La continuité du mensonge
Un article de Tzvetan Todorov a été publié par Libération, le 19 décembre dernier, sous le titre « Le souci de vérité », est à figurer également en anglais dans le International Herald Tribune du même jour. Le texte est important, à la fois par la notoriété de l’auteur, et par l’ampleur de sa diffusion.
Le sous-titre français en résume le thème : « Les fondements de la démocratie sont en péril dès lors qu’un pays accepte, comme les Etats-Unis avec la guerre en Irak, le mensonge ou l’illusion ».
Se référant au rapport Baker-Hamilton, qui affirme en termes mesurés mais fermes, que le gouvernement de Bush a sacrifié la vérité à ses buts politiques dans son aventure irakienne, Todorov écrit ; « La préparation et le déclenchement de la guerre reposaient sur un double mensonge ou une double illusion, à savoir qu’Al Qaeda était lié au gouvernement irakien et que l’Irak possédait des armes de destruction massive, nucléaires, biologiques ou chimiques. »
L’information ainsi faussée a été relayée pendant cinq ans par tous les grands médias, conditionnant l’opinion publique à une vision erronée de la réalité.
Ce constat à la fois juste et inquiétant est aujourd’hui généralement partagé, ce qui est une avancée, mais malheureusement trop tard pour effacer le mal déjà fait. Si l’on veut éviter de semblables entorses à la démocratie dans l’avenir, il faut pousser plus loin l’analyse au moyen de quelques rappels historiques indispensables.
Il y a un peu plus de trente ans, s’est déroulé un processus en tous points semblable à celui qui a servi à justifier l’attaque de l’Irak : la manipulation qui a déclenché la guerre du Vietnam.
Le 22 novembre 1963, trois semaines après le meurtre de Ngo Dinh Diem à Saigon, le président John F. Kennedy est assassiné à Dallas. Le vice-président Lyndon Baines Johnson le remplace. La tension est vive dans l’ex-Indochine. Au cours de l’année 1964, cinq coups d’Etat ou tentatives de coups d’Etat ont lieu à Saigon, et sept gouvernements se succèdent. La République démocratique du Vietnam, installé au nord à Hanoi, renforce son aide au Front national pour la libération du Vietnam, qui contrôle d’importantes zones au sud et à l’ouest de Saigon. Des détachements armés de la CIA, en coopération avec l’Armée nationale de la République du Vietnam, effectuent des opérations de commando contre des objectifs côtiers du nord (Opération Plan 34 A). Des navires américains sont envoyés dans les eaux territoriales du Nord-Vietnam, dans le golfe du Tonkin (Opération De Soto). Un accrochage se produit avec les garde-côtes de l’Armée populaire vietnamienne, en riposte à un raid clandestin, le 30 juillet, d’agents de la CIA contre des objectifs situés sur les îles de Hon Mé et Hon Ngu. Le destroyer USS Turner Joy rejoint le Maddox dans le golfe du Tonkin.
Dans la soirée du 4 août, les marins américains signalent une attaque du Nord-Vietnam. Selon leur rapport, le combat dure quatre heures et 22 torpilles sont tirées contre les navires US.
Or l’incident s’est révélé – des années plus tard – complètement imaginaire. Que son récit ait été dû à une erreur de transmission ou à une fabrication volontaire, il est monté en épingle par tous les grands médias et convainc les Américains de la nécessité de réagir. Le président Johnson ordonne des raids aériens contre la République démocratique du Vietnam (Opération Pierce Arrow). Le 5 août, le Washington Post titre : « Les avions américains frappent le Nord-Vietnam. Après la seconde attaque de nos destroyers, des mesures sont prises pour empêcher une nouvelle agression. » Le même jour, le New York Times porte la manchette : « Le président Johnson ordonne des opérations de représailles contre les bateaux et les installations de soutien au Nord-Vietnam après les attaques renouvelées de destroyers américains dans le golfe du Tonkin. » Le 7 août, le Sénat américain, enthousiaste, adopte la « Résolution sur le golfe du Tonkin » qui est confirmée le lendemain par la Chambre des représentants. Johnson a carte blanche. La guerre du Vietnam commence.
Le parallèle avec l’Irak est frappant. Un prétexte inventé de toutes pièces sert à justifier la guerre. Plus grave encore, le mensonge est occulté pendant toute la période où meurent des centaines de milliers de victimes. Dans l’intervalle, les initiés se rendent compte que la seconde attaque n’a jamais eu lieu, mais ils attribuent la désinformation à une mauvaise interprétation des communications de l’époque et préfèrent garder le silence. Ce n’est qu’en 2001 que Robert Hanyok, un historien de la National Security Agency, apporte la preuve définitive de la falsification délibérée de ces communications. Mais là encore, on occulte l’affaire. L’agence continue à classer « secret » le rapport « interne » de Hanyok, pour éviter la comparaison avec l’Irak. Il a fallu attendre un article du New York Times du 31 octobre 2006 pour que le public soit enfin informé.
Pourquoi ce retour en arrière ? Parce que l’affaire du golfe du Tonkin est une répétition générale du processus qui a mûri en Irak, et qui illustre la règle bien connue : quand un Etat veut justifier une initiative militaire, il en invente le prétexte. Et, avec l’aide des grands médias, il imprègne la conscience de ses citoyens de la réalité du prétexte inventé, fondé sur le noircissement de l’adversaire, de façon à les convaincre de la nécessité de l’intervention projetée. C’est ainsi qu’a été décidé par Washington (avec le consensus de la classe politique et l’assentiment populaire) le bombardement du nord-Vietnam ; c’est ainsi qu’a été décidé (avec le consensus de la classe politique et l’assentiment populaire) le bombardement de l’Irak. Les deux bombardements légitimés par de fausses informations et massivement acclamés. Ce genre de plébiscite du bourrage de crâne marque le succès de ce qu’on appelle la propagande, dont les Etats-Unis n’ont cessé de développer et de perfectionner les moyens.
Mais alors se pose une question importante. Comment peut-on raisonnablement imaginer que cette continuité dans la façon mensongère de justifier une agression, allant du Vietnam à l’Irak, ait tout à coup été interrompue à propos de la Yougoslavie ? Comment, en toute logique, peut-on croire qu’on ait menti pour pouvoir bombarder le Vietnam en 1964, qu’on ait menti pour pouvoir bombarder l’Irak en 2003, et qu’entre les deux, on ne se soit jamais écarté de la vérité pour pouvoir bombarder la Yougoslavie en 1999 ?
C’est bien sûr improbable. La technique de conditionnement du public n’a cessé de faire des progrès. Elle s’est montrée de plus en plus efficace au cours des années, et il serait bien naïf de penser qu’ayant été mise à profit au Vietnam et en Irak, elle ne l’ait pas été en Yougoslavie.
Elle l’a été. Comme jadis pour le Vietnam et récemment pour l’Irak, la crédulité publique a été entretenue, et abusée, pour la Yougoslavie. Exactement de la même façon que les grands médias ont surenchéri dans la description de l’agression nord-vietnamienne et dans celle de la menace irakienne, ils ont rivalisé pendant une décennie dans la dénonciation de la barbarie serbe. Les deux premiers mensonges sont désormais reconnus, le troisième ne l’est pas encore. Pourtant, comme pour les deux autres, à partir du moment où l’on s’affranchit des préjugés alimentés par la propagande, de l’aveuglement perpétué par le bourrage de crâne, tout change d’aspect. Les certitudes s’effondrent, la version « officielle » s’effrite, on s’aperçoit combien elle est invraisemblable et à quel point on a été trompé.
L’attaque du golfe du Tonkin n’a jamais eu lieu. Comme le dit très justement Todorov, les liens de Saddam Hussein avec Al Qaeda et les armes de destruction massive n’ont jamais existé. Mais ce qu’il ne dit pas, et qu’en toute logique il devrait dire, c’est que beaucoup d’autres choses n’ont pas eu lieu n’ont plus : les viols par les Serbes de 80.000 femmes musulmanes, les camps d’extermination serbes, la destruction serbe de Dubrovnik, la responsabilité serbe des bombes sur le marché de Markalé, le massacre génocidaire par les Serbes de 8.000 prisonniers à Srebrenica, les centaines de milliers de réfugiés fuyant les exactions serbes au Kosovo. Rien de tout cela n’est vrai. Il y a autant de documents et de témoignages qui démentent ces affirmations qu’il y en a eu pour mettre en doute l’agression nord-vietnamienne et les armes de l’Irak. Il y a autant de preuves de la force et de la fausseté de la propagande en ce qui concerne Belgrade qu’on en a trouvé pour réfuter ce qui a été dit de Hanoi et de Bagdad.
Dénoncer le bourrage de crâne ne change rien à la réalité. Personne ne conteste le fait que le régime du Nord-Vietnam était un régime communiste ou que Saddam Hussein était un cruel dictateur. Personne ne conteste non plus le fait que les Serbes ont commis des atrocités. Ce qui est en question, c’est la déformation de cette réalité par un battage médiatique mensonger. La falsification a déclenché la guerre du Vietnam et l’invasion de l’Irak ; elle a justifié le bombardement et l’écrasement de la Serbie. Trois développements, dus à des mensonges, qui auraient pu être évités et qui demeurent une honte pour l’Occident.
Deux de ces mensonges ont été reconnus. Il reste à reconnaître le troisième, et à en tirer la leçon.