La chancelière est-elle une bonne “rente” pour la CIA ?

«Is Merkel a CIA Asset?», interroge Finian Cunnigham (Le Saker Francophone, le 4 mai 2015). Effectivement, – au terme d’agent (de la CIA), nous préférons le terme asset qui veut aussi bien dire un actif, une valeur boursière, un bien (immobilier), un bien-meuble, une rente peut-être même, à l’excellent rapport ; c’est-à-dire quelque chose qui vous rapporte à condition d’être placé dans certaines situations, et dont la valeur, du point de vue du sens de la chose qui est la dynamique productrice d’argent, devient à peu près nulle lorsqu’elle n’est plus dans ces certaines situations. (Un agent, par contre, est en soi producteur d’avantages, – des informations en l’occurrence, – pour son contractant ; un agent agit, si l’on ose dire, il provoque ces certaines situations où il trouve des valeurs intéressantes, il est producteur actif et souvent quasi-autonome, et l’agent peut lui-même manipuler les assets de l’agence pour laquelle il travaille. Mais un agent pour un chef d’État ou de gouvernement, c’est un peu trop risqué.)

… Quoi qu’il en soit, la question se pose toujours et elle se pose de plus en plus, et ainsi méritant bien qu’on fasse le point sur la réponse à donner, et ici sur la réponse que suggère le commentateur. Cunningham développe son argument, essentiellement à partir des récentes révélations d’il y a une décade selon lesquelles le BND allemand travaille de façon directe pour la NSA (et sans le moindre doute pour la CIA, éventuellement pour le MI6, dans les mêmes conditions de complète allégeance), en espionnant pour le compte de ces mentors anglo-saxons les propres entreprises stratégiques allemandes ou à intérêts allemands importants. Merkel était au courant et n’a rien trouvé à redire. L’affaire n’a pas fait grand bruit hors d’Allemagne, où elle a eu son tintamarre, – parce que ces affaires ne font désormais plus grand bruit, tant l’habitude de la corruption mise au jour est grande, et tant les soupçons à l’encontre de Merkel ne sont ni surprenants, ni nouveaux (voir notamment le 1er décembre 2014).

La crise ukrainienne était largement préparée de ce point de vue des relations USA-Allemagne avec la crise précédente Snowden/NSA ; avec le cas personnel de la chancelière, par les divers rebondissements de l’automne 2013 autour des écoutes extrêmement directes et intrusives de la NSA sur le téléphone portable personnel sinon intime de Frau Merkel, en plus de son action (celle de la NSA) en Allemagne. Il est certain qu’on a cru distinguer une crise fondamentale entre l’Allemagne et les USA notamment, à cette occasion (voir le 12 décembre 2013), tout de même tempérée par certaines doutes concernant cette même Allemagne qu’elle puisse bien tenir son rang et tenir tête (voir le 1er avril 2014). Les doutes n’étaient pas de trop.

Finalement, dans tous les cas à ce jour, il apparaît clairement que les promesses de fermeté de l’Allemagne à l’encontre des USA se sont diluées dans une incertitude remarquable concernant la politique allemande, et particulièrement la position de Merkel, dans la crise ukrainienne et par rapport aux relations avec la Russie. On comprend donc aisément qu’on puisse faire du cas-Merkel l’occasion d’un commentaire complet, à la lumière du dernier scandale en date qu’on a mentionné (les écoutes du BND pour le compte de la NSA), d’ailleurs marqué par une plainte officielle de EADS déposée devant la justice allemande.

«Les révélations montrant que le gouvernement Merkel est au courant du fait que l’agence de renseignement allemande espionne pour le compte des Américains, ceci même à l’encontre de l’intérêt industriel de son propre pays, soulèvent des questions troublantes quant à l’intégrité des dirigeants allemands. L’apparente trahison de l’intérêt national allemand par la chancelière Angela Merkel elle-même a été mise en évidence par le récent scandale d’espionnage industriel au profit des Américains. De plus, l’attitude indolente de Merkel face à la politique anti-russe de Washington dans les événements ukrainiens, en totale contradiction avec l’intérêt national de son pays, renforce encore les soupçons d’allégeance de la chancelière à un maître étranger. »Les récentes révélations sur l’espionnage de l’industrie allemande par les services secrets allemands eux-mêmes, pour le compte du gouvernement américain, sont déjà suffisamment révélatrices. Mais il faut ajouter à cela le fait que le gouvernement Merkel le sait mais qu’il a préféré faire comme s’il n’était pas au courant. Tout cela suscite de grands doutes sur l’intégrité des dirigeants allemands et d’Angela Merkel en particulier. Merkel serait-elle une rente pour l’agence américaine de renseignements, au service des intérêts géostratégiques de Washington plutôt qu’à celui de son propre pays, ou même de celui de l’Europe ? »La nouvelle en question provient de journaux allemands qui, la semaine dernière, ont révélé que le BND, les services secrets allemands, collaborait avec la NSA, l’agence de sécurité américaine, pour espionner les sociétés européennes de défense, dont EADS et Eurocopter. Ces actes d’espionnage contre ces sociétés remontent à 2008. Cela parait improbable que les hautes sphères du gouvernement allemand, dont Angela Merkel, ne sachent rien de cette activité d’espionnage industriel. Mais il semble que Merkel ait laissé faire ces actes illégaux, alors même qu’ils allaient à l’encontre de l’intérêt national allemand, fournissant ainsi un grand avantage aux compétiteurs américains.»

Cunningham examine la position des services de renseignement vis-à-vis de leurs confrères anglo-saxons, essentiellement des USA, et leur complète soumission à ces derniers, d’ailleurs plus ou moins formalisées par des traités secrets. Cunningham rappelle ensuite la pénétration massive de la CIA dans le monde médiatique allemand, et les révélations de l’année dernière, du journaliste Ulfkotte, sur les pratiques extravagantes de la CIA à cet égard (voir le 20 octobre 2014 et le 20 novembre 2014). Il termine par les remarques qu’on se fait évidemment sur les pressions intensives que la crise ukrainienne a dû activer, de Washington sur Berlin, pour un alignement sans réserve …

«Il n’y pas de raison de croire que des relations de domination identiques n’existeraient pas entre le gouvernement secret américain et leurs homologues européens. Mais, étant donnée la place centrale de l’Allemagne dans l’économie et la politique de l’Union Européenne et ses liens historiques avec la Russie se renforçant depuis la fin de la seconde guerre mondiale, il est logique que Berlin soit la cible de choix des Américains pour exercer leurs pressions et en retirer des avantages géopolitiques. »

Quand on regarde la politique allemande envers la Russie à propos du conflit en Ukraine, elle semble, à première vue, totalement absurde. Les fermiers, les petites comme les grosses entreprises allemandes subissent toutes de fortes pertes à cause des sanctions européennes contre la Russie et des contres mesures prises par Moscou. Les sondages indiquent aussi que la population allemande ne soutient pas ces mesures hostiles, mesures émanant de Washington et que les européens n’ont fait que suivre, en grande partie sur ordre de Berlin… »

Depuis ces diverses observations, ou parallèlement à elles, nous avons pu enregistrer certains événements qui seraient en temps normal du domaine de l’anecdote, qui le sont certainement pour un commentateur-Système tenu au garde-à-vous par sa narrative, mais acquièrent une autre dimension dans le cadre du sujet que nous traitons. La première se trouve dans les remarques que fit Alexander Mercouris autour de la rencontre de Moscou de février 2015, entre Poutine, Merkel et Hollande. Nous avions noté ceci, le 9 février 2015 :

«D’abord un événement qui nous a paru intéressant à relever, tel que l’interprète Alexander Mercouris (dans le “Saker”-US le 7 février 2015 et “Russia Insider” le 7 février 2015)… Les circonstances décrites par Mercouris sont particulièrement intéressantes, à la lumière des hypothèses qu’il propose. Il observe que Merkel et Hollande sont venus à Moscou, non pas avec un plan pour l’Ukraine, – et nous dirions avec l’idée implicite qu’un plan pour l’Ukraine était une matière secondaire, – mais pour avoir un entretien franc et complet avec Poutine, – et nous dirions dans l’intention de connaître un point de vue sur la vérité de la situation qui soit complètement dégagé de ce qu’ils entendent jusqu’ici, qui soit aussi protégé de toute incursion et observation extérieures…

Le fait le plus intéressant au sujet des pourparlers de Moscou est que ces derniers se soient déroulés sans la présence d’aides ou d’officiels, c’est-à-dire que Poutine, Hollande et Merkel étaient entre eux, en privé, a part quelques interprètes et sténodactylos. Poutine et Merkel sont reconnus pour être très pointilleux et, vu que Hollande est un énarque, il doit l’être aussi. Donc les officiels français et allemands ont dû être mécontents de ce fait. Moins les Russes, car les discussions se tenant au Kremlin, elles ont dû toutes être enregistrées grâce à des micros cachés. Ces entretiens se sont déroulés dans une atmosphère inhabituelle de secret, comme si Merkel et Hollande redoutaient des fuites et faisaient tout leur possible pour empêcher ces discussions d’être entendues par qui que ce soit d’autre. C’est pour cela que leurs propres officiels ont été interdit de réunion. Mais de qui Merkel et Hollande voulaient-ils protéger leurs discussions? Des médias, d’autres membres de leur gouvernement ou des Américains? …

• Ensuite, il y a une simple observation de Poutine, en réponse à une question qui lui était posée lors de l’émission annuelle questions-réponses, où le président russe répond à des questions du public, qui était rappelée sur Sputnik-français, le 16 avril 2015 : A la question de commenter l’état des relations géopolitiques avec l’Europe, [Poutine répond]: “Il est difficile de parler à des gens qui chuchotent même chez eux de peur des écoutes américaines. Et ceci n’est pas une blague, je ne plaisante pas. (Nous avouons bien volontiers que c’est le “Et ceci n’est pas une blague, je ne plaisante pas” qui nous a le plus impressionné. Parmi les divers dirigeants de notre monde enfiévré, Poutine est certainement celui qui se rapproche le plus, dans ses interventions, de la sincérité, et d’ailleurs la force de son propos l’exige autant qu’elle en témoigne.)

En confrontant ces diverses observations et remarques, et sans qu’il n’y ait rien de décisivement nouveau sinon les révélations sur le comportement du BND connu et couvert par conséquent par Merkel, nous serions sans hésitation tentés de juger l’hypothèse de Cunningham complètement fondée ; sans plus de surprise ni, peut-être d’indignation, puisque, à la lumière de l’histoire récente, des relations USA-Allemagne, des moyens de pression US et de la carrière de Merkel (jeunesse en RDA, dans une famille de dignitaires du parti) qui rend difficile de n’avoir pu rencontrer l’une ou l’autre occurrence pas nécessairement pendable mais néanmoins compromettante dans le cadre idéologico-rigide de notre psychologie en politique, c’est le contraire qui serait étonnant : il serait finalement difficile de croire que Merkel “is not a CIA asset”… La situation allemande, et même européenne, est donc particulièrement douloureuse à cet égard : Merkel étant ce qu’elle est, Tusk étant évidemment un agent d’influence US par Pologne interposée, Juncker étant une sorte d’appendice germaniste, qui partage manifestement la même position que Merkel (voir le 31 mai 2014), dans tous les cas par indifférence ou laisser-faire lorsqu’on se rappelle son départ de la fonction de Premier ministre luxembourgeois, et enfin une France absente, sinon complice par béatitude satisfaite… (Si l’on veut rajouter perfide Albion, toujours au charbon…)

Nous ne serons certainement pas plongés dans la plus profonde affliction par ce constat. Encore une fois (il y a déjà eu des cas précédents décrivant la félonie des locataires du bloc BAO à l’avantage des USA), l’intérêt de la situation présente est de nous exposer au grand jour ce qui nous était jusqu’alors dissimulé, ou à demi dissimulé ; en effet, cette situation-là, des dirigeants allemands, luxembourgeois, des institutions européennes, de la Pologne, etc., existe depuis de nombreuses années, et pour les plus anciens, depuis des décennies. Simplement, nous nous en doutions un peu mais n’avions aucune certitude car aucun événement ne nous faisait prendre conscience de l’état des choses et de la trahison des esprits aussi vivement que les événements d’aujourd’hui. Au contraire, aujourd’hui le soleil brille sur la réalité des comportements européens et des positions politiques réellesdes uns et des autres. Par conséquent, avec notre habituel pessimisme roboratif, qui conduit par inversion vertueuse à un optimisme inattendu, nous observerions : 1) qu’avec un tel acquis, un tel paquet d’assets, on se demande bien comment les USA, depuis un demi-siècle, n’ont pas fait qu’une seule bouchée et à plusieurs reprises du reste du monde, avec l’Europe incluse dans le lot ; et 2) que tous ces dirigeants archi-corrompus et alignés à la baguette, ont d’autant plus de mal à tenir leur rang à la satisfaction de leurs employeurs, dans le cadre de crises de cette envergure, à la tête de pays dont la population ne les aime guère, et encore moins leur politique, et dans une occurrence où, au bout du compte, ils ne peuvent tout de même pas partager tous les objectifs des USA lorsque l’un d’eux peut déboucher sur la probabilité d’une guerre en Europe à l’occasion de l’Ukraine… Ainsi ont-ils parfois l’esprit de chuchoter à Poutine pour que la NSA n’y comprenne rien, et Poutine a-t-il l’esprit de les inviter à un barbecue dans son bunker sécurisé, pour qu’on puisse parler à l’aise, en toute confiance et entre amis, des affaires européennes …

Philippe Grasset

Passages en anglais traduits par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone.

 



Articles Par : Philippe Grasset

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