La Cour suprême du Canada autorise la procédure secrète et la détention arbitraire

La Cour suprême du Canada a rendu le 23 février dernier une décision unanime qui reconnaît à l’État le droit de violer, au nom de la sécurité publique, des principes démocratiques fondamentaux inscrits dans la Charte canadienne des droits et libertés. Bien que la Cour ait invalidé l’une des dispositions les plus controversées qu’elle était appelée à réviser, le procès secret, l’ensemble de son jugement vise à recouvrir d’un semblant de légalité l’assaut tous azimuts de l’élite dirigeante sur les libertés civiles.

Le plus haut tribunal du pays avait à statuer sur la légalité du certificat de sécurité, décret ministériel permettant d’emprisonner indéfiniment un non-citoyen (visiteur, réfugié ou immigrant reçu) soupçonné par les agences de renseignement d’être une menace potentielle à la « sécurité nationale », et ce, sans que la moindre preuve soit fournie pour étayer un tel soupçon.

En 2005, la Cour fédérale avait conclu que ces certificats étaient constitutionnels, signifiant du même coup qu’au nom de la sécurité nationale et de la bienséance diplomatique (c’est-à-dire le maintien de relations cordiales avec des pays pratiquant la torture), des pans entiers de la preuve pouvaient être soustraits à l’examen public.

Cette décision a fait l’objet d’un appel par Adil Charkaoui, Hassan Almrei et Mohamed Harkat, qui ont demandé à la Cour suprême d’invalider les certificats de sécurité parce qu’ils violent les articles de la Charte qui garantissent à chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; la protection contre la détention arbitraire; le droit de faire contrôler promptement la légalité de sa détention; et le droit à la protection contre tout traitement cruel et inusité.

C’est sur la base de tels certificats que Charkaoui, Almrei et Harkat ont été arrêtés et détenus en 2003, 2002 et 2001 respectivement. Ils étaient soupçonnés par le ministère de la sécurité publique d’être impliqués dans des activités terroristes. Mahmoud Jaballah et Mohammad Mahjoub ont été arrêtés de la même manière durant la même période.

Charkaoui a été libéré en 2005 et Harkat en 2006. Les deux sont soumis à de sévères restrictions, notamment l’obligation de porter en tout temps un bracelet GPS et l’interdiction de sortir de leur maison sans autorisation. Jaballah et Mahjoub ont été libérés en 2007, après sept ans d’emprisonnement, sous les mêmes conditions de détention à domicile. Almrei demeure le seul à être encore détenu au centre de Millhaven, à Kingston en Ontario. Toutes ces personnes font encore face à la déportation vers leur pays d’origine où, de l’aveu même d’Ottawa, ils risquent la torture et la mort.

Origine du certificat de sécurité

Bien que le certificat de sécurité existe dans la loi sur l’immigration depuis une trentaine d’années, la Loi antiterroriste, adoptée par le gouvernement libéral au lendemain des attentats terroristes de septembre 2001, y a apporté un changement fondamental : le ministère n’a plus à se présenter devant le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS) pour fournir les raisons pour lesquelles il juge qu’un non-citoyen représente une menace à la sécurité publique et doit être placé en détention.

Avant l’adoption de la Loi antiterroriste en décembre 2001, le CSARS étudiait le dossier soumis et faisait parvenir « un résumé des informations dont il dispose » à la personne visée. Le CSARS faisait ensuite parvenir ses recommandations au ministre et une copie de ce rapport était également envoyée à la personne visée. Celle-ci pouvait alors contester la décision devant un tribunal, accompagnée de son avocat, et le tribunal devait trancher les questions concernant l’admissibilité et la divulgation de la preuve.

L’abolition de cette procédure a donné au ministre le pouvoir d’enlever et de jeter en prison la personne désignée sur le certificat de sécurité sans porter d’accusation et sans lui montrer la preuve.

La loi actuelle prévoit qu’un juge de la Cour fédérale doit décider du caractère raisonnable du certificat. Cet examen, aux conséquences potentiellement dramatiques pour la personne désignée, se fait en l’absence de la personne détenue et de son avocat, et ce n’est plus le juge qui détermine ce qui sera divulgué, mais l’accusateur.

La loi ne prévoit aucune possibilité d’appel de la décision du juge, ni aucune possibilité de contrôle judiciaire. Une fois le certificat jugé raisonnable, la loi prévoit que la mesure de renvoi s’applique immédiatement, sans égard au risque de torture. (La Cour suprême avait statué en 2002 que la déportation, malgré un risque élevé de torture ou de mort, est permise dans les cas dits exceptionnels.)

Procédure secrète

La décision unanime des neufs juges de la Cour suprême a été rédigée par la juge en chef, Beverley McLachlin. Elle introduit son raisonnement en procurant un fondement constitutionnel à l’assaut que mène l’élite dirigeante canadienne sur les droits démocratiques sous le prétexte d’une « guerre au terrorisme ». Selon la juge en chef, « l’une des responsabilités les plus fondamentales d’un gouvernement est d’assurer la sécurité de ses citoyens ».

McLachlin reconnaît que l’absence totale de divulgation de la preuve aux détenus et la procédure secrète violent le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité qui est inscrit dans la Charte et que cette violation ne peut se justifier. Mais elle ajoute du même souffle que les impératifs de sécurité rendent impossible la divulgation de la preuve. Pour solutionner cet épineux dilemme, elle suggère l’adoption du modèle britannique, dans lequel des avocats spéciaux « ayant l’habilitation de sécurité voulue » agissent au nom des détenus lors des audiences secrètes.

La Cour est forcée de reconnaître que la tenue d’audiences secrètes viole le principe démocratique de base selon lequel un accusé risquant la prison doit savoir de quel crime il est accusé. Elle fait le commentaire suivant : « [Le] juge n’est pas en mesure de compenser l’absence d’examen éclairé, de contestation et de contre‑preuve par une personne qui serait au fait de la cause. Or, pareil examen est précisément ce que requiert le principe selon lequel une personne dont la liberté est en jeu doit savoir ce qu’on lui reproche.  En l’espèce, ce principe n’a pas été simplement restreint, il a été vidé de sa substance. Comment peut‑on réfuter des allégations dont on ignore tout? »

Ayant conclu que la procédure était illégale, la juge en chef se penche sur la solution à adopter pour la rendre conforme en mentionnant tout d’abord, qu’il « se peut que la nécessité de protéger la société exclue cette possibilité (de divulgation).  Des renseignements peuvent avoir été fournis par des pays ou des informateurs à la condition qu’ils ne soient pas divulgués.  Il peut aussi arriver que des renseignements soient sensibles au point de ne pouvoir être communiqués sans que la sécurité publique soit compromise.  C’est là une réalité de la société moderne. » 

En d’autres termes,  le respect des droits fondamentaux est incompatible avec la lutte au terrorisme et la défense de la « sécurité nationale ». La Cour suggère alors de recourir aux avocats spéciaux et cite à titre d’exemple l’expérience britannique où des avocats possédant « l’habilitation de sécurité voulu » et qui reçoivent leurs instructions de la Cour agissent dans des procès secrets pour « tester » la preuve du ministère. Ce type d’avocat est contesté en Grande-Bretagne, entre autres par les avocats spéciaux eux-mêmes, qui considèrent que leur rôle devient celui d’auxiliaire de l’État. En effet, ils n’ont aucun des pouvoirs nécessaires pour présenter une preuve qui puisse valablement contredire celle présentée par le gouvernement.

Un rapport publié au Royaume-Uni en avril 2005 par le Comité sur les affaires constitutionnelles de la Chambre des communes a étudié le fonctionnement des avocats spéciaux et a relevé les faiblesses de ce type de représentation en ce qui a trait aux droits des accusés. Ce rapport a été cité dans le jugement de la Cour suprême, y compris l’extrait suivant :  « Le Comité a énuméré trois désavantages importants avec lesquels les représentants spéciaux doivent composer : 1) après avoir pris connaissance des renseignements secrets, ils ne peuvent plus, sous réserve de rares exceptions, recevoir d’instructions de l’appelant ou de son avocat; 2) pour les aider à assurer une défense pleine et entière en secret, ils ne disposent pas d’une équipe de juristes comme c’est le cas habituellement; 3) ils ne sont pas habilités à assigner des témoins. »

Ces « désavantages », que la Cour suprême rejette, vont directement au cœur de ce que le tribunal dénonçait dans ses motifs pour déclarer illégale la procédure des procès secrets. Elle disait : « Par conséquent, le juge n’est pas en mesure de compenser l’absence d’examen éclairé, de contestation et de contre‑preuve par une personne qui serait au fait de la cause. » L’impossibilité d’assigner des témoins, par exemple, et de pouvoir présenter une preuve indépendante de celle du ministre pour la contrer, enlève la principale arme de l’avocat à la Cour.

Traitement cruel

Le plus haut tribunal conclut également que la détention indéfinie et sans accusations des appelants, dans l’attente d’être expulsés vers un pays qui pratique la torture, n’est pas déraisonnable. Il est seulement prêt à reconnaître que, dans certaines circonstances, cette détention puisse constituer un traitement cruel et inusité.

Les cinq personnes ont été détenues dans des conditions atroces d’isolement et de froid, sans accès à leurs avocats, à leur famille, à des soins médicaux requis ou à des divertissements normalement offerts à tous les détenus canadiens. Plusieurs grèves de la faim ont été menées, simplement pour avoir accès à la télévision (voir: Grève de la faim des détenus du « Guantanamo canadien »).

Une prison spéciale a été construite au centre de détention de haute surveillance à Millhaven à Kingston pour les recevoir, surnommé le Guantanamo du nord, en référence à l’infâme prison américaine de Guantanamo Bay à Cuba, cet autre trou noir dans lequel pourrissent des soi-disant terroristes qualifiés de « combattant illégaux ». 

Les conditions de détention à Millhaven sont telles que la Cour a dû faire les commentaires suivants suite à une demande de remise en liberté présentée par Mohammad Mahjoub, le plus ancien détenu, qui en était à son 83ème  jour de grève de la faim, après avoir été détenu depuis 7 ans, coupé de sa famille et malade. Voici ce que mentionne la juge en chef: « Le requérant est maintenant un homme âgé et souffrant. Il est inquiet de son état de santé et préoccupé par le manque de contact avec sa famille, qui s’est limité à des appels téléphoniques et des visites occasionnelles ». Elle ajoute que « sa détention peut être raisonnablement décrite comme indéfinie ».

Indifférence de l’élite envers les principes démocratiques

La Cour donne un an au gouvernement pour modifier la loi et lui permet explicitement d’utiliser dans l’intervalle cette même procédure contre d’autres personnes ou contre les plaignants.  La Cour ajoute que si dans un an, le gouvernement n’a rien fait, ce sera aux plaignants de s’adresser de nouveau à elle pour demander l’annulation des certificats de sécurité.

La réaction des médias officiels a été de présenter le jugement comme une victoire pour les droits de la personne et un coup porté contre les procès secrets, tout en reconnaissant avec soulagement que la Cour suprême n’entamait en rien la capacité de l’État de mener la « lutte au terrorisme ».

Le New York Times soulignait dans son édition du 25 février que le jugement était la preuve qu’au Canada, la lutte au terrorisme pouvait se faire dans le respect des droits individuels.

Yves Boisvert, le commentateur judiciaire au journal La Presse, le principal quotidien de l’élite francophone au Québec, indiquait dans l’édition du 26 février que le jugement « reconnaît le droit de l’État de prendre des mesures exceptionnelles pour la sécurité publique contre des étrangers jugés simplement suspects », et que la décision « n’entame nullement notre capacité de lutter contre le terrorisme, et avec lequel même le gouvernement conservateur pourra très bien vivre. »

Le Globe and Mail, le quotidien de l’élite financière canadienne, a accueilli la solution « pragmatique » de la Cour pour résoudre le dilemme moral dans cet « âge de la terreur ».  Après avoir souligné que la Cour autorisait la détention indéfinie des non citoyens suspectés de terrorisme, le Globe poursuit en disant : « Bien que la Cour ait pris en défaut … les règles controversées de la procédure secrète, elles peuvent être facilement réparées ». L’éditorial poursuit en soulignant à juste titre que « l’impact à long terme de la décision devrait préserver la capacité du gouvernement de protéger les Canadiens des terroristes. »

Quant au gouvernement Harper, il a rapidement accepté les conclusions du jugement et annoncé qu’une nouvelle proposition de loi respectant les exigences de la Cour serait présentée. Cette nouvelle proposition fera sans doute partie d’une nouvelle panoplie de mesures législatives « antiterroristes », notamment pour contrecarrer le refus des trois autres partis au Parlement de reconduire deux dispositions controversées de la loi antiterroriste qui étaient arrivées à échéance en mars dernier. 

Ce jugement unanime, rédigé par la juge en chef, marque un important virage à droite de la part de la Cour suprême. Il sera perçu comme un feu vert à  l’assaut sur les droits démocratiques que mène l’élite dirigeante canadienne sous le prétexte de la « lutte au terrorisme ».  



Articles Par : François Tremblay

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