La Bolivie: un coup d’État pour un changement de régime

Ce qui s’est passé en Bolivie est un coup d’État dont le dénouement suit une progression qui correspond au schéma des « révolutions de couleur » pensé par Gene Sharpe et appliqué localement sous la supervision et l’aide de la CIA et les appuis du State Department. La manière dont le processus s’est déroulé montre que les instigateurs suivaient un scénario pensé à l’avance. « Fraude » devait être le cri de ralliement avant même que l’élection n’ait lieu. La déclaration de l’OÉA à propos de l’interruption dans la transmission des résultats (avec 83 % du décompte, Morales menait avec seulement 7 % d’avance) a donné le la. Les protestations se sont transformées en actions violentes. Des hordes paramilitaires et de jeunes mercenaires, le plus souvent en motos et armés, ont assailli les partisans de Morales et du MAS, attaquant leurs résidences, incendiant, prenant des otages. Un climat de terreur s’installa. La défection des appareils étatiques responsables de maintenir l’ordre et la sécurité répondait à un plan qui visait à provoquer la démission de ministres et parlementaires du MAS. Le coup de grâce fut le dépôt du rapport provisoire de l’OÉA et l’adhésion publique des forces armées au plan « suggérant » à Morales de se retirer. Les FAB annonçaient par cet appel qu’elles n’assuraient plus la protection des autorités constituées.
Ce coup était de plus « annoncé » par des opérations antérieures. Si Carlos Mesa, arrivé en seconde place, a été le premier à invoquer la fraude et à réclamer un second tour, Luis Fernando Camacho a été l’acteur le plus virulent dans une opération qui appelait à la démission de Morales. Camacho vient de Santa Cruz, un département qui a orchestré un mouvement subversif en 2008. À la tête des Comités civiques constitués sur le modèle des phalanges franquistes, cechrétien fondamentaliste fanatique vient d’une famille qui doit près de 3 millions à l’État pour des taxes impayées par ses sociétés gazières. Son ressentiment à l’endroit de Morales date de la nationalisation du gaz. La création du Système unique de santé en 2019 constitue un autre coup dur pour la famille Camacho et son Grupo Nacional Vida, une société privée d’assurances de soins de santé.
Déjà en 2016 cette région avait été le pivot de la mobilisation contre le référendum pour autoriser Morales à briguer un troisième mandat consécutif. L’opposition avait fabriqué des mensonges pour discréditer Morales en inventant l’existence d’un fils et en le compromettant avec une ex-compagne accusée de concussion. Le « non » l’emporta par une marge de 2,6 %. Ses partisans présentèrent un recours devant le Tribunal constitutionnel qui statua en faveur du droit à la réélection pour tous les postes électifs en se fondant sur le pacte de San José (Costa Rica). Je considère que ce fut une erreur même si Morales a suivi en cela la voie empruntée ou envisagée par les présidents Fujimori, Menem, Uribe etHernández avant lui. En réaction à la propension des présidents à se perpétuer au pouvoir, les constitutions latino-américaines ont dans beaucoup de cas opposé un verrou au continuisme.
Je crois que la Bolivie sera instable, car le coup d’État a créé un énorme déséquilibre en produisant plus de perdants que de gagnants. Sous Morales, tous les Boliviens avaient profité de la croissance de la richesse, les pauvres plus que les autres classes vu leur point de départ. Ici encore la classe moyenne en demande plus et les élites veulent défendre leur position privilégiée face à l’enrichissement de ceux qu’elles exploitaient et … continuent d’exploiter. Une situation qui rappelle le Brésil sous Lula et les gouvernements PT. Une « révolution » par la consommation a ses limites. Morales s’est montré conciliant avec l’élite économique, cherchant à l’inclure, faisant des compromis, la ménageant donc, ce qu’avait fait Lula également. Mais la droite finit par trahir, par afficher ses vraies couleurs et à vouloir chasser l’intermédiaire pour gouverner directement, puis prendre sa revanche.
Les partisans de Morales ont tout à redouter d’un nettoyage ethnique et d’une destruction des acquis tant sociaux (programmes) qu’économiques avec la privatisation des entreprises publiques. La résistance a commencé dès l’annonce de la démission forcée. Elle a pris la forme de réunions, de marches vers les centres urbains, de blocages de routes. La Paz encerclée connaît des problèmes d’approvisionnement en combustible et en denrées. La résistance refuse de reconnaître le nouveau pouvoir illégitime.
Les putschistes ont échoué à préserver les apparences d’une transition constitutionnelle. La sénatrice d’opposition Jeanine Áñez s’est autoproclamée présidente du Sénat, puis présidente intérimaire en l’absence des parlementaires du MAS, donc sans le quorum. Les démissions n’ont pu être validées comme l’exige la loi. Ainsi Adriana Salvatierra du MAS était la première dans la ligne de succession. On s’en est donc remis à une interprétation de 2001 basée sur l’ancienne constitution. Brandissant la Bible, Áñez a reçu l’écharpe présidentielle des mains de Williams Kaliman, le chef de l’armée qui avait trahi Morales. Elle a formé un cabinet composé de ministres ultraconservateurs venus pour beaucoup de la « demi lune », un ensemble de départements de tradition autonomiste indisposés à l’endroit du haut plateau occidental indigène. Les ministres de l’Intérieur et des Communications menacent de s’attaquer aux « séditieux ». Dans leur ligne de mire, il y a les journalistes et coopérants étrangers et les « subversifs ». Le ministre de l’Économie est un fervent défenseur de l’entreprise privée et un critique des sociétés étatiques. Une chola d’El Alto anti-Morales représente les indigènes. Le haut commandement de la police et de l’armée a été changé.
Des élections auront lieu avec un nouveau Tribunal responsable. Morales et García Linera ne seront pas éligibles. On peut craindre que les élections ne soient truquées, comme elles le furent au Honduras en novembre 2009, après le coup d’État contre Manuel Zelaya en juin 2009. La répression s’abat sur les manifestants. Elle a fait plus de 24 morts en une semaine. La présidente a même donné carte blanche à l’armée pour tuer impunément. Et pour se prémunir d’un retour de Morales en Bolivie, un député de son parti a introduit une poursuite sous dix chefs d’accusation dont celui de lèse-humanité. La persécution annoncée contre sa personne et son héritage s’accompagne de la persécution de son image.
La droite n’a pas pris le pouvoir pour le perdre dans des élections. Mesa veut des élections le plus tôt possible, afin de profiter de son avance sur ses adversaires de droite, mais le camp derrière Áñez veut les retarder pour se donner le temps de décapiter et décimer le MAS qui détient une majorité des deux tiers aux deux chambres et de démanteler les politiques économiques (et sociales) en faveur de l’entreprise privée (et étrangère). On prépare même le terrain pour s’affranchir de la participation des parlementaires du MAS pour la refonte du Tribunal électoral.
Le gouvernement putschiste a déjà réaligné ses relations extérieures. Il s’est retiré de l’ALBA, de l’UNASUR, a rompu avec le gouvernement de Maduro et reconnu Guaidó. Il cherche à imposer un contrôle sur l’information et menace les journalistes qui ne suivent pas la ligne. Les coopérants cubains de la santé, visés par des attaques, ont entrepris leur rapatriement.
Deux rapports indépendants venant de spécialistes (un professeur du Wisconsin et le Center for Economic and Policy Research) ont conclu que les « irrégularités » dénoncées par l’OÉA s’expliquaient et n’auraient pas mis en cause la victoire de Morales dès le premier tour. On ne peut parler de « fraude » comme l’a fait Luis Almagro le 12 novembre lors de la réunion extraordinaire de l’OÉA.
Donald Trump a salué la démission de Morales comme « un moment significatif pour la démocratie dans l’hémisphère occidental ». Bernie Sanders a été le seul candidat démocrate à dénoncer le coup d’État. La vérité est que les États-Unis ont été le cerveau de ce coup d’État. Les acteurs boliviens l’ont réalisé sous la conduite de l’ambassade à La Paz et de la CIA, avec la participation d’exilés installés aux États-Unis, en relation avec des parlementaires de ce pays (les Rubio et compagnie) et avec un financement venant d’agences états-uniennes directement et par l’entremise d’ONG actives en Bolivie. L’OÉA a été un complice majeur dans la construction d’un récit cousu de fils blancs dans un contexte qu’elle savait explosif. L’objectif était un changement de régime en Bolivie afin d’y installer un gouvernement ami.
Ce coup d’État a également une composante géopolitique : il permettrait d’accéder aux immenses réserves de lithium afin de les exploiter au profit des transnationales. Tesla et Pure Energy Minerals (Canada) étaient sur les rangs. Or des minières chinoises travaillaient à un partenariat avec la société d’État YLB dans le but de produire des batteries en Bolivie même. Les États-Unis ne pouvaient supporter que la Chine ait accès à cette ressource stratégique. L’exploitation du lithium par une société d’État suscitait également l’opposition de leaders locaux dans le département de Potosí qui préféraient toucher des redevances de la part de transnationales. Dans les actions violentes qui menèrent à la démission de Morales, Marco Pumari et ses comités civiques de Potosí se comportèrent comme Camacho et ses troupes de Santa Cruz. Ils furent les boutefeux dans une alliance entre le front externe et le front interne.
Claude Morin
Parmi les articles qui ont été les plus utiles pour la rédaction de cette analyse :
https://www.mondialisation.ca/bolivie-la-longue-campagne-du-tout-sauf-evo/5638757
https://diariodevallarta.com/cinco-estrategias-de-la-guerra-hibrida-en-bolivia/
https://bbackdoors.wordpress.com/2019/10/08/us-hands-against-bolivia-part-i/
https://bbackdoors.wordpress.com/2019/10/10/us-hands-against-bolivia-part-ii-media-strategy/
https://thegrayzone.com/2019/11/11/bolivia-coup-fascist-foreign-support-fernando-camacho/
https://elpais.com/internacional/2019/11/11/actualidad/1573488689_493218.html
https://www.pagina12.com.ar/231461-la-industrializacion-del-litio-en-bolivia-motivo-el-golpe
https://www.commondreams.org/views/2019/11/12/when-us-supports-it-its-not-coup
https://www.pagina12.com.ar/231595-la-presencia-de-la-iglesia-ha-sido-recurrente-en-los-golpes-