La division de la Turquie
L’évolution de la politique turque depuis que le Premier ministre, M. Erdoğan, a révélé son appartenance de toujours aux Frères musulmans est comparable à celle de l’Egypte : le soutien indiscutable dont il dispose n’a d’équivalent que la haine qu’il suscite. Plus que jamais, le pays est divisé, aucune solution démocratique n’est en vue, et la suite —quelle qu’elle soit— sera nécessairement violente.
La vie politique turque a sombré dans le désordre après la publication anonyme sur YouTube, le 27 mars, de deux enregistrements d’une réunion de sécurité nationale au cours de laquelle le gouvernement envisageait un coup tordu pour pouvoir entrer en guerre ouverte contre la Syrie.
Ce n’est pas la première fois que des enregistrements illégaux sont publiés. Le 24 février, une bande audio permettait d’entendre le Premier ministre conseiller à son fils de planquer 30 millions d’euros en liquide avant que la police ne vienne perquisitionner son domicile. Malgré les dénégations de M. Erdoğan, cette pièce a pulvérisé son image d’homme pieux et respectueux des lois.
En réalité, plus rien ne fonctionne normalement depuis que la Justice et la Police ont lancé, fin 2013, un vaste coup de filet contre des personnalités corrompues. Le Premier ministre y a vu un complot ourdi par son ex-allié devenu rival, le prédicateur Fethullah Gülen. Il y a répondu en limogeant des milliers de fonctionnaires accusés d’être ses disciples.
Si la presse occidentale a retenu de ces affaires des détournements de fond, les Turcs y ont appris également la vraie politique de M. Erdoğan. Celui-ci finançait aux frais de l’État turc Al-Qaïda en Syrie, allant jusqu’à recevoir plusieurs fois le banquier de la secte, bien que recherché mondialement par l’Onu. Les enregistrements de vendredi mettent en scène le ministre des Affaires étrangères, son adjoint, le chef-d’état-major adjoint et le chef des services secrets. Les quatre hommes discutent d’une opération secrète qui serait réalisée par des agents syriens et serait attribuée à Daech pour justifier une invasion turque.
Dès les enregistrements publiés, le gouvernement pris de panique a bloqué les accès à YouTube. Il a menacé le chef de l’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu, qui avait évoqué le complot à la télévision avant qu’il ne soit révélé, et a fait arrêter Aytaç, un intellectuel proche de Fethullah Gülen, pour le même motif. La réponse autoritaire de M. Erdoğan donne l’impression qu’il ne maîtrise plus la situation.
Quoi qu’il en soit, cette divulgation décrédibilise toute tentative turque d’intervenir un peu plus en Syrie. Depuis le début de la guerre, Ankara a fourni l’appui logistique de l’Otan aux jihadistes en termes d’armes et de renseignement, a offert une couverture humanitaire pour des camps militaires sur son territoire, et s’est financé en pillant les machines-outils aussi bien que les trésors archéologiques à Alep. Selon deux témoignages crédibles, c’est encore Ankara qui a organisé l’attaque chimique de Ghouta, en août 2013. Enfin, l’armée turque a introduit plusieurs centaines de jihadistes, il y a une semaine, à Kassab. Lorsque ceux-ci ont été pilonnés par l’aviation syrienne, elle a descendu un appareil syrien pour leur venir en secours.
L’implication turque aura été trop longue pour pouvoir être encore niée. Ankara ne soutient pas simplement une opposition politique, mais des mercenaires islamistes qui pratiquent le terrorisme.
Combien de temps les Turcs soutiendront-ils encore un Premier ministre qui a débuté en leur garantissant avoir quitté les Frères musulmans, qui a disposé du soutien de Washington, et a obtenu facilement de bons résultats économiques, avant de révéler sa vraie nature ? Depuis l’agression de l’Otan contre la Libye, M. Erdoğan est redevenu un Frère musulman, il a soutenu la destruction de l’État libyen, puis de l’État syrien, par l’Otan et les Frères et a stoppé la croissance économique. Ce revirement s’est accompagné d’une dérive autoritaire qui fait de la Turquie un des pires pays au monde en ce qui concerne la liberté de communiquer, l’emprisonnement des opposants et des journalistes.
Si le Premier ministre n’a rien à craindre de l’Occident, car il soutient l’Otan, il n’aurait pas dû coaliser ses opposants en les soumettant à la même répression. Outre son propre peuple, il va devoir maintenant affronter aussi son armée, dont les généraux injustement emprisonnés sont relâchés les uns après les autres par la Justice.
Dimanche 30 mars, le Peuple a parlé, lors des élections municipales : la Turquie n’a pas rejeté l’AKP du Premier ministre, mais est apparue profondément divisée en deux camps irréductiblement opposés, d’un côté les islamistes, de l’autre les laïques. La supériorité des premiers permet à M. Erdoğan d’ambitionner la prochaine élection présidentielle, mais son pays ne sera plus jamais comme avant et ne pourra pas se poser en modèle régional.
En définitive, ici comme ailleurs, les Frères musulmans —même avec une majorité relative de 45%— ne peuvent espérer imposer leur projet de société. À peine connu le résultat du scrutin, M. Erdoğan a prononcé au siège de son parti un discours vengeur, menaçant les « traitres » qui l’ont attaqué.