La diplomatie israélienne prépare la suite
Les diplomates israéliens ont acquis au fil du temps la notoriété d’être particuliers dans le circuit international, n’ayant ni le temps ni la patience pour les subtilités ou les convenances lorsque Tel Aviv leur demande de s’attaquer aux veines jugulaires du pays hôte où ils sont affectés.
Un seuil a été franchi par nul autre que le Premier ministre Benjamin Netanyahu lorsque, en 2015, il a arraché aux législateurs de Washington une invitation à se rendre aux États-Unis, contournant ainsi le président Barack Obama, et a pu s’adresser à une session conjointe du Congrès [il a même eu droit à 26 standing ovation pendant son discours, NdT] ; ce qu’il a fait avec enthousiasme pour saper les négociations en cours d’Obama avec Téhéran sur l’accord nucléaire.
Il s’agissait d’une ingérence flagrante dans le système politique américain. Non seulement Netanyahou a rabaissé Obama et a montré que son influence auprès des représentants du pouvoir à Washington était supérieure à celle du président, mais il a également dicté à la Maison Blanche la politique des États-Unis à l’égard de l’Iran. Il s’en est tiré parce qu’il estimait, à juste titre, que les élites politiques américaines étaient à la solde du lobby israélien.
L’épisode ci-dessus me vient à l’esprit lorsque je vois les médias rapporter les remarquesde l’ambassadeur israélien à New Delhi, Naor Gilon, qui a publiquement demandé un changement dans la politique indienne à l’égard de la Palestine en voulant faire interdire le Hamas en tant qu’organisation “terroriste“.
Gilon est un diplomate de carrière qui compte près de 35 ans d’expérience et il est peu probable qu’il ignore les convenances. Il est plus probable que Delhi ait opposé une fin de non-recevoir à la démarche de Gilon sur le Hamas et qu’il ait décidé de porter son combat devant le lobby israélien bien implanté dans les médias indiens.
À l’heure actuelle, la diplomatie israélienne a désespérément besoin d’une histoire à succès, car la réputation du pays est dans la boue à la suite de la cruauté barbare dont il fait preuve à Gaza. L’idée qu’Israël commet un génocide et se livre à un nettoyage ethnique gagne du terrain. De l’avis général, Israël est sur le point de lancer la phase suivante de son opération militaire une fois que la “pause humanitaire” aura pris fin.
À moins qu’Israël ne change de cap sous la pression américaine, ce qui semble peu probable, une confrontation prolongée avec le Hamas se profile à l’horizon. Mais la pression occidentale fait défaut. Dans leur déclaration commune de mardi, les ministres des affaires étrangères du G7 se sont limités à soutenir “la prolongation de cette pause et des pauses futures, si nécessaire, pour permettre l’augmentation de l’aide et faciliter la libération de tous les otages“.
La déclaration n’appelle toutefois pas à un cessez-le-feu permanent et, d’autre part, réaffirme l’engagement du G7 en faveur du “droit d’Israël à se défendre et à défendre son peuple, conformément au droit international, alors qu’il s’efforce d’empêcher que les attaques du 7 octobre ne se reproduisent“.
Malgré toutes les bravades, l’armée israélienne n’a pas donné une bonne image d’elle-même jusqu’à présent et elle en souffre. Mais cela n’est pas surprenant puisque le Hamas bénéficie d’un soutien massif à Gaza. Une période d’extrême violence s’annonce donc. Israël est en train de rallier des nations amies pour qu’elles se tiennent prêtes à participer à la prochaine phase de la guerre contre le Hamas ; l’Inde en fait partie.
Le passé d’Israël, sous la direction de Netanyahou, est très controversé en ce qui concerne le Hamas. Deux anciens premiers ministres, Ehud Olmert et Ehud Barak, ont récemment accordé des interviews à des médias occidentaux de premier plan, affirmant que Netanyahou était responsable de la montée en puissance du Hamas, ayant financé le mouvement avec des fonds qataris. Un ancien général israélien chargé de l’occupation de Gaza a même admis avoir versé des fonds au Hamas.
Ces révélations stupéfiantes faites par des personnes responsables montrent que Netanyahou est un homme aux multiples facettes. Lorsque l’ambassadeur Gilon demande à Delhi de déclarer que le Hamas est une organisation terroriste, tout dépend de la faction du Hamas à laquelle il fait référence.
Curieusement, le quotidien de langue hébraïque publié en Israël sous la marque Ma’ariv Hashavu’a vient de publier un rapport sensationnel selon lequel, entre 2011 et 2023, Netanyahou a rejeté au moins six plans présentés par l’agence de renseignement israélienne Shin Bet – au cours des mandats respectifs de Yoram Cohen, Nadav Argaman, et l’actuel chef, Ronen Bar – pour éliminer le chef des combattants du Hamas à Gaza, Yahya al-Sinwar (qui aurait mené l’assaut du 7 octobre) et d’autres hauts responsables du mouvement palestinien.
Mardi, l’ancien ministre israélien de la défense, Avigdor Liberman, a confirmé la véracité de ce rapport. Selon Liberman, c’est Netanyahou qui a accordé l’”immunité” à Sinwar et à d’autres dirigeants du Hamas, s’opposant ainsi à toute tentative de les neutraliser. “Je ne présente pas cela comme une simple spéculation, mais comme quelqu’un qui a une connaissance personnelle de l’affaire“, a-t-il déclaré.
En effet, Netanyahou a la réputation douteuse d’avoir systématiquement renforcer le Hamas afin d’aggraver les divisions entre les factions palestiniennes et dans le but d’affaiblir l’Autorité palestinienne et son président, Mahmoud Abbas. Son objectif ultime est de bloquer tout processus de paix, afin de gagner du temps pour mener à bien le projet du Grand Israël.
Ben Caspit, un éminent journaliste israélien qui a rédigé l’article du Ma’ariv la semaine dernière, estime que Netanyahou considère le Hamas comme un “trésor” qui l’aidera à saborder la solution des deux États. Caspit rappelle que la première faveur offerte par Netanyahou au Hamas a été l’accord d’échange de prisonniers en 2011, qui a vu la libération du soldat israélien Gilad Shalit en échange de 1 027 détenus palestiniens, dont Sinwar.
Il est clair que l’Inde devrait se tenir à l’écart des manigances de Netanyahou vis-à-vis du Hamas. La direction politique du Hamas, basée à Doha, est partie prenante des discussions top secrètes à trois qui ont eu lieu mardi entre le directeur de la CIA et le chef du Mossad, en visite, d’une part, et les médiateurs qataris, d’autre part, au sujet d’une cessation prolongée des hostilités dans la bande de Gaza.
La terrible beauté des mouvements de résistance, où qu’ils soient, est qu’ils ne meurent jamais. En fin de compte, le Hamas pourrait bien figurer en bonne place dans une future Palestine, comme le Congrès national africain (ANC), qui était une organisation interdite de 1960 à 1990, l’a finalement été en Afrique du Sud de l’après-apartheid. (L’ANC a maintenu un bureau de représentation à New Delhi à partir des années 1960 !)
C’est un secret de polichinelle que Netanyahou – avec le soutien tacite des États-Unis et la participation secrète de l’Égypte et de la Jordanie – a saboté la tenue des élections législatives en Cisjordanie en mai 2021, de peur que le mouvement Fatah ne subisse une défaite certaine face au Hamas. Les sondages d’opinion avaient indiqué une victoire écrasante du Hamas. (Voir le rapport Carnegie intitulé Report des élections palestiniennes : Causes et répercussions)
Gilon pense faire preuve d’intelligence en demandant à l’Inde de faire de même que l’interdiction récente par Israël du groupe terroriste Lashkar-e-Taiba, basé au Pakistan. L’analogie est ridicule. Le Lashkar-e-Taiba est une organisation terroriste islamiste basée au Pakistan qui opère en Inde et en Afghanistan. Elle a vu le jour à la fin des années 1980 en tant qu’aile militante de Markaz-ud-Dawa-wal-Irshad, une organisation islamiste influencée par la secte wahhabite de l’islam sunnite et qui cherchait à terme à établir un pouvoir musulman sur l’ensemble du sous-continent indien.
Le Hamas, au contraire, est un mouvement palestinien autochtone qui se concentre exclusivement sur la lutte contre l’occupation israélienne. Le Hamas promeut le nationalisme palestinien dans un contexte islamique. Il affirme que le rôle de l’Autorité palestinienne devrait être de servir le peuple palestinien et de sauvegarder sa sécurité, ses droits et son projet national. Le Hamas insiste sur la nécessité de maintenir l’indépendance du processus décisionnel national palestinien et l’autonomisation du peuple palestinien.
S’il faut faire une analogie dans le discours, la plus proche pourrait être celle du Sinn Fein en Irlande du Nord et de son aile militante connue sous le nom d’Armée républicaine irlandaise. On peut soutenir que le fait que la paix se soit maintenue pendant un quart de siècle en Irlande du Nord depuis l’accord du Vendredi saint de 1998 donne une lueur d’espoir à la Palestine : le fardeau de l’histoire peut, après tout, être levé. En tant qu’État civilisé, l’Inde ne devrait agir qu’avec un sens profond de l’histoire.
M. K. Bhadrakumar
Article original en anglais : Tread softly on Hamas — for good reason, Indian Punchline, le 29 novembre 2023.
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
Image en vedette : Israa Jaabis, au centre, une prisonnière palestinienne libérée par Israël, est serrée dans les bras de ses proches alors qu’elle arrive chez elle à Jérusalem-Est, le 26 novembre 2023.