La dangereuse ère de la télécommande
On peut jalonner l’histoire de notre Occident de quelques étapes décisives, correspondant à de grandes découvertes. Quatre d’entre elles ont profondément modifié nos conditions de vie : l’écriture, l’imprimerie, l’électricité, l’informatique. Aujourd’hui, une cinquième est en passe de provoquer le même bouleversement : le contrôle à distance, la télécommande. Lorsqu’on change l’image de la télévision de son fauteuil, lorsqu’on ferme ou on ouvre la portière de la voiture à partir du trottoir ou lorsqu’un ordre est donné sans fil à l’ordinateur – actes entrés dans la routine de notre vie quotidienne – on pénètre, sans même s’en rendre compte, dans le nouvel univers du pouvoir à distance. Celui des jouets aériens dont le vol est dirigé par un tableau de bord ou celui de la surveillance des porteurs de téléphones portables. Le domaine de l’effet produit sans objet intermédiaire, le domaine du geste volontaire victorieux de tout éloignement. Déclencher au loin sans bouger, par la pression d’un doigt (ou demain par la simple pensée) : un rêve de maîtrise absolue. Il est désormais réalisé. L’ère de la télécommande est une nouvelle étape de l’aventure humaine. La dernière peut-être avant le triomphe ultime qui fera de l’être humain l’égal d’un dieu : la fabrication de la vie.
De toute évidence, la télécommande a généré une grande facilité de comportement. Agir au loin sans se déplacer, déclencher sans lien matériel, économise des efforts, du temps et l’outillage. On peut s’en passer, mais on a plutôt tendance à s’en féliciter. Tant qu’on a l’initiative. Tant qu’on reste celui qui appuie sur le bouton. Mais le tableau change quand on passe de l’actif au passif. Quand on devient l’objet de la télécommande. Le surveillé, le contrôlé. Pire encore, la victime. Nous avons décrit dans notre journal B. I. comment la surveillance s’intensifiait. Aux Etats-Unis, elle s’insinue dans notre intimité au point de permettre l’enregistrement des moindres détails de notre vie : notre origine, nos déplacements, nos faits et gestes, nos goûts, nos désirs, nos préférences sexuelles, nos qualités et nos défauts. Rien n’échappe plus à l’œil des investigateurs qui consignent dans leurs dossiers la somme méticuleuse de notre identité. Wikipedia décrit par exemple une firme américaine de database marketing (données de marketing) comme « une des plus grandes compagnies dont vous n’avez jamais entendu parler ». La société Acxiom – dont peu de gens connaissent même l’existence – emploie 23.000 informaticiens qui engrangent des millions d’informations personnelles et s’enorgueillit d’un chiffre d’affaires de millions de dollars. Elle n’est pas la seule. L’industrie du renseignement privé est en plein développement. La robotisation de nos activités est un autre aspect du contrôle à distance. Les machines se perfectionnent non seulement dans le remplacement d’un nombre croissant de nos gestes, mais au point de penser à notre place. Là aussi, les avantages ne sont pas exempts de dangers. Un article de Libération évoquait récemment « la menace des algorithmes ». Il s’agit des programmes utilisés par la haute finance pour mécaniser, à des vitesses inimaginables, les transactions de la Bourse. Les instructions données aux robots, dont la logique serrée est sensée faire face à toutes les éventualités, achoppe parfois sur les surprises de la réalité. C’est ainsi que lors d’une séance historique, des millions de dollars sont partis en fumée à la Bourse de New York à la suite d’une déviation informatique, et qu’il a fallu annuler en catastrophe toutes les opérations de la séance. Plus périlleux encore : les robots sont équipés de facultés de création empruntées à l’intelligence artificielle, c’est-à-dire peuvent étendre leurs capacités. Acquérir de nouvelles propriétés. Christopher Steiner, qui a consacré un livre à ces programmations sophistiquées, n’hésite pas à écrire : « Le problème des algorithmes dits évolutionnistes est que les humains finissent par ne plus comprendre comment ils fonctionnent. Et on les trouve en pagaille à Wall Street. »
Surveillance généralisée, débordements de la robotique, effets incontrôlés, sont des travers inquiétants de l’ère de la télécommande. Mais le pire n’est pas là. Le plus effrayant est la possibilité, non pas de faciliter notre existence au prix de désagréables erreurs, mais de tuer à distance. Les drones – ces bombardiers sans pilote – sont un terrible exemple de ce pouvoir. La guerre n’est plus un affrontement de combattants, même éloignés les uns des autres par l’artillerie ou l’aviation, qui se battent en risquant leurs vies, mais un jeu informatique mortel où des opérateurs confortablement installés à des milliers de kilomètres, assassinent des adversaires en manipulant un clavier. Sous prétexte d’abattre un terroriste, les drones télécommandés envoient à un écran lointain les images de la vie d’une famille qu’ils observent pendant des jours avant de recevoir l’ordre de l’éliminer. Des militaires au chaud dans leur bureau, qui ne connaissent rien d’un champ de bataille, regardent des enfants jouer dans la cour, des femmes faire leur lessive, des vieux jouir du soleil. Jour après jour, la routine d’une existence ordinaire. Puis d’un coup, l’exécution est décidée. L’ordre arrive. Ils appuient sur un bouton. Si la cible est bien ajustée, le terroriste est tué. Mais la bombe frappe aussi, souvent, les êtres vivants qui leur sont devenus familiers. L’explosion fait le vide. Mission accomplie. Les enfants, femmes, vieillards qu’ils reconnaissaient chaque matin ne sont plus que des cadavres. Difficile à supporter. Pas étonnant que le nombre de suicides augmente dans l’armée américaine, celle qui s’est engagée dans la production et l’utilisation massive de ces meurtriers télécommandés.
Le robot qui cuit votre dîner sans que vous vous brûliez en manipulant la casserole, ou celui qui ferme la porte de votre garage sans que vous vous fatiguiez à tirer sur le rideau de fer, passe encore. On peut les apprécier. Mais celui qui tue votre ennemi sans que vous couriez le moindre risque change la face de la guerre. Zéro mort chez l’agresseur, c’est devenu le slogan des nouveaux traîneurs de sabres. Ils disposent désormais d’un moyen de réaliser leur rêve. C’est un encouragement à déclencher des combats qui font impunément des masses de victimes. A nous de les empêcher d’en profiter.
Louis Dalmas
Directeur de B.I.