. Sur le plan politique, son influence est réelle, mais limitée. Elle a quelques influences sur les droits de l’homme et les questions culturelles, telles que le choix de Frédéric Mitterrand. Cependant, des sources au sein de l’UMP disent qu’on ne doit pas lui faire porter le chapeau pour l’incohérence visible du président sur les sujets économiques, qui laissent Mme Bruni-Sarkozy totalement froide.

En vérité, la « Sarkonomie » a toujours été un code plutôt confus, prenant des idées à gauche et à droite, mélangeant libéralisme et protectionnisme, une attitude économique à l’anglo-saxonne avec le dirigisme français classique. Après presque deux ans et demi au pouvoir, les contradictions de l’approche de Sarkozy commencent à apparaître.

Ses réformes de l’université et des droits à la retraite dans le secteur public étaient nécessaires et utiles, mais beaucoup plus limitées que ce que la propagande du gouvernement ou de l’opposition a essayé de suggérer. Les réformes de l’éducation et des services de santé ont à peine commencé.

Les allégements fiscaux en faveur des riches, dans les deux premiers mois de sa présidence, n’ont pas produit le boom économique promis, mais, au contraire, ont plongé les finances de l’Etat encore plus loin dans le rouge. (Ces chiffres ont été commodément noyés dans plus d’encre rouge par la récession.)

Pendant une grande partie de sa présidence, ces confusions et ces incohérences ont été cachées par la personnalité énergique et volontaire de M. Sarkozy. Après avoir plongé dans les sondages au début de 2008, il est remonté grâce à sa solide performance en tant que président de l’UE l’an dernier et à son rôle dans la coordination de la réaction mondiale face à la récession. Ces derniers jours, sa cote de popularité a replongé à 39 pour cent.

La puissance de la personnalité de M. Sarkozy – son refus de tolérer la contradiction même de la part de ses plus proches amis et alliés – a maintenant été révélée comme une source de grande faiblesse. Aucun de ses ministres ou proches collaborateurs n’a osé suggérer au président que permettre à son fils inexpérimenté de 23 ans d’être propulsé à la tête de La Défense pourrait être considéré comme une insulte dans un pays qui vénère officiellement l’Egalité. Même Mme Bruni-Sarkozy, selon des sources UMP, n’avait pas pu, ou voulu, soulever cette question avec son mari. « Il ne comprend absolument rien à Jean », a expliqué un député UMP. « C’est le syndrome classique du père divorcé. » Jean Sarkozy, et son frère aîné, Pierre, étaient des nourrissons quand Nicolas a quitté leur mère pour vivre avec la future Cécilia Sarkozy en 1988.

Jean a été élevé en grande partie par sa mère, Marie-Dominique Culioli, issue de l’un des clans d’affaires et politiques corses entremêlés qui sont influents depuis longtemps dans les Hauts de Seine. « Jean est bien le fils de son père », a déclaré un commentateur politique. « Mais il est aussi corse. Très corse. » Les centaines de millions d’euros de loyers et d’impôts générés par La Défense ont longtemps facilité la politique de droite dans les Hauts de Seine – et au-delà.[2]

Les opinions diffèrent sur celui qui a eu l’idée de catapulter Jean à la direction politique de l’organisme qui supervisera le projet d’extension du ghetto de gratte-ciel, et ses bénéfices, dans la prochaine décennie. Certains députés UMP estiment que la véritable force motrice dans cette affaire a toujours été Sarkozy Junior lui-même – pas nécessairement avec les intérêts supérieurs de son père clairement à l’esprit.

« Il est exaspérant et inquiétant que le Président ne puisse pas voir le mal qu’il se fait à lui-même, » a dit un député UMP avant l’annonce de jeudi soir. « Il faut se rappeler que Sarkozy a été élu comme un homme qui éliminerait les obstacles à la réussite en France, les obstacles réels, mais invisibles, les barrières psychologiques ».

Une grande partie du programme de Sarkozy a toujours été de modifier l’esprit de la France, tout comme Margaret Thatcher – consciemment ou inconsciemment – a transformé l’image que la Grande-Bretagne avait d’elkle-même. Il a promis de faire de la France un pays véritablement égalitaire basé sur le mérite, pas un pays gouverné par et pour une petite élite parisienne. Au lieu de cela, à la moitié de son mandat, il est en danger d’être vu, même par ses partisans, comme un hypocrite – un empereur qui s’occupe des siens.

Jeudi soir, pour la première fois, la France s’est dressée avec succès pour défendre ses propres valeurs contre celles de M. Sarkozy. Score : République française = 1 ; Empereur Nicolas 1er = 0.

Article original : « L’état, c’est moi: the cult of Sarko », publié le 23 octobre 2009. 

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]

Notes :

[1] Le BNB ou « Bonheur National Brut » est une idée qui fait son chemin. C’est ainsi que le petit Etat du Bhoutan mesure le progrès. L’ancien chef économiste de la Banque d’Angleterre, Micha Panic, a écrit un essai très intéressant à ce sujet : L’Europe a-t-elle besoin de réformes néolibérales ? Cambridge Journal of Economics, 2006.

[2] On pourra lire avec intérêt l’essai de Thierry Meyssan sur le site du Réseau Voltaire : Opération Sarkozy : comment la CIA a placé un de ses agents à la présidence de la République française A mi-parcours de son mandat, les moyens impérieux du président provoquent un tollé croissant. Jeudi soir, Sarkozy et son fils ont été contraints à opérer une reculade humiliante pour regagner la confiance du public.

Avis de non-responsabilité: Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que le ou les auteurs. Le Centre de recherche sur la mondialisation se dégage de toute responsabilité concernant le contenu de cet article et ne sera pas tenu responsable pour des erreurs ou informations incorrectes ou inexactes.