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L’option militaire
Par Uri Avnery
Mondialisation.ca, 01 mai 2008
Gush Shalom 1 mai 2008
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GUERRE AVEC la Syrie ? Paix avec la Syrie ?

Une grosse opération militaire contre le Hamas dans la bande de Gaza ? Un cessez-le-feu avec le Hamas ?

Nos médias discutent de ces questions, froidement, comme si toutes les options étaient équivalentes. Comme une personne dans une salle d’exposition devant faire le choix entre deux voitures. Celle-ci est bien, celle-là n’est pas mal non plus. Alors laquelle acheter ?

Et personne ne s’écrie : « La guerre est le sommet de la bêtise ! »

CARL VON CLAUSEWITZ, le théoricien militaire renommé, s’est rendu célèbre en disant que la guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens. Ce qui signifie : la guerre est là pour servir la politique et elle est inutile si elle ne le fait pas.

Quelle politique les guerres menées ces cent dernières années ont-elles servie ?

Il y a quatre-vingt quatorze ans, la Première guerre mondiale a éclaté. La cause immédiate fut l’assassinat de l’héritier d’Autriche par un étudiant serbe. A Sarajevo, ils m’ont montré comment cela s’était passé : après l’échec d’une première tentative dans la rue principale, les assassins avaient abandonné leur projet quand l’un d’eux est retombé sur la victime, tout à fait par hasard, et l’a tuée. Après cet assassinat presque accidentel, des millions d’êtres humains ont perdu la vie dans les quatre années qui suivirent.

L’assassinat ne fut bien sûr qu’un prétexte. Chacune des nations belligérantes avait des intérêts politiques et économiques qui l’ont poussée à entrer en guerre. Mais la guerre a-t-elle réellement servi ces intérêts ? Les résultats font penser le contraire : trois puissants empires – les empires russe, allemand et autrichien – se sont effondrés ; la France a perdu à tout jamais son statut de puissance mondiale ; l’empire britannique a été mortellement blessé.

Des experts militaires ont montré la stupidité affligeante de presque tous les généraux, qui lancèrent sans relâche leurs pauvres soldats dans des batailles désespérées qui n’aboutirent qu’à un massacre.

Les hommes d’Etat furent-ils plus raisonnables ? Pas un seul des hommes politiques qui ont lancé la guerre n’a imaginé qu’elle durerait aussi longtemps et serait aussi horrible. Début août 1914, quand les soldats de tous les pays sont partis à la guerre avec un enthousiasme joyeux, on leur a promis qu’ils seraient rentrés chez eux « avant Noël ».

Aucun objectif politique ne fut atteint dans cette guerre. Les accords de paix qui furent imposés au vaincu sont un monument d’imbécilité. On peut dire que le principal résultat de la Première Guerre mondiale fut la Deuxième Guerre mondiale.

LA SECONDE GUERRE mondiale fut apparemment plus rationnelle. L’homme qui la lança pratiquement seul, Adolf Hitler, savait exactement ce qu’il voulait. Ses adversaires entrèrent en guerre car ils n’avaient pas le choix s’ils ne voulaient pas se faire dominer par un monstrueux dictateur. La plupart des généraux des deux côtés étaient de loin plus intelligents que leurs prédécesseurs.

Et malgré cela, ce fut une guerre stupide.

Hitler était fondamentalement une personne primaire qui vivait dans le passé et ne comprenait pas son époque. Il voulait transformer l’Allemagne en la puissance mondiale dominante – objectif qui était largement au-dessus de ses capacités. Il  voulait conquérir de grandes parties de l’Europe orientale et les vider de leurs habitants, pour y installer des Allemands. C’était une conception du pouvoir désespérément obsolète. Comme toutes les idées qui consistent à instrumentaliser l’établissement de colonies à des fins nationales, cette conception appartenait aux siècles antérieurs. Hitler n’a pas compris la signification de la révolution technologique qui était en train de changer la face du monde. On peut dire : Hitler était un tyran abominable et un monstrueux criminel de guerre, mais finalement c’était aussi une personne tout à fait stupide.

Le seul objectif qu’il réalisa presque fut l’annihilation du peuple juif. Mais même cette tentative folle a fini par échouer : les Juifs ont aujourd’hui une forte influence sur le plus puissant pays du monde, et l’Holocauste a joué un rôle important dans l’établissement de l’Etat d’Israël.

Hitler voulait détruire l’Union soviétique et arriver à un compromis avec l’empire britannique. Il a négligé les Etats-Unis et les a presque ignorés. Le résultat de la guerre fut que l’Union soviétique s’est emparé d’une grande partie de l’Europe, que l’Amérique est devenue la principale puissance mondiale et que  l’empire britannique s’est désintégré pour toujours.

Vraiment, le dictateur nazi a prouvé, plus que tout autre, l’énorme futilité de la guerre comme instrument politique. Après la destruction du Reich hitlérien, l’Allemagne a atteint son objectif. L’Allemagne est aujourd’hui la puissance économique et politique dominante dans une Europe unie – mais ce résultat a été atteint sans tanks ni armes lourdes, sans guerre ni puissance militaire, simplement par la diplomatie et les exportations. Une génération après que toutes les villes allemandes fussent devenues des tas de ruines dans l’aventure nazie, l’Allemagne était déjà plus florissante que jamais auparavant.

On peut dire la même chose à propos du Japon, qui était encore plus militariste que l’Allemagne. Il est parvenu par des moyens pacifiques là où les généraux et les amiraux avaient échoué par la guerre.

DE TEMPS EN TEMPS je lis des rapports enthousiastes de touristes américains sur le Vietnam. Quel merveilleux pays ! Quel peuple sympathique ! Quelles bonnes affaires nous pouvons y faire !

Il y a seulement une génération, une guerre brutale y a fait des ravages. Des masses de gens furent tués, des centaines de villages brûlés, des forêts et moissons détruites par des produits chimiques, les soldats tombaient comme des mouches. Pourquoi ? Par effet de dominos.

La théorie était la suivante : si l’ensemble du Vietnam tombait entre les mains des communistes, tous les autres pays du sud-est asiatique tomberaient aussi. Chacun emporterait son voisin dans sa chute, comme dans une rangée de dominos. La réalité a montré que c’était une idiotie totale : les communistes se sont emparés de tout le Vietnam, sans que cela affecte la stabilité de la Thaïlande, de la Malaisie et de Singapour. Quand les souvenirs de la guerre se sont estompés, le Vietnam a en effet suivi le chemin de son voisin du nord, la Chine rouge, mais, dans le même temps, la Chine a développé une florissante économie capitaliste.

Dans la guerre du Vietnam, la bêtise des généraux rivalisa avec celle des politiques. Le champion fut Henry Kissinger, criminel de guerre dont le monumental ego camouflait la fondamentale bêtise. Alors que la guerre battait son plein, il a envahi le pacifique Cambodge voisin et l’a mis en pièces. Il en résulta un horrible auto-génocide, quand les communistes assassinèrent leur propre peuple. Et pourtant, beaucoup de personnes considèrent encore Kissinger comme un génie politique.

IL Y EN A QUI soutiennent que, pour ce qui est de la pure absurdité, l’invasion de l’Irak a été le comble même dans ce domaine hautement concurrentiel.

Il semble que les dirigeants politiques de Washington prévoyaient l’augmentation spectaculaire de la demande mondiale de pétrole. Ils décidèrent donc de renforcer leur mainmise sur le pétrole du golfe Persique et du bassin de la mer Caspienne. On décida la guerre pour transformer l’Irak en satellite américain et pour y installer, sous un régime ami, une garnison américaine permanente qui pourrait garder l’ensemble de la zone sous contrôle.

Les résultats, jusque là, ont été à l’opposé. Au lieu de consolider l’Irak comme pays uni sous un régime stable pro-américain, une guerre civile fait rage, l’Etat vacille au bord de la désintégration, la population hait les Américains et les considère comme un occupant étranger. La production de pétrole est inférieure à ce qu’elle était avant l’invasion, les coûts immenses de la guerre minent l’économie américaine, le prix du pétrole monte sans arrêt, la position autrefois élevée de l’Amérique dans l’opinion mondiale est descendue au plus bas et l’opinion publique américaine demande que l’on renvoie les soldats chez eux.

Il ne fait pas de doute que les intérêts américains auraient été bien mieux sauvegardés par des moyens diplomatiques, en utilisant l’influence économique des Etats-Unis. Cela aurait sauvé des milliers de soldats américains et dix fois plus de civils irakiens, et des milliards de dollars. Mais l’ego problématique de George Bush, qui cache sa nullité et son manque d’assurance derrière l’affichage d’une arrogance insolente, lui a fait préférer la guerre. Quant à ses prouesses cérébrales, un consensus mondial a été atteint avant même la fin de son mandat.

AU COURS DE ses soixante années d’existence, l’Etat d’Israël a mené six guerres majeures et plusieurs « plus petites » (la guerre d’usure, les Raisins de la colère, les deux intifadas et autres.)

La confrontation de 1948 était une guerre « sans alternative » si on justifie l’intrusion juive en Palestine par le fait qu’il n’y avait pas d’autre solution pour le problème de leur existence. Mais déjà le second round, la guerre de 1956, fut un exemple d’une incroyable de politique à courte vue incroyable.

Les Français, qui furent à l’origine de la guerre, étaient dans un état de déni : ils ne pouvaient pas admettre d’eux-mêmes qu’en Algérie une authentique guerre de libération s’était déclenchée. Ils se sont donc convaincus que le dirigeant égyptien, Gamal Abd-el-Nasser, était la racine du problème. David Ben Gourion et ses assistants (en particulier Shimon Pérès) voulaient faire tomber le « tyran égyptien » (comme on l’appelait unanimement en Israël) parce qu’il avait hissé le drapeau de l’unité arabe, qu’ils considéraient comme une menace existentielle pour Israël. La Grande-Bretagne, le troisième partenaire, aspirait à revivre les gloires passées de l’empire.

Tous ces objectifs ont été totalement annulés par la guerre : la France fut expulsée d’Algérie, en même temps que plus d’un million de colons ; la Grande-Bretagne fut repoussée aux marges du Moyen-Orient, et le « danger » de l’unité arabe s’avéra n’avoir été qu’un épouvantail. Le prix : toute une génération arabe fut convaincue qu’Israël était l’allié des pires régimes coloniaux, et les chances de paix reculèrent pour de nombreuses années.

La guerre de 1967 était censée au début briser le siège d’Israël. Mais, au cours du combat, la guerre de défense devint une guerre de conquête qui conduisit Israël dans un vertige d’ivresse de laquelle il n’est pas encore tout à fait remis. Depuis lors, nous sommes prisonniers d’un cercle vicieux d’occupation, résistance, colonies et guerre permanente.

Un des résultats directs fut la guerre de 1973, qui détruisit le mythe de notre invincibilité militaire. Cependant sans que cela ait été l’intention de notre gouvernement, cette guerre a eu un résultat positif : trois personnalités inhabituelles – Anouar el Sadate, Menahem Begin et Jimmy Carter – réussirent à traduire la fierté égyptienne d’avoir réussi la traversée du canal de Suez en un accord de paix. Mais la même paix aurait pu être atteinte un an plus tôt, sans des milliers de morts, si Golda Meir n’avait pas rejeté avec arrogance la proposition de Sadate.

La Première guerre du Liban, fut peut-être la plus désespérée et la plus crétine des guerres d’Israël, cocktail d’arrogance, d’ignorance et de totale incompréhension de l’adversaire. Ariel Sharon entendait – comme il me l’avait dit auparavant : (a) détruire l’OLP, (b) pousser les réfugiés palestiniens à fuir du Liban vers la Jordanie, (c) chasser les Syriens du Liban, et (d) transformer le Liban en protectorat israélien. Voici ce qui en résulta : (a) Arafat alla à Tunis, et ensuite, comme résultat de la Première intifada, retourna triomphalement en Palestine, (b) les réfugiés palestiniens restèrent au Liban, malgré le massacre de Sabra et Chatila qui avait eu pour objectif de les faire fuir en créant la panique, (c) les Syriens restèrent au Liban vingt ans de plus et (d) les Chiites, qui avaient été opprimés et étaient redevables vis-à-vis d’Israël, devinrent une force puissante au Liban et l’adversaire le plus déterminé d’Israël.

Mieux vaut ne pas parler de la seconde guerre du Liban – son vrai caractère était évident dès le départ. Ses objectifs n’ont pas été contrariés, pour la simple raison qu’il n’y avait pas d’objectifs clairs du tout. Aujourd’hui le Hezbollah est là où il était, plus fort et mieux armé, protégé des attaques israéliennes par la présence d’une force internationale.

Après la première intifada, Israël a reconnu l’Organisation de libération de la Palestine et a ramené Arafat dans le pays. Après la seconde intifada, le Hamas a gagné les élections palestiniennes et ensuite a pris le contrôle direct d’une partie du pays.

ALBERT EINSTEIN considérait comme un symptôme de folie de refaire sans cesse quelque chose qui avait déjà échoué en espérant à chaque fois un résultat différent.

La plupart des hommes politiques et des généraux obéissent à cette formule. Ils essaient sans cesse de parvenir à leurs objectifs par des moyens militaires et ils obtiennent des résultats contraires. Nous, Israéliens, sommes en bonne place parmi ces fous.

La guerre est l’enfer, comme l’a dit un général américain. Mais aussi, elle atteint rarement ses objectifs.

 

Article en anglais, « The Military Option », Gush Shalom, 26 avril 2008 

Traduit de l’anglais: SWPHL

Uri Avnery est journaliste et cofondateur de Gush Shalom.

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