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La diplomatie suisse en accusation
Par Silvia Cattori
Mondialisation.ca, 29 septembre 2008
Le site de Silvia Cattori 29 septembre 2008
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https://www.mondialisation.ca/la-diplomatie-suisse-en-accusation/10370

Depuis que M. George W. Bush a déclaré la « guerre contre la terreur », et que le Conseil de Sécurité de l’ONU a instauré des sanctions totalement arbitraires, des dizaines de milliers d’innocents – essentiellement de confession musulmane – ont été emprisonnés et soumis à torture pour les uns, abusivement inscrits sur des listes « terroristes » et privés de leurs biens et de leur liberté de mouvement pour d’autres. Le cas de l’homme d’affaire italien, d’origine egyptienne, M. Youssef Nada, largement inconnu du public, a attiré toute notre attention. Il est emblématique de cette politique de sanctions injuste, qui prive des gens qui n’ont rien fait de mal de leur liberté et de leurs moyens de subsister, et à laquelle la Suisse continue malheureusement de participer.

Youssef Nada
Tous les pays européens, si prompts à donner des leçons à d’autres pays sur leur non-respect des Droits de l’Homme, se sont faits les complices de cette politique en appliquant sans sourciller les sanctions du Conseil de Sécurité, prétextant qu’ils y étaient tenus, et alors même qu’ils les savent contraires aux droits fondamentaux garantis par leur propre législation et par la Convention européenne des droits de l’Homme.

Nous pensons que, dès lors que le Conseil de Sécurité des Nations-Unies se fait l’instrument de la politique « antiterroriste » des Etats-Unis, en dressant des « listes noires » fondées sur des dénonciations non vérifiées et le plus souvent mensongères, selon des procédures qui ne permettent aucun recours juridictionnel effectif, et en appliquant des sanctions aux personnes ainsi désignées, aucune nation devrait être tenue à appliquer ces sanctions.

Nous pensons que, dès lors que cette instance internationale, dont le but est d’affirmer les principes de paix, de tolérance et de justice, a recours à des moyens qui ne respectent pas les principes fondamentaux qui sont à la base de toute restriction de la liberté individuelle dans n’importe quel pays civilisé -droit d’être entendu, droit de recourir à une autorité judiciaire indépendante, droit à un procès équitable, principe de la proportionnalité- les pays démocratiques devraient refuser ses décisions.

La Suisse, pays dépositaire des Conventions de Genève, aurait dû considérer comme sa mission de dénoncer les dérives dans lesquelles l’ONU entraînait toutes les nations et s’opposer à cette situation illégale. Elle ne l’a pas fait. Bien qu’elle soit intervenue, avec d’autres pays, pour demander des améliorations à la procédure de « listing » et de « de-listing », elle s’est, de fait, alignée sur la position des Etats européens en reprenant, sur sa liste nationale, les noms figurant sur la liste de l’ONU, et en continuant d’appliquer les sanctions contre des gens dont ses propres enquêtes ont démontré qu’ils n’avaient rien à voir avec le terrorisme, comme en témoigne le cas du banquier Youssef Nada. Cela, au motif qu’elle serait « tenue d’appliquer les sanctions décidées par le Conseil de sécurité et de bloquer les avoirs des personnes figurant sur la liste établie par ledit Conseil » ce que nous contestons.

La Suisse se défausse ainsi de ses responsabilités en acceptant un ordre international injuste qui viole les droits fondamentaux des individus.

En réalité, la Suisse n’aurait jamais dû procéder à la saisie des biens de M. Nada, ni ouvrir une procédure pénale contre lui, dès lors que les Etats-Unis – qui ont inscrit son nom sur la liste terroriste – n’avaient aucune accusation crédible à son encontre.

Aujourd’hui, après sept années d’humiliations et d’innombrables tracas, et malgré le fait qu’il ait été innocenté, le calvaire de M. Nada n’est pas fini. M. Nada se heurte à des obstacles insurmontables, du fait que la Suisse continue à geler ses avoirs et à lui appliquer une interdiction de voyager qui l’assigne, de fait, aux arrêts domiciliaires.

M. Nada dit qu’il ne pourra trouver aucun repos aussi longtemps que justice ne lui sera pas rendue. Il y a pour lui urgence car, à 77 ans, il sent ses forces décliner. Il y a pour lui obligation morale à ce que tout le mal qui lui a été fait puisse trouver réparation.

Face à cette situation, qui n’est pas à l’honneur de la Suisse, nous avons interpellé Mme Calmy-Rey, Cheffe du Département fédéral des affaires étrangères, et les conseillers et diplomates censés suivre ce dossier. Les réponses qui nous ont été données ne sont malheureusement que de pseudo justifications à leur inaction dans ce cas qui les concerne directement.

Se borner à répéter que la Suisse est tenue d’appliquer les sanctions de l’ONU, qu’elle attend le jugement de la Cour européenne des droits de l’Homme (en février 2008, M. Nada a saisi la CDH contre la décision du Tribunal fédéral du 14 novembre 2007 stipulant que la Suisse est liée par les décisions de sanction prises par le Conseil de sécurité de l’ONU) et que, pour le reste, ce serait à l’Italie d’agir, c’est une manière de s’en laver les mains. Cela est inacceptable.

Nous réfutons ce genre d’argumentation. C’est le sens de la lettre ouverte que nous avons adressée à Mme Calmy-Rey, et que nous reproduisons ici in extenso .

* * *

Madame la Conseillère fédérale,

Je vous ai adressé, le 20 juin 2008, une lettre [1] où je vous faisais part de mon incompréhension au sujet des sanctions du Conseil de sécurité que la Confédération suisse applique contre M. Youssef Nada ; sanctions qui contreviennent aux principes humanitaires qu’elle défend.

J’y soulignais, comme particulièrement choquant, le fait que les autorités suisses continuent de refuser à M. Nada l’autorisation de se rendre, en Suisse, ou en Italie, chez les médecins spécialisés que son état de santé requiert urgemment, et de le maintenir aux arrêts domiciliaires. Le droit humanitaire veut que nul ne soit soumis à des traitements inhumains et dégradants, et que tout citoyen reste, en toutes circonstances, sous la protection de l’Etat de droit. Toute dérogation de notre pays à ces principes serait une trahison des valeurs qu’il affirme défendre.

Vous avez répondu à ma lettre, le 1er juillet 2008 [2] Je vous remercie de l’avoir fait de manière circonstanciée.

J’ai demandé à M. Nada, gravement lésé et concerné par cette affaire, de me résumer la façon dont il ressent votre réponse. Voici son commentaire :

« Quand on politise la justice, c’est la crédibilité de la démocratie et l’Etat de droit que l’on met en cause. C’est l’absence de courage politique qui conduit à des situations injustes où rien n’est jamais réglé.

Vous exposiez mon cas spécifique à Mme Calmy-Rey comme un exemple de l’injustice subie par des gens innocents en raison des mesures draconiennes édictées par le Conseil de Sécurité de l’ONU et appliquées par des pays démocratiques malgré le fait qu’elles contreviennent à la charte des droits de l’homme de l’ONU, ainsi qu’à la législation européenne des droits de l’homme et à la législation suisse des droits de l’homme.

Alors que dans sa réponse Mme Calmy-Rey se borne à exposer l’obligation qu’aurait la Suisse d’appliquer les résolutions du Conseil de Sécurité.

Vous exposiez le cas d’un homme innocent qui n’a contrevenu à aucune loi, qui n’est ni un criminel, ni un terroriste, ni une personne qui aurait soutenu le terrorisme ou aurait été associé à des terroristes. Un homme dont les avoirs sont gelés ; à qui il est interdit d’entrer dans, ou de transiter par, un territoire étranger ; qui se trouve assigné à résidence dans un territoire de 1,6 km2 ; qui a été dépouillé de ses droits humains ; qui a été humilié et avili.

Pour un homme âgé 77 ans, attendre le résultat de recours auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme ou d’autres instances, c’est une sentence de mort lente ».

Votre réponse, chère Madame, me laisse, moi aussi, profondément déconcertée. Elle se limite, pour l’essentiel, à exposer de manière tout à fait formelle l’obligation qu’aurait la Suisse d’appliquer les sanctions du Conseil de Sécurité. Et elle ne fait aucune mention des moyens que la Suisse aurait de s’y soustraire, dans la mesure où ces résolutions violent des droits fondamentaux. Elle n’envisage même pas les possibilités que la Suisse aurait d’assouplir les sanctions de l’ONU, en particulier en ce qui concerne la liberté de déplacement de M. Nada.

Votre silence touchant cet aspect humanitaire est particulièrement choquant.

Les souffrances supplémentaires infligées à M. Nada par les refus réitérés de nos autorités à ses demandes de déplacement, ne semblent pas vous concerner.

M. Nada est âgé ; il est atteint dans sa santé. Il n’a plus droit à une vie digne [3] Depuis que nous l’avons rencontré, en mai, nous en avons le cœur lourd. Nous ne pouvons accepter que notre pays refuse à une personne, victime, qui plus est, d’aberrations judiciaires, l’accès aux soins médicaux que son état exige, en attendant l’issue de recours juridiques interminables et incertains.

Cela n’est pas acceptable ! M. Dick Marty n’a-t-il pas raison quand il dit : « Le traitement du cas de M. Youssef Nada ne fait pas honneur à notre pays » ?

Les sanctions que vous considérez être obligée d’appliquer contre M. Nada sont injustifiables, non seulement sur le plan moral, mais également sur le plan du droit, car elles violent les libertés fondamentales garanties par l’Etat de droit suisse.

Pourtant, depuis 2001, M. Nada, n’a pas ménagé ses efforts pour obtenir justice. Après la fermeture du dossier par le Procureur de la Confédération, le 31 mai 2005, et jusqu’à ce jour, M. Nada, seul, sans soutien de la part de nos autorités politiques, a cherché en vain à faire rayer son nom de la « liste noire » établie par le Conseil de Sécurité et repris sur la liste suisse.

C’est en vain que M. Nada a contacté le SECO, le ministère de l’économie, le Conseil fédéral, et le point de contact du Conseil de Sécurité de l’ONU, directement et par l’intermédiaire de l’Italie. C’est en vain qu’il a cherché à obtenir la permission de se rendre dans son pays, l’Italie, pour remplir des obligations légales causées par les allégations mensongères dont il a été la malencontreuse victime. C’est en vain qu’il a sollicité, auprès du bureau Suisse de l’immigration, la permission de suivre un traitement médical.

A chacune de ses éprouvantes démarches, M. Nada s’est vu opposer un refus inhumain.

Saisi de son cas par M. Nada, le Tribunal fédéral a certes considéré, dans son jugement du 14 novembre 2007 [4], que la Suisse ne pouvait déroger aux sanctions du Conseil de sécurité en dépit du fait que les droits de M. Nada étaient violés. Mais il a demandé à la Suisse de soutenir les efforts de M. Nada pour obtenir sa radiation de la « liste noire » :

« Dans cette situation, la question qui se pose est que, puisque la Suisse ne peut pas dé-lister l’appelant par elle-même, elle doit au moins soutenir sa procédure pour être dé-listée. Durant les premières étapes a été examinée la question de savoir si la Suisse devait engager une procédure de dé-listing pour l’appelant. Cette question est maintenant dépassée, puisque l’amendement aux procédures de dé-listing rend possible la présentation d’une requête personnelle, et qu’il a fait usage de cette possibilité. Pour obtenir gain de cause dans sa requête, il a absolument besoin du soutien de la Suisse parce que c’est le seul pays qui a mené des poursuites judiciaires approfondies incluant plusieurs assistances judiciaires, la perquisition de maisons, et l’interrogatoire de témoins. (…) Il est vrai que l’Etat qui a mené la commission d’enquête ou les investigations ne peut pas faire par lui-même le dé-listage. Mais il peut, au moins, informer le Comité des Sanctions du résultat de ses enquêtes et soutenir la demande de radiation de la liste de la personne frappée. »

Il a, en outre, invité les autorités suisses à examiner les marges de manœuvre dont elles pourraient disposer –notamment pour des raisons de santé ou pour des procédures judiciaires- pour lever ou assouplir l’interdiction de voyager imposée à M. Nada :

« Ce qui doit aussi être examiné est de savoir si l’interdiction de voyager qui figure à l’article 4a de l’Ordonnance sur les Talibans excède ce qui est imposé par les Résolutions du Conseil de Sécurité et, dans ce cas, la Suisse dispose d’une marge de manœuvre.

L’Article 4.1 interdit à ceux qui figurent sur la liste de l’Annexe 2 d’entrer en Suisse ou d’y transiter. L’Article 4.2 de l’Ordonnance sur les Talibans stipule que l’Autorité Fédérale d’Immigration peut autoriser des exceptions en conformité avec les Résolutions du Conseil de Sécurité ou avec ce qui pourrait sauvegarder les intérêts suisses. Selon les Résolutions du Conseil de Sécurité, l’interdiction de voyager ne peut pas être appliquée si l’entrée ou le transit est nécessaire pour des procédures judiciaires. A cet égard, des exceptions pourraient être obtenues au cas par cas avec le Comité des sanctions (comparer l’Article 1b, Résolution 1735 (2006)). Selon cet article les voyages pour raisons de santé ou religieuses sont autorisés (Brown Institute, aaO.s.32).

Dans l’Article 4a point 2 de l’Ordonnance sur les Talibans, la formulation « peut » laisser comprendre que l’Autorité Fédérale d’Immigration a la latitude d’agir. Il faudrait cependant présenter comme étant conforme à la Constitution, la détermination qu’une exception doit être accordée dans tous les cas où le régime des sanctions de l’ONU le permet. Une réduction exagérée de l’interdiction de voyager de l’appelant ne pourrait pas se fonder sur les Résolution du Conseil de Sécurité, elle ne serait pas justifiée par l’intérêt public et serait aussi disproportionnée au regard de la situation particulière de l’appelant.

Il vit à Campione, une enclave italienne d’environ 1.6 km2 en territoire tessinois. L’interdiction de voyage et de transit signifie qu’il ne peut pas quitter Campione. Cela revient en pratique, comme l’appelant l’a correctement expliqué, à une situation proche des arrêts domiciliaires et constitue une sévère limitation à sa liberté. Dans cette situation, les autorités suisses ont l’obligation d’épuiser tous les allègements autorisés par le régime des sanctions de l’ONU. L’Autorité Fédérale d’Immigration n’a pas, par elle-même de marge d’appréciation. Elle devrait plutôt examiner si les conditions d’accorder une exception existent. Si la requête n’est pas couverte par une des exceptions générales décidées par le Conseil de Sécurité, alors une requête devrait être soumise pour approbation au Comité des Sanctions. »

Madame la Ministre, qu’ont fait les autorités suisses pour aider M. Nada à redevenir un homme libre ? Ont-elles, comme les y invitait le Tribunal, épuisé « tous les allègements autorisés par le régime des sanctions selon les résolutions de l’ONU » ? Ont-elles examiné « si les conditions d’accorder une exception existent », et ont-elles soumis « une requête pour approbation au Comité des sanctions » ?

A notre connaissance, trop peu a été fait. Certes, il y a eu, des démarches du Gouvernement suisse, avec d’autres gouvernements et également, sauf erreur, avec le « Watson Institute », pour faire des propositions au Conseil de sécurité concernant la légalité du listing et du dé-listing. Mais elles ont, semble-t-il été assez timides. En tous les cas, elles ont été rejetées. La question reste donc entièrement posée. M. Nada reste de fait assigné à résidence alors qu’il est innocent. Prolonger cette situation sous quelque prétexte que ce soit, est absolument inacceptable.

M. Nada méritait un meilleur traitement. M. Nada et son associé M. Himmat, n’ont rien à voir avec le terrorisme. Il a été établi par les enquêtes menées par la Suisse que cet ingénieur de formation et banquier de profession, parfaitement honorable, dont la carrière a été brutalement brisée par les sanctions, est tout-à-fait innocent, et n’a jamais contrevenu à aucune loi. Il n’est pas un « terroriste » ; il n’a pas soutenu le terrorisme ; il n’a en rien été associé à des « terroristes ». Il ne présente donc aucun risque au regard de ce que vous semblez considérer répondre aux « besoins légitimes de la communauté des Etats de se protéger contre de nouveaux actes de terrorisme ».

Au sujet de son rayonnement, de sa compétence, de son intégrité, nous sommes en possession de nombreux témoignages, tous très élogieux que nous reproduisons en note [5]

Déjà dans son jugement du 31 mai 2005, le Procureur général évoquait la personnalité de M. Nada et de ses associés dans des termes empreints d’estime : « L’image qui ressort unanimement de ces auditions est celle d’hommes d’affaires corrects et cultivés.(…)Aucune des personnes entendues à titre de renseignement n’a mis en doute, aussi peu soit-il, l’intégrité des prévenus ; toutes se sont accordées à dire que ni Youssef Nada, ni Ali Himmat [6] ne pouvaient être partisans d’une idéologie terroriste et que, partant, l’on ne pouvait les mettre en relation avec une organisation terroriste »

Une question fondamentale se pose. Dans quelle mesure la Confédération helvétique, qui se définit comme Etat de droit, peut-elle continuer d’appliquer des sanctions de l’ONU tout en les sachant non conformes au droit suisse, et se dispenser d’examiner sur le fond les implications de cette injustice, au motif, dites-vous, que « la Suisse est obligée d’exécuter les décisions du Conseil de sécurité » ?

C’est, du reste, une question qu’a déjà posée M. Dick Marty : « Les Etats sont-ils vraiment tenus à mettre en œuvre des sanctions qui violent à tel point les droits fondamentaux ? Ne seraient-ils pas plutôt dans l’obligation de refuser de les appliquer car contraires à leur ordre public et à d’autres obligations internationales –telles la Convention européenne des droits de l’homme– qui, elles, contrairement aux décisions du Comité du Conseil de Sécurité, ont une base démocratique ? » [7]

Le fait que vous mentionniez dans votre lettre le pourvoi contre le jugement du Tribunal de première instance, introduit par M. Kadi [8] devant la Cour de justice des Communautés européennes montre que vous savez très bien que cette question se pose. Encore faut-il préciser ici, que la situation de M. Nada est différente de celle de M. Kadi – et de celles d’autres personnes qui ont fait l’objet de jugements de la Cour européenne [9] – sur un point très important qui aggrave du reste la responsabilité de la Suisse à son égard.

En effet, M. Nada est l’unique personne à avoir été poursuivie, avec une assistance judiciaire à l’échelle mondiale, et dont le dossier a, en outre, été clos pour absence de preuves.

Mais n’est-il pas inconvenant de s’appuyer sur le fait que, dans le cas de M. Kadi, « la Cour de justice n’a pas encore rendu sa décision », pour justifier votre attentisme, alors que, d’ores et déjà, l’avis juridique donné à la Cour par l’Avocat général, M. Poiares Maduro, considère que « la liste européenne viole le droit de propriété de M. Kadi, ainsi que ses droits de la défense et son droit à un recours juridictionnel effectif » [10]

Pourquoi, Madame, un Etat souverain, devrait-il attendre l’issue de tel ou tel jugement avant de décider lui-même ce qui est conforme au droit ?

L’avis donné à la Cour, dans ce pourvoi, par l’Avocat général M. Maduro mérite que l’on s’y attarde, car il traite de la légalité de ces « listes noires » de l’ONU adoptées en cascade par les Etats.

 Dans la première partie de son avis, M. Maduro examine la base juridique du règlement par le biais duquel le Conseil de l’Union européenne a mis en œuvre dans la Communauté européenne la décision de gel des avoirs des personnes suspectées de terrorisme.

Il relève que ce règlement a été « adopté sur la base des articles 60 CE, 301 CE et 308 CE », alors que le Tribunal de première instance qui a débouté M. Kadi « a jugé que la compétence pour imposer des sanctions économiques et financières prévue par les articles 60 CE et 301 CE, à savoir l’interruption ou la réduction des relations économiques avec un ou plusieurs pays tiers, ne s’applique pas à l’interruption ou à la réduction des relations économiques avec des particuliers dans ces pays, mais uniquement aux relations avec leurs gouvernements. Ce point de vue est difficilement conciliable avec le libellé et l’objet de ces dispositions ».

M. Maduro aboutit ainsi, sur ce point, très juridique, à la conclusion suivante :

« Ma conclusion est donc que l’arrêt du Tribunal est vicié par une erreur de droit concernant la base juridique. Si la Cour venait à partager mon analyse, elle aurait une raison suffisante d’invalider l’arrêt faisant l’objet du pourvoi. Je crois néanmoins que, lorsque des moyens tirés d’une allégation de violation de droits fondamentaux sont soulevés, il est préférable que la Cour utilise la possibilité d’examiner aussi ces moyens, et ce à la fois pour des raisons de sécurité juridique et pour prévenir la persistance dans l’ordre juridique communautaire d’une possible violation des droits fondamentaux, même si c’est en vertu d’une mesure qui a simplement une forme ou une base juridique différente. Je vais apprécier en conséquence les autres moyens de droit du requérant. »

 M. Maduro examine ensuite la compétence des juridictions communautaires pour déterminer si le règlement attaqué viole des droits fondamentaux. Il considère que les juridictions communautaires ont compétence pour déterminer si ce règlement viole des droits fondamentaux et que, par conséquent, le Tribunal de première instance « a commis une erreur de droit en jugeant qu’il n’était pas compétent pour contrôler le règlement attaqué à la lumière des droits fondamentaux qui font partie des principes généraux du droit. »

 Il se penche enfin « sur l’aspect principal de l’affaire, c’est-à-dire la question de savoir si le règlement attaqué viole les droits fondamentaux du requérant », en rappelant que « le fait que les mesures en cause soient destinées à éradiquer le terrorisme international ne doit pas empêcher la Cour de remplir son obligation de préserver la prééminence du droit ».

Après avoir établi qu’il y avait bien eu violation des droits à la défense de M. Kadi (aucune possibilité donnée à la personne accusée de soutenir le terrorisme de présenter ses observations, aucune obligation du comité des sanctions de fournir à cette personne les informations sur la base desquelles elle a été incluse sur la liste noire), M Maduro parvient à la conclusion suivante :

« Le droit à une protection juridictionnelle effective tient une place importante parmi les droits fondamentaux (…) il n’est pas acceptable dans une société démocratique de porter atteinte à la nature même de ce droit. (…) Si un véritable mécanisme de contrôle juridictionnel effectif effectué par un tribunal indépendant avait existé au niveau des Nations unies, cela aurait pu affranchir la Communauté de l’obligation de fournir un contrôle juridictionnel des mesures de transposition applicables dans l’ordre juridique communautaire. Toutefois, un tel mécanisme n’existe pas à l’heure actuelle. (…) Par conséquent, les institutions communautaires ne sauraient se dispenser d’un contrôle juridictionnel dûment exercé lors de la mise en œuvre dans l’ordre juridique communautaire des résolutions en cause du Conseil de sécurité. (…) Il en découle que l’allégation du requérant selon laquelle le règlement attaqué viole les droits de la défense, le droit à un contrôle juridictionnel et le droit de propriété est fondée. La Cour doit ainsi annuler le règlement attaqué dans la mesure où il concerne le requérant. »

M. Maduro étaye donc, en termes juridiques, ce que le simple bon sens suggère. C’est-à-dire qu’il est inadmissible que des Etats démocratiques appliquent des résolutions du Conseil de sécurité qui violent les droits des citoyens, et se défaussent de leur responsabilité à leur garantir ces droits ; cela sous prétexte qu’ils seraient incompétents pour procéder à un contrôle juridictionnel de ces résolutions, en affirmant, comme vous le faites, qu’ils n’auraient pas d’autre choix que de les appliquer !

Vous dites qu’il est important que la Suisse exécute les décisions du Conseil de sécurité. Nous sommes convaincus que la Suisse peut et doit dire à l’ONU : « La Suisse ne peut plus continuer de souscrire à une telle politique ». Car, si les moyens utilisés par le Conseil de Sécurité et l’ONU sont contraires au droit, la Suisse n’est pas tenue de les appliquer.

Et si, du fait d’une telle attitude de la Suisse, le système actuel des sanctions devait « perdre toute crédibilité », comme vous le craignez, y aurait-il lieu de regretter la disparition d’un dispositif qui, en réalité, a déjà décrédibilisé, par son déni du droit, la lutte contre le terrorisme ?

Dans le long calvaire de M. Nada, la responsabilité de la Suisse est extrêmement lourde. Les souffrances que M. Nada a endurées, en raison des multiples dysfonctionnements de notre justice, sont ineffaçables. Il convient au moins de les faire cesser.

Les poursuites effectuées par la Suisse contre M. Nada, ont non seulement ruiné sa Banque et détruit sa vie, mais, comme le rappelle la chronologie donnée ci-dessous, elles ont duré au delà d’un temps raisonnable : du 7 novembre 2001 au 31 mai 2005. Et elles ont violé au moins quatre des conditions fixées par les directives de l’ONU concernant les procureurs, notamment celle qui indique qu’un procureur « ne doit pas engager ou continuer des poursuites, ou doit faire tous ses efforts pour arrêter les poursuites, lorsqu’une enquête impartiale montre que les accusations sont sans fondement », et celle qui lui fait obligation d’indiquer à l’accusé les charges dont on l’accuse.

Le Procureur fédéral, Valentin Roschacher, et son Substitut, Claude Nicati, ont commis d’autres fautes graves, notamment en communiquant à de nombreux pays l’information, totalement fausse, que « Nada finançait Al-Qaïda depuis 1981 ». Sous l’influence du FBI, du Trésor et de la CIA, ils ont affirmé faussement, en novembre 2004, avoir des preuves suffisantes de «  l’implication de M. Nada dans le financement du terrorisme ». Ils ont ordonné des perquisitions spectaculaires dans les bureaux et aux domiciles de M. Nada et Himmat, alors qu’il n’y avait aucune charge qui le justifiait, sauf les allégations fantaisistes d’un article du « Corriere della Sera » [11] entraînant ainsi un désastre irréparable : la faillite immédiate de leur Banque, et la ruine de leurs vies.

Je note ici, pour rappel, la chronologie de ce cauchemar.

 Une assistance juridique a été demandée à 10 pays : les Etats-Unis, le Royaume Unis, le Liechtenstein, l’Italie, l’Allemagne, la France, l’Arabie Saoudite, l’Autriche, les Bahamas et d’autres pays du Moyen-Orient.

 Aux autres pays, le Procureur a envoyé une lettre pour leur dire que M. Nada finançait Al-Qaïda depuis 1981 (alors que les historiens et les rapports de sécurité datent la fondation d’Al-Qaïda à 1988). Il a répété cela à de nombreuses reprises, ce qui indiquait, soit une fabrication, soit un manque de connaissance, soit une tromperie.

 Le 7 novembre 2001, le Procureur a ordonné des perquisitions dans les bureaux et au domicile de Youssef Nada et les enquêteurs ont emporté tous les documents ou données informatiques qu’ils y ont trouvés.

 Le 27 novembre 2001, il s’est rendu à Washington et, à son retour à Berne, il a déclaré avoir obtenu toutes les informations et documents nécessaires.

 Mais, le 23 janvier 2002, il a envoyé à Washington une lettre disant qu’il avait été déçu des informations reçues.

 Un groupe d’enquêteurs états-uniens, du FBI, du Trésor, et de la CIA, est venu à Berne, le 2 avril 2002 pour apporter son aide au Procureur.

 Le 26 juin 2003, le FBI états-unien a fait savoir au Procureur que les informations qu’il possédait dans ses bases de données étaient bien celles qu’il lui avait remises et que, en ce moment, il n’avait aucune enquête en cours sur M. Nada.

 M. Zarate, du Trésor états-unien, est venu quatre fois à Berne pour faire pression pour que le dossier reste ouvert.

 M. Ashcroft est venu à Berne en janvier 2004, puis M. Gonzales, et tous les deux ont exercé à nouveau les mêmes pressions.

 Le 17 novembre 2004, le Gouvernement suisse a informé le Trésor des Etats-Unis (OFAC) que, selon l’Avocat général suisse, des preuves suffisantes de l’implication de Nada dans le financement du terrorisme avaient été trouvées, ce qui était totalement faux.

 M. Nada, a demandé à plusieurs reprises au Procureur de le déférer au tribunal ou de clore le dossier. Mais ce dernier refusait toujours. M. Nada l’a alors assigné en justice.

 En avril 2005, le Tribunal fédéral, dans son jugement, a donné raison à M. Nada, et a blâmé le Procureur en lui fixant un ultime délai pour présenter des preuves ou clore l’enquête :

« Selon l’article 32 de la Constitution et l’article 6 alinéa 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, l’accusé a le droit d’être informé sans délai et avec exactitude des crimes dont il est accusé, et c’est un principe qu’il n’est pas permis de maintenir l’accusé dans le noir en ce qui concerne l’enquête ,et il doit être informé de ce dont il est accusé .

– Le Procureur n’a pas donné de preuve des opérations bancaires faites par l’accusé, par lesquelles de l’argent aurait atteint ou été transféré à des personnes ou des groupes considérés comme appartenant au terrorisme islamique.

– Après plus de trois années d’interrogatoires et d’enquêtes approfondies et d’assistance judiciaire on attendait qu’il soit dit quelque chose de précis, concernant l’opération bancaire effectuée par l’accusé au travers de laquelle l’association ou le soutien à une organisation terroriste était prouvée au moins de façon objective. Des preuves devaient être présentées. Si le Procureur a des preuves contre l’accusé, il devrait les présenter au juge d’instruction, au plus tard à fin mai 2005, sinon il devrait fermer le dossier. »

C’est ainsi, grâce à sa ténacité, que M. Nada a obtenu, le 31 mai 2005, du Procureur fédéral, la fermeture de son dossier pour manque de preuve.

Il est à déplorer que rien n’ait changé dans la situation de M. Nada, depuis ce jour où le Tribunal l’a innocenté.

Il est aussi à déplorer que, ni le Tribunal fédéral, ni votre gouvernement, n’aient jamais mentionné la situation humiliante et dégradante dans laquelle s’est trouvé M. Nada, du fait de la mise injustifiée de son nom sur la « liste noire » des prétendus « associés et financiers du terrorisme ».

Cette situation est pourtant clairement couverte par les « Jus Cogens », les normes impératives relatives aux droits humains qui ne doivent jamais être violées, même par les résolutions du Conseil de Sécurité basées sur le chapitre 7.

Il est également à souligner que, après avoir jugé que le gouvernement ne devait pas retirer M. Nada de la liste suisse, sauf après qu’il ait été retiré de la liste du Conseil de Sécurité de l’ONU, le Tribunal fédéral a basé une grande partie de son jugement sur des jugements antérieurs de la Cour Européenne de Justice dans des cas qui furent par la suite révisés en Cour d’appel. [12], mais le problème est qu’il n’est pas possible de faire appel d’un jugement du Tribunal Fédéral .

Tout cela devrait appeler le gouvernement suisse à reconnaître ses erreurs et à apporter réparation aux torts que M. Nada, ses associés, et leurs familles ont eu à subir depuis 2001.

Notre pays devrait prendre exemple sur le gouvernement canadien, qui dans le cas de M. Maher Arar dont les rapports des autorités canadiennes aux Etats-Unis ont ruiné la vie – a présenté à ce dernier des excuses formelles en 2006 [13]. Et offert la somme de 10.5 millions de dollars en compensation de l’épreuve et des préjudices subis par lui et sa famille ; et un montant additionnel de 1 million de dollars pour frais de justice.

La Suisse saura-t-elle présenter ses excuses et fournir des réparations à l’exemple du gouvernement canadien ? Et manifester son engagement éthique par des actes qui rendent pleinement justice à M. Nada, et à ceux qui se trouvent dans sa situation, avant qu’il ne soit trop tard ?

Dans le cas de M. Nada, un homme aux références parfaites, contre lequel aucune charge n’a été retenue, continuer d’appliquer les sanctions contre lui revient tout simplement à se plier au diktat des Etats-Unis et à accepter le règne de l’arbitraire et du non-droit.

Tout citoyen suisse attaché à l’histoire et aux valeurs éthiques et humanitaires que son pays affirme défendre, attend de lui, en tant qu’Etat dépositaire des Conventions de Genève, qu’il refuse d’appliquer, sous prétexte de lutte antiterroriste, des sanctions contraires aux principes fondamentaux de l’Etat de droit.

Il se peut, qu’il y ait ici des lacunes dans mon argumentation ; je ne suis pas juriste. Je me suis toutefois efforcée de relater le plus honnêtement possible ce que je crois juste. Je vous remercie de bien vouloir apporter à cette affaire l’attention et le sérieux qu’elle mérite.

Je vous prie d’agréer, Madame la Conseillère fédérale, l’expression de ma considération distinguée.

Le 23 juillet 2008

Copie :
Aux Conseillers fédéraux.
Aux membres de la Commission de politique extérieure du Conseil des Etats (CPE-CE)
Aux membres de la Commission de politique extérieure du Conseil national (CPE-CN)

Silvia Cattori est journaliste indépendante en Suisse.

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