La Bolivie : entre l’euphorie et la frustration
EN 2009 EVO MORALES A REMPORTÉ LES ÉLECTIONS AVEC 64% DES VOTES. À PRÉSENT LE GOUVERNEMENT TRAVERSE SON PLUS MAUVAIS MOMENT
Le Gouvernement d’Evo Morales a déçu de larges secteurs des mouvements sociaux qui l’ont hissé au pouvoir et qui aspirent à des réformes politiques plus profondes.
Dans le bâtiment de la vice-présidence de l’État plurinational, au centre de La Paz, se déroule une réunion des membres du Mouvement vers le Socialisme (MAS). Les chapeaux noirs haut-de-forme, les polleras – jupes traditionnelles – des femmes du Haut plateau et les capes aux tissus andins montrent que les temps ont bien changé. Il y a quelques années le même espace était investi par des députés blancs, des hommes en cravate ayant fait leurs études aux États-Unis, dans un pays où 67% des personnes se considèrent indigènes.
Juan Carlos Pinto — coordinateur général du projet d’Encyclopédie Documentaire du Processus Constituant Bolivien et conseiller à la vice-présidence — nous reçoit. « Nous sommes dans une étape de la révolution démocratique et culturelle. Avec l’accès de la majorité de la population aux postes de l’État, nous sommes en train de vivre à présent ce qui a eu lieu en Europe il y a 200 ans », explique-t-il. « D’une certaine manière nous sommes en train de modifier le contenu de l’État, nous le transformons. Il n’a pas cessé d’être un État libéral dans sa forme d’organisation, mais il est émaillé de peuple, et cela constitue une mesure authentiquement libérale (au sens premier de ce mot), la possibilité et le droit pour tous d’en faire partie. »
« Pendant les deux dernières décennies, l’État avait été dirigé, comme le décrit Julieta Paredes, par des détenteurs de masters, de doctorats, des spécialistes ayant fait leurs études à Harvard, à Louvain … Mais qu’est-ce qu’ils ont fait du pays ? Ils l’ont livré aux prédateurs. Quelles sont les réussites de la politique néo-libérale de ces yuppies en costume ? Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Rien ! Durant toute la première période nos soeurs et frères, parmi eux de nombreux paysans, ont intégré le Gouvernement, et là, sur place, ils ont commencé à apprendre, en y participant, car cela aussi nous revient. »
Les pressions de la droite
L’assemblée Constituante (2006/2008), quête inlassable pour la refondation du pays, a été le point culminant de la participation populaire. Cependant, ce « moment fondamental, selon les paroles du sociologue aymara Pablo Mamani, a également été celui d’un début de frustration ». Suite aux pressions de la droite, on a transféré de Sucre à Oruro le siège de l’Assemblée Constituante. En 2008, ces pressions ont conduit le Gouvernement du MAS à accepter un accord et à négocier, au sein du Congrès, la modification de 144 articles sur les 400 auparavant approuvés par les représentants choisis par les boliviens pour cette mission.
Désormais la frustration s’est exacerbée, bien qu’elle ait coïncidé avec le moment historique où l’on a battu la droite ; en fait, une élite qui avait monopolisé le pouvoir pendant les trois siècles de conquête et les 184 ans de République. Pour Raúl Zibechi, analyste et éditeur de la revue uruguayenne Brecha, le moment clé fut celui des journées d’août et de septembre 2008 pendant lesquelles « les forces populaires boliviennes » ont entraîné « la droite oligarchique de Santa Cruz vers un échec accablant ».
La droite, acculée dans son propre bastion, s’est vue forcée à admettre son échec. Les élections générales de décembre 2009 l’ont confirmé : Evo les a remportées avec 64% des votes. « Nous avons battu la droite en des termes symboliques, mais nous l’avons également battue au sens de l’avoir privée de pouvoir politique, de représentation publique symbolique, bien qu’elle possède toujours le pouvoir économique, la terre, les médias, tous ces secteurs fondamentaux », dit Mamani.
Mais les célébrations de cette victoire n’ont pas beaucoup duré, car on a commencé bientôt à s’apercevoir que « la droite était dans le Gouvernement », comme le signale Marco Gandarillas, directeur du Centre de Documentation et d’Information sur la Bolivie (CEDIB). « Cela ne s’est pas produit subitement. Depuis son investiture, Evo a toujours eu le sentiment qu’il fallait bien connaître les affaires d’État. Ils disaient qu’ il fallait avoir recours à ceux qui s’y connaissaient en la matière, les inclure, et par “les inclure” ils signifiaient qu’ils réserveraient une place pour les politiciens chevronnés. C’est ainsi que des gens du MNR, du MIR ou de l’ADN [partis qui ont gouverné pendant la période néo-libérale] ou du MSM [scission du MAS] se sont infiltrés dans le Gouvernement ».
Gouvernant avec l’ennemi
Gandarillas montre en exemple l’actuel ministre d’Économie, Luis Arce Catacora, un “fondsmonétariste” qui a travaillé avec Gonzalo Sánchez de Lozada et a été membre du parti néo-libéral MNR. Quelques-uns des plus fervents opposants au Gouvernement des premières années se sont rapprochés du MAS, le cas le plus connu étant le pacte établi avant les dernières élections entre le Gouvernement et des secteurs de l’Union Juvénile Cruceñista [de Santa Cruz], groupe responsable de nombreuses attaques racistes lors des années précédentes.
Pour Juan Carlos Pinto, il existe dans l’État un secteur “plus libéral” qui n’aspire qu’à démontrer que la Bolivie obtient “de grands résultats économiques”, que l’État épargne confortablement ou qu’il est parvenu à dégager un excédent fiscal. Ce courant a été déterminant dans la promulgation du décret 748 stipulant la hausse des hydrocarbures. « Ne pas prendre ce type de décisions est jugé catastrophique par le secteur économique. De plus, aucune évaluation politique adéquate n’avait été réalisée. Ce fut un mauvais calcul, car ventre affamé n’a point d’oreille » dit-il.
Le panorama politique s’est compliqué pour le Gouvernement à partir de l’échec de la droite. « Nous vivons à présent dans un nouveau contexte historique, où la droite incarne une partie de la critique, mais à l’intérieur de notre camp une autre critique s’élève, d’autres voix, d’autres hommes et femmes disant « mon frère, tu fais erreur : attention, là ça ne va pas, et là non plus, et là encore ça ne va pas … » Dans ce contexte le Gouvernement d’Evo Morales ne sait pas s’y prendre », précise Pablo Mamani.
« On catalogue les gens comme membres de la droite, des ennemis, des néo-libéraux. Or, cette interprétation est obsolète. Le Gouvernement continue d’interpréter ce moment historique comme au temps de la guerre contre la droite », dit-il.
Le débat sur Evo Morales
Depuis le début du deuxième mandat, les principaux conflits n’ont pas concerné les élites de Oriente, comme dans la première période, mais des secteurs des mouvements sociaux. Selon Silvia Rivera, son éloignement des principes originaires du processus et « la contradiction au sein du Gouvernement entre ce qui est dit et ce qui est fait », a mis le Gouvernement dans la plus mauvaise situation qu’il ai du affronter ces cinq dernières années.
L’avenir d’Evo Morales et de tout le processus est l’objet d’un débat permanent dans toutes les sphères.
“Evo possède un grand avantage : il n’y a pas d’alternative politique qui pourrait mettre en péril son mandat et, pour le moment, sa réélection », dit Soliz Rada. Pour Pablo Mamani, le Gouvernement de Morales a déjà joué son rôle historique. « À présent nous avons besoin d’une autre période et d’autres acteurs. Nous ignorons comment, mais ce moment sera sans doute celui de la cristallisation de cette longue lutte, celle des frustrations et des réussites d’aujourd’hui », dit-il. La Bolivie n’est plus la même et cela personne ne le met en doute.
Pour Mamani il y a des raisons d’être optimiste : ce processus placera la société bolivienne dans une position historique très différente « d’où l’on pourra regarder le monde, le pouvoir, la politique, l’économie … Je crois que ce que les gens pensent, ce qu’ils disent et ce dont ils rêvent, dépasse la question du Gouvernement d’Evo Morales, tout en étant reconnaissants pour tout ce qu’il a accompli ».
Pour Silvia Rivera, le principal apport du processus de changement c’est qu’il agit tel « un parapluie qui protège de la pluie acide néo-libérale, en facilitant l’émergence de toutes sortes d’initiatives, activités et collectifs autogérés et en générant un nouveau sens du pouvoir dans les mains de la population, permettant ainsi de protester et même de faire annuler une mesure comme celle du “gasolinazo”. C’est le pouvoir de la société sur l’État », conclut Rivera.
UN PROJET NÉOCOLONIAL
Une autre contradiction entre le discours et la pratique du Gouvernement concerne les routes prévues dans le plan d’infrastructures pour l’Amérique Latine connu comme IIRSA. « L’IIRSA est un projet planifié en Bolivie depuis des années. Et que fait le Gouvernement ? Il maintient ce projet », dit John Zambrana, de FOBOMADE. « Le tracé des routes parcourt principalement des régions où il existe des ressources naturelles et qui coïncident avec des aires protégées et des zones indigènes. L’objectif est l’exploitation de ces ressources naturelles afin de les exporter en tant que matière première. Le Gouvernement continue avec un modèle extractiviste, sans obtenir les bienfaits de l’industrialisation », remarque Zambrana.
Article original en espagnol
Traduits pour Truks en Vrak par Marina Almeida, révisés par Michèle Landais