La Chine et l’Inde, historicité et droit de l’homme

Le sociologue n’est pas un politologue. Il rend compte de ce que Engels appelait des « formations sociales » et dont il disait que l’économie n’y était déterminante “qu’en dernière instance“(1). Il faut alors considérer la totalité sociale, le mode de production, les rapports de production et, « les paliers qui s’étagent, s’interpénètrent, s’influencent mutuellement et qui vont de la base morphologique et écologique jusqu’aux états mentaux en passant par les appareils organisés, les modèles, rôles, attitudes, symboles, conduites, idées et valeurs collectives »(2).
Durant des millénaires d’immenses civilisations se sont développées sans véritables contacts avec notre aire indo-européenne, la rencontre a été d’une brutalité inouïe. La Chine en l’exemple le plus parfait, elle en devient le symbole de l’alterité. Comment quelqu’un qui ignore la langue chinoise, ce qui est mon cas mais aussi celui de la plupart des politiciens, hommes d’affaire et touristes qui abordent ce pays, sans parler de la masse inculte des journalistes qui ne craignent pas de stigmatiser, moquer ce dont il n’ont en fait pas la moindre idée, tous ces gens agissent sans même soupçonner que cette totalité sociale reste à traduire, comme une langue inconnue. Un exemple: derrière les Etats-Unis nous réclamons bruyamment le respect des droits de l’homme par la Chine. Nous considérons qu’il s’agit d’un universel alors que c’est une création de nos sociétés européennes apparue dans un contexte très précis. Il ne s’agit pas de renoncer à leur portée émancipatrice et de donner dans le relativisme culturel, mais ne serait-ce que pour aller vers l’universel ne faudrait-il pas les comparer à la recherche d’harmonie qui semble le maître mot chinois, et surtout à la situation de sous-développpent, de misère matérielle et humaine, voire de survie qui est celle de la majorité de l’humanité ? C’est à ce prix là seulement que les droits de l’homme tendront vers l’universalité: en ouvrant le dialogue avec d’autres civilisations, et en le faisant avec un but, celui d’abord derépondre aux besoins matériels et spirituels de la grande masse de l’humanité, en finir donc avec l’impérialisme.
I- La visite en Chine du ministre des affaires étrangères indien
Le ministre indien des Affaires étrangères Pranab Mukerjee, en visite en Chine, a affirmé jeudi 5 mai 2008 lors d’un entretien avec son homologue chinois Yang Jiechi à Beijing que “l’Inde ne tolèrerait aucune activité politique contre la Chine, peu importe leur responsable, sur le territoire indien“. Il a aussi redit la position indienne sur le Tibet à savoir que la Région autonome du Tibet faisait partie du territoire chinois. «M. Mukerjee a déclaré que l’Inde attachait une grande importance à ses relations avec la Chine et qu’elle était prête à travailler avec elle pour appliquer le consensus obtenu par les dirigeants des deux pays, dans le but de continuer à renforcer l’amitié, la confiance mutuelle et la coopération entre les deux pays. M. Yang a fait l’éloge du développement compréhensif des relations sino-indiennes, indiquant que les relations sont entrées “dans la meilleure période de l’histoire” et sont désormais devant “des opportunités stratégiques importantes“. Il s’est par ailleurs engagé « à coopérer étroitement avec la partie indienne pour renforcer les échanges et le dialogue, élargir la coopération économique, prendre en considération les préoccupations de l’autre, et faire progresser le partenariat de coopération stratégique sino-indien. »(3)
On attribue au Premier indien Manmohan Singh lors d’une visite en Chine en 2005, la parole suivante: « ensemble, l’Inde et la Chine pourraient redessiner l’ordre mondial ». La même année lors d’une visite à New Delhi, le Premier Ministre chinois, Wen Jiabao, avait déclaré que la Chine et l’Inde pourraient être « une influence positive pour la paix et le développement en Asie ainsi que pour le reste du monde, à travers des relations harmonieuses, augmentant la confiance et étendant la coopération ».
Derrière ces communiqués, il y a des histoires millénaires, des possibles pour le futur de la planète dont l’ampleur donne le vertige. Nous sommes si démunis pour en apprécier la portée réelle (4).
II-L’inde et la Chine, des ressemblances et des tensions
Ces deux pays regroupent plus du tiers de la population mondiale. Si on remonte haut dans le temps, au premier siècle de notre ère on peut considérer que le choc bouddhiste venu de l’Inde a été pour la Chine un long et profond bouleversement, une assimilation sur plusieurs siècles et déjà par ce biais la nécessité pour la Chine d’affronter un autre universalisme, une religion, une conception de l’individu étrangère à la tradition chinoise. Mais là l’influence a été pacifique, l’assimilation divisée entre le nord et le sud, une création autochtone. Ce sont des civilisations millénaires qui ont été au 17 e siècle le centre du rayonnement du commerce international. A la fin du XIX e et surtout au début du XXe , ces deux pays géants subissent un choc parallèle, celui de l’invasion et de la domination occidentale. L’Europe et les Etats-Unis sont devenus les centres de la production industrielle et les structures politiques des deux grands pays s’effondrent, incapables de tenir le choc.
Aujourd’hui, Chine et Inde témoignent de taux de croissance très élevés, tout en demeurant encore des pays sous développés, ils reviennent sur le devant de la scène avec un souci de regagner une puissance politique, économique, culturelle mise à mal par le « choc » occidental. Celui-ci a été tel seisme que l’on ne peut penser la spécificité chinoise sans référence à ce traumatise, à la manière dont s’est posé déjà en ce temps là devant la décadence de la dynastie Qing, la chute de l’empire, la question de l’assimilation des valeurs occidentales. Actuellement sous des formes souvent plus “techniques” les questions sont plus ou moins les mêmes: faut-il balayer une tradition qui a failli, ou au contraire être sur la défensive? Reprendre pied dans la tradition? C’est un questionnement des décolonisations toujours plus ou moins inachevées dans la mesure où l’impérialisme occidental a pris des figures diverses jusqu’à aujourd’hui avec sa forme financiarisées et des transnationales. Le capitalisme à son stade colonialiste ou impérialiste ne produit pas seulement le clivage entre le citoyen théoriquement égal et l’homme privé exploité, mais dans les pays coloniaux le totalitarisme privé est aussi despotisme public, et la relation se reproduit au-delà de l’indépendance y compris entre Etats. Donc c’est la place dans le système monde, son action politique nationale spécifique qui devient privation collective et plus seulement l’individu citoyen qui est privé de droits par l’autorité qui le gouverne. La souveraineté nationale réelle, celle sur les ressources, est alors la base des droits individuels, ceux à l’éduction, à la santé, à la survie. On conçoit à quel point la mise en concurrence des nations fait partie de la domination impérialiste. Et à ce titre il faut également apprécier la volonté chinoise de tendre vers des formes de coopération non concurrentielles alors même que se joue son statut de grande puissance.
En réalité, les tensions restent nombreuses entre l’Inde et la Chine et elles ont été largement entretenues par les Etats-Unis depuis l’instauration du socialisme en Chine. Ainsi, en 1954, un traité signé entre les deux géants visait à promouvoir la fraternité Inde-Chine. Moins de cinq ans plus tard, de fortes tensions sont apparues quand le Dalaï Lama a fuit le Tibet et qu’il s’est vu octroyer un sanctuaire en Inde sur demande des Etats-Unis. Encore aujourd’hui les tensions ne sont pas économiques mais héritées de la manière dont les puissances occidentales ont créé des conflits entre voisins asiatiques. D’où la réponse de la Chine, en écartant le conflit politique non résolu et en avançant sur le co-développement économique. Ces conflits sont le plus souvent nés de la manière dont l’occident favorise dans le Tiers monde une classe dirigeante qui lui est dévouée et entre de ce fait en conflit avec son propre peuple, le domine violemment, là encore la citoyenneté n’est plus affaire interne mais elle dépend de la place dans le système monde. Partout l’intervention occidentale a ainsi attisé, créé les conflits entre voisins. En 1962, New Delhi et Pékin entrèrent en guerre pour des questions de frontières. À ce jour, si la guerre est finie, le conflit opposant les deux pays sur la délimitation des frontières n’est toujours résolu. Afin de pouvoir développer des relations cordiales, Li Peng et Rajeev Gandhi, en 1988, se sont mis d’accord pour laisser ce problème de côté. Le rapprochement avec l’Inde est un processus lent qui a démarré depuis la fin des années 1980,
Après la mort de Mao Ze dong en 1979, les réformes économiques de Deng Xiaoping – ouverture de la Chine aux capitaux étrangers, et privatisation de nombreux champs d’activité anciennement réservés à l’état tout en conservant largement des volants de contrôle ont généré l’essor économique que l’on connaît. De son côté, l’Inde s’était développée dans une certaine dépendance commerciale avec l’URSS. L’effondrement de cette dernière a entraîné une crise économique et financière face à laquelle New Delhi n’a pas eu d’autre choix qu’une évolution également à marche forcée pour devenir un centre de production industrielle. La Chine devenait aussi une plateforme de sous-traitance pour les multinationales. Il est à noter que jamais celles-ci ne sont mises en cause dans l’exploitation de cette main d’oeuvre qui s’offrait à elle, jamais ne sont prises en compte les évolutions institutionnelles de la Chine pour diminuer cette exploitation.
Alors que les relations avec le Pakistan, l’ennemi de l’Inde, restent encore aujourd’hui privilégiées par la Chine, paradoxalement l’effondrement de l’ex-URSS (alliée de l’Inde depuis 1971) a diminué les tensions entre la Chine et l’Inde. Mieux l’arrivée sur le devant de la scène de Poutine en Russie, la volonté de la Chine et de la Russie de faire face à l’encerclement des Etats-Unis les a conduits à une politique commune qui a visé à attirer vers eux l’Inde, comme l’Asie Centrale (5). Avec l’arrivée de Poutine au pouvoir, il y a eu en Russie la montée d’un nationalisme mais aussi quoiqu’en pense l’occident d’un pouvoir respectueux de l’Etat de droit aussi bien au niveau national qu’international, et incontestablement un facteur de paix autant que de multilatéralisme. Mais à partir du moment où tous ces pays sont encore largement dominés, la mise en concurrence, les tensions ne dépendent pas uniquement de la bonne volonté de chaque pays, le rapport est structurel, dans le contexte de l’impérialisme et d’institutions internationales qui lui sont appropriées.
La Chine a donc une relation encore tendue avec l’Inde, mais elle ne cesse de mettre en avant deux faits, premièrement ses propositions de développement “harmonieux” basés sur la réciprocité et non sur la rivalité, et deuxièmement le fait que l’émergence des deux pays sur la scène internationale se heurte à des résistances de même nature, en particulier du côté des Etats-Unis et de l’Europe. On l’a vu avec la crise alimentaire où les deux pays ont été mis en accusation, mais il s’agit d’une situation plus large qui selon Pékin favorise de nouvelles relations, permet de dépasser les sources de conflits, l’essentiel étant de ne pas laisser surgir les rivalités dans le développement et d’accepter que les avancées aillent à leur rythme. C’est essentiellement une volonté politique ou la diplomatie, mais aussi le commerce, la maitrise des flux financiers tend vers l’harmonie, c’est-à-dire l’équilibre des forces antagoniques ou en tension. C’est une stratégie volontaire.
Dans plusieurs articles, nous avons souligné le fait que la politique internationale de la Chine avait donné des résultats évidents, dans la dernière crise tibétaine, les voisins de la Chine, l’Inde en particulier ont conforté la Chine. Cette visite du premier ministre des affaires étrangères et l’engagement qu’il prend de ne pas favoriser les menées séparatistes orchestrées par les Etats-Unis depuis le territoire indien va dans le même sens.
Et là il resterait encore à aborder l’essentiel, la manière dont dans ces deux grands pays, dans la zone himalayenne qui les sépare et les unit, l’histoire, c’est-à-dire la lutte des classes continue sa pression. Aux changements intervenus au Népal répondent les insurrections naxialistes dans le nord de l’Inde, comme d’ailleurs la crise tibétaine récente est l’écho d’autres crises et d’autres manifestations. La question des droits de l’homme se pose d’une manière différente à celle que nous croyons lire en occident: il ne s’agit pas seulement du “dissident” cher aux occidentaux, mais de masses entières mises en mouvement, des manifestations locales, celle d’anciens ouvriers d’entreprises d’Etat au chômage, ou de vieux à qui on ne paye pas leurs retraites. Les colères contre la corruption, les élections qui parfois permettent de changer les cadres corrompus, d’autre fois non. Tout ces événements posent la nécessité de la réduction des inégalités, de “l’harmonie” interne. Encore une ressemblance entre l’Inde et la Chine, le parti communiste est au pouvoir en Chine, il a conquis du prestige, il se confond avec le dignité nationale et malgré tout une amélioration du niveau de vie, en Inde le parti communiste dirige des Etats grands comme la France et participe à la coalition au pouvoir, mais des vagues de radicalité peuvent surgir alors même que les deux pays semblent faire la part belle à des couches moyennes, en Inde d’ailleurs la dite couche moyenne est au pouvoir et son enrichissement fait qu’elle n’a de moyenne que le nom. Tous ces mouvements particulièrement forts en Asie pèsent dans un sens contraire à l’image d’un capitalisme nationaliste pacificateur que peut donner la conjoncture et l’entente qui parait se développer dans l’organisation de Coopération de Shanghai. Nous sommes dans une dynamique parfois faite de tensions contradictoires mais c’est bien là le sens de la voie vers « l’harmonie ».
III- Pacifisme et “harmonie”
L’arrivée au pouvoir de Hu Jintao a été une poursuite dans la voie du développement pacifique. la Chine s’efforce de renforcer sa puissance nationale mais à le faire par des moyens pacifiques et de coopération par un jeu multilatéral tout azimut. Nous avons étudié par ailleurs ce que nous avons appelé un “virage à gauche” du parti communiste chinois autour de Hu Jintao. Ces luttes à l’intérieur de l’appareil avions-nous dit reflètent des tensions sociales importantes, des manifestations ouvrières. Au niveau de l’appareil, il s’agit avions-nous dit d’une alliance entre communistes et nationalistes contre le groupe qui veut aller vers le capitalisme et une ouverture totale au marché, de fait c’est aussi une occidentalisation. Hu Jintao commence son ascension à partir de 2004 où il devient président de la Commission militaire du Parti Communiste, ce que nous avons défini comme un virage « à gauche » est l’appui sur les éléments nationaux, sur la tradition, sur la patrie, l’armée étant une des forces les plus représentative de ce courant national. La plupart des observateurs ont noté que lors du séisme qui a frappé la Chine ont été mis en avant le rôle de l’armée, celui de l’Etat, comme ont été dénoncés les spéculateurs dans la construction des bâtiments. L’élan collectif a été privilégié.
Dire qu’il y a un “virage à gauche”, ne signifie pas qu’il s’agit d’un retour au marxisme même s’il y a un regain des études, c’est aussi le retour à des concepts d’inspiration confucéenne, la recherche de l’harmonie (hexie) et de l’union sans l’uniformité, ainsi que la promotion de la culture de l’harmonie et de la coopération. Mais dire qu’il y a retour à Confucius serait une erreur, depuis des millénaires désormais la pensée traditionnelle chinoise est à la fois transmise et réinterprétée, c’est une immense culture avec de grands intellectuels dont nous ignorons tout en dehors de Mao ze dong . Des intellectuels qui n’ont cessé d’échanger autour de la tradition, mais aussi de la relation entre traditions et influences occidentales que les chinois connaissent infiniment mieux que ce que nous les connaissons eux.
On retrouve la même ligne de recherche de « l’harmonie »au plan international. le développement pacifique est la condition du développement dans la quête de l’harmonie sociale et écologique interne(6). C’est là, le gouvernement chinois le sait son talon d’Achille, elle doit nourrir une population immense, gérer des inégalités sociales arrivées à la limite du supportable (l’affaire du Tibet révélant plus selon nous ce type de problèmes, en particulier ceux du passage du rural à l’urbain d’une masse misérable confrontée à une richesse urbaine relative), promouvoir une politique environnementale dont les récentes catastrophes climatiques et sismiques ont encore démontré l’urgence la Chine est de surcroît à la recherche d’une évolution de son système politico-administratif.
Elle adopte une politique de grand pays avec comme interlocuteurs les grandes puissances et dans le même temps comme nous venons de le voir cette position ne peut exister que dans l’entretien de relations diplomatiques d’aide, de paix et de développement y compris avec les pays les moins développés. Elle témoigne de cette capacité non seulement dans la région mais y compris en entretenant de nouvelles relations de coopération avec l’Amérique latine et l’Afrique. Là encore avec l’Inde elle est devant un processus complexe où la coopération peut devenir rivalité, dans les marchés comme dans la recherche des matières premières et y compris dans ce rôle de grande puissance politique dont l’Inde demeure encore écartée dans les Institutions internationales. La Chine lui d’ailleurs promis son appui pour que l’Inde devienne membre permanent du Conseil de Sécurité.
Nous sommes devant une avancée dans la tension et la contradiction entre ce rôle de Grande puissance et dans le même temps le refus manifeste de se retrouver à la place qui fut celle de l’ex-URSS, la Chine joue au contraire l’intégration avec ses voisins, l’intégration dans les rapports sud-sud, tout en dénouant systématiquement les conflits qui peuvent surgir dans les rivalités potentielles.
C’est par rapport aux Etats-Unis que la politique chinoise joue la stratégie la plus fine. la relation est d’abord économique – des échanges de plus de 300 milliards de dollars et un déficit américain de 223 milliards en 2006, l’acquisition par pekin de quelques 350 milliards de dollars de bons du trésor américain, la crise financière a encore renforcé les prises de participation chinoise dans l’économie nord-américaine. Mais cela confère à la Chine un rôle largement artificiel tant sur le plan militaire que sur celui du développement interne de puissance globale en quasi rivalité avec les Etats-Unis, ce qu’elle cherche à éviter au premier chef, en refusant tout affrontement avec les Etats-Unis sur le plan diplomatique et en renforçant ses relations avec les pays de la région. (7)
La politique catastrophique menée par G.W.Bush a paradoxalement réussi à diminuer l’importance du facteur militaire dans l’affrontement potentiel. La démonstration qui est faite en Irak étant que les Etats-Unis sont certes capables d’envahir dans un temps éclair un petit pays affaiblis par dix ans d’embargo mais qu’ils sont incapables de le tenir face à la révolte d’une population pourtant désorganisée et dont le tissu social a été mis à mal par une dictature. Cette démonstration a mis de ce fait en relief l’importance du facteur économique et de relations diplomatiques allant vers le multilatéralisme dans les quelles la Chine s’est tout entière investie.
La Chine développe une coexistence multipolaire avec ses grands voisins les plus proches (Japon, Inde Russie) en récusant la rivalité entre puissances pour la suprématie en Asie. Après une visite au Japon où tout a été fait pour renforcer la politique d’échange et de paix, prochainement vont avoir lieu au Tadjikistan, les rencontres de l’organisation de la Coopération de Shanghai, la Chine récuse le jeu bipolaire avec les Etats-Unis dans lequel l’ex-URSS s’est effondrée, elle recherche une plus grande sécurité et une coopération.
III- L’harmonie et les droits de l’homme
On a parlé à propos de la politique chinoise internationale et nationale d’un confucianisme mercantile, cette ironie est hostile et méprisante. Si le foyer d’étude et d’application de la pensée du maître chinois s’est surtout développé en Corée du Sud de ce fait, il est clair que l’omniprésence du concept d’harmonie est une manière de retourner aux valeurs proprement chinoises dans une période où l’accélération du développement ne cesse de créer des tensions. Depuis l’invasion de la Chine par les occidentaux, les Chinois sont confrontés à cette question de l’assimilation ou de l’adoption des valeurs occidentales. Comme il lui a fallu digérer le bouddhisme, elle se pose depuis plus d’un siècle la question de la modernité occidentale, parfois celle-ci a pris le visage du modèle soviétique et aujourd’hui celui de l’économie de marché et d’une certaine conception individualiste des droits de l’homme.
Ce qui est sûr c’est que la Chine veut avancer à son rythme dans la rencontre avec les droits de l’homme occidentaux. le 3 juin 2008, le porte parole du ministère des affaires étrangères chinois Qin Gang, mardi à Beijing lors d’une conférence de presse déclare : « La Chine n’améliore pas ses droits de l’Homme en réponse aux demandes présumées d’autres pays, ni en raison d’une certaine activité qui doit avoir lieu » (8) “Nous nous sommes engagés dans l’amélioration des droits de l’Homme, et ce non en prémisse de la demande d’autres pays, groupes, organisations ou individus, ni en raison d’une certaine activité prochaine qui nous aurait fait céder sur la question des droits de l’Homme », a dit Qin. Il ne s’agit pas d’une réponse hypocrite d’un pouvoir autoritaire et répressif, mais bien d’un problème de fond. Il a fait ces remarques en réponse à la question de savoir si la présence du président américain George Bush à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Beijing ferait céder la Chine sur la question des droits de l’Homme. Qin a noté que le gouvernement s’efforçait d’assurer et d’améliorer les droits de l’Homme de ses citoyens et avait obtenu de remarquables résultats en la matière. La Chine fera avancer fermement la cause des droits de l’Homme, a-t-il ajouté. Il a souligné que la Chine préconisait que les dialogues sur les droits de l’Homme devaient être basés sur l’égalité et le respect mutuel, et que la Chine s’opposait à la pression et à l’adoption de normes multiples pour interférer dans les affaires intérieures d’autres pays. Qin a cité le 14e dialogue des droits de l’Homme entre la Chine et les Etats-Unis tenu à Beijing entre les 24 et 28 mai, le qualifiant de “positif” et “constructif”. Il a dit que le dialogue, évoquant la liberté de parole et d’autres questions sur les droits de l’Homme, serait favorable aux discussions futures et au développement sain et stable des relations sino-américaines. Il s’agit certes du refus de la Chine de subir désormais les diktats occidentaux, la revendication à la dignité que peuvent partager tous les peuples colonisés de la terre. Si l’on ne comprend la montée de cette revendication à la dignité on ne comprend pas la nouvelle configuration de la planète dans laquelle l’émergence de grands pays encore sous développés comme la Chine et l’Inde joue un rôle essentiel. De nouvelles relations sud-sud peuvent se mettre en place. Et les Chinois ne cessent d’insister sur la notion d’harmonie à leur propos, de pacifisme, de coopération mutuellement avantageuse, une diplomatie lente qui se donne les moyens d’avancer sur le fond quitte à laisser de côté les problèmes non encore résolus.
Face aux Etats-Unis il s’agit d’éviter l’affrontement tout en cherchant un multilatéralisme et en restant ferme sur ce que l’on considère comme intouchable : l’intégrité de la Chine. Dans ce contexte il y a des aspects formels, la recherche d’affirmation par tous les partenaires de négociation de cette reconnaissance à la souveraineté et à l’intégrité territoriale, mais le concept d’harmonie nous renvoie à des différences fondamentales, à la nécessité du dialogue au moment même où de saines réflexions sur le caractère purement européen ou étasunien de notre conception des droits de l’hommes sont en train de surgir. Ces réflexions surgissent parce que les peuples du sud supportent de moins en moins notre arrogance et parce que le discours sur les droits de l’homme s’assortit d’une réalité d’exploitation, de pillage, de crimes totalement insupportables.
Notons brièvement que ce concept d’harmonie renvoie au message de Confucius et à toute la tradition chinoise sur ce qu’est un être humain. La nature humaine, et c’est là que la relation avec le marxisme est forte, est perfectible à l’infini, apprendre est le fondement même de la nature humaine. Nous sommes dans une société féodale et la pensée de Confucius est aussi celle du respect des rites et des hiérarchies, le modèle en étant la relation père-fils, et ce conservatisme était ce que refusait Mao, mais en même temps c’est une pensée universelle qui concerne tous les être humains. Le terme central est celui de “ren” (radical homme et du signe deux: l’homme ne devient homme que dans sa relation à autrui (9). L e moi n’est pas une entité isolée comme dans la monade des droits de l’homme occidentaux mais l’être humain se constitue par apprentissage et approfondissement comme un être moral dans le réseau de ses relations avec autrui, dont la complexité renvoie à celle de l’univers. “La pensée morale, dès lors , ne saurait porter sur la meilleure façon d’instaurer une relation désirable entre les individus: c’est au contraire le lien moral qui est premier et qui est fondateur et constitutif de la nature de tout être humain” (10) ce qui revient à dire que quand nous réfléchissons à l’harmonie nous partons encore de l’individu alors qu’il n’en est rien pour le Chinois. Nos droits de l’homme concernent l’individu pris comme une monade, alors que l’harmonie suppose un préalable, celle de l’univers et de l’être humain comme être collectif, dans des relations ritualisées, c’est-à-dire civilisées… La sollicitude, est moins le sentiment que l’équité, le respect de ce qui est dû à chacun. Comme d’ailleurs nous avons tendance à ne pas comprendre ce que signifie réellement cette harmonie, c’est un équilibre sans cesse compensé comme celui du funambule, il s’agit de bien percevoirla réalité qui nous entoure pour en saisir les opportunités. La contradiction fait partie de cette réalité, l’interaction des contraires est un effet nécessaire à l’harmonie. C’est sans doute à ce niveau là, celui où les actions humaines, l’histoire de notre mondialisation en train de se faire rencontre le palier culturel et celui des mentalités que nous avons sentiment dont j’ai fait état dans l’introduction sur l’objet du sociologue : ce vertige devant cette architecture à la Piranèse que représente la totalité sociale méconnue à laquelle nous sommes confrontés.
Et là il faut retourner à ce dont ces actions politiques ne peuvent s’abstraire : prôner l’harmonie ne relève pas seulement de débat d’idées mais bien de la réponse à la grande question qui demeure comment peut s’opérer le développement d’un pays encore sous développé qui a un milliard trois cent mille personnes à nourrir ? Comment peut-on le faire en surmontant les tensions internationales autant que nationales?
Notes
(1) Lettre à Joseph Bloch. C’est aussi une des dimensions du marxisme qui est non pas une économie politique, mais une critique de l’économie politique. C’est-à-dire que Marx conçoit le phénomène économique comme une composante de la totalité sociale, elle même saisie dans son historicité. Le capitalisme est un mode de production mais aussi une des formes de la modernité, les temps nouveaux qui s’ouvrent à la Renaissance. Et qui va être caractérisé par la schizophrénie entre libéralisme politique, promesse de relations égalitaires et émancipées et libéralisme économique, exploitation et concurrence. Cette schizophrénie est à la base même de la déclaration des droits de l’homme. Il ne s’agit donc pas de promouvoir la liberté mais simplement de s’y référer. Et de ce fait ce n’est pas une simple illusion mais un contexte juridico-politico-culturel. En Chine, nous sommes devant une autre totalité sociale, inscrite dans une autre historicité.Peut-il y avoir un socialisme de marché? Non répondent les chinois à condition d’en distinguer la dialectique économique mais aussi sociale, le capital n’a pas créé le marché mais il a créé la force de travail comme marchandise et fait glisser toute la vie sociale, les valeurs dans la marchandisation. Les catégories du marché sont première par rapport au capital, elles sont nécessaires pour définir la valeur mais il a existé le marché sans le capital.. La Chine va donc affirmer l’existence d’un socialisme de marché. Le marché y est un mode social de coordination du travail suivant lequel les produits sont des marchandises. Le socialisme chinois nous pose la question de savoir si l’abolition du capitalisme doit être aussi celui du marché.
(2) Définition de la macrosociologie de Georges Gurvitch
(3) Source: xinhua- CHine Nouvelle 7 juin 2008
(4) démunis par inculture, par arrogance égocentrique, parce que nous n’avons jamais accepté de critiquer notre rôle dans le monde, nous pêchons par un nombrilisme qui devient de plus plus ridicule. Ainsi quand le Président russe Medvedev réserve sa première visite présidentielle à la Chine, alors que Poutine, premier ministre se rend à Paris, notre presse unanime accorde à ce voyage de Poutine le sens de la preuve qu’il continue à tenir les rènes et que l’on réserve au président Medvede le secondaire, la Chine.
(5) Ce moment où le développement national prime sur les antagonismes peut très bien n’être qu’épisodique. Si nous prenons le cas de la Russie, Poutine a renforcé la puissance de l’Etat, a imposé son pouvoir au pillage des oligarques liés aux Etats-Unis, mais tout laisse à penser qu’il va continuer à aller vers la constitution d’une classe de capitalistes qui continuera à développer à partir de l’Etat des secteurs entiers de l’économie, en les privatisant. Donc la concurrence est au bout de cette marche nationalo-capitaliste, en particulier avec des pays comme la Chine qui pour le moment imposent à la Russie une structure quasi coloniale: achat de matières premières, vente de produits manufacturés. Ce que nous appelons faute de mieux “le virage à gauche de la Chine”, c’est le refus de fait d’une telle évolution.
6) signalons pour connaître le Chine autrement que par des reportages pressés, la parution d’un livre sur La nouvelle sociologie chinoise. Sous la direction de : Laurence Roulleau-Berger, Guo Yuhua, Li Peilin, Liu Shiding, CNRS Editions
ISBN : 978-2-271-06679-4 , 15 x 23 – 504 p Prix TTC: 30 €
(7) Le pacifisme chinois connaît cependant une limite affirmée que reflète la “loi contre la sécession de la nation” promulguée en mars 2005 et qui visait Taiwan, le recours a des moyens non pacifistes est envisagé si les forces sécessionnistes et indépendantistes de l’île réalisent la sécession de Taiwan. Les récentes élections taiwanaises ont on le sait battu ces tendances sécessionnistes et favorisé le candidat qui s’oriente vers une collaboration économique accrue et une réunion pacifique sur le long terme. Cette nouvelle situation a détendu l’atmosphère y compris avec le Japon.
(8) BEIJING, 3 juin (Xinhua)
(9)les dates traditionnelles de la vie de Conficius sont de 551 à 479 avant J.C. Il existe une série de textes qui lui sont attribués mais dont il affirme lui-même qu’il ne fait que les transmettre.
(10) Anna Cheng. Histoire de la pensée chinoise, seuil, essais,1997, p.68.