La fin du pluralisme au Moyen-Orient
Les États-Unis détruisent le pluralisme, l'Iran et ses alliés le défendent. Je n'aurais jamais perçu cette réalité sans séjourner à Beyrouth. Mais une fois le constat établi, l'évidence est criante.
Un changement véritablement sismique semble se produire à grande vitesse au Moyen-Orient. En son cœur, un marché du diable – la Turquie et les États du Golfe acceptent l’anéantissement de la nation palestinienne et la création d’un Grand Israël, en échange de celui des minorités chiites de Syrie et du Liban et de l’imposition du salafisme dans l’ensemble du monde arabe oriental.
Cela signifie également la fin des communautés chrétiennes du Liban et de la Syrie, comme en témoignent la destruction de toutes les décorations de Noël, la liquidation de tous les alcools et l’imposition forcée du voile aux femmes à Alep aujourd’hui.
Hier, les jets air-sol Warthog américains ont attaqué et fortement affaibli les troupes de renfort qui, à l’invitation du gouvernement syrien, étaient en route vers la Syrie depuis l’Irak. Les frappes aériennes israéliennes constantes et quotidiennes sur l’infrastructure militaire de la Syrie depuis des mois ont été un facteur majeur de démoralisation et de réduction des capacités de l’armée arabe syrienne du gouvernement syrien, qui s’est tout simplement évaporée à Alep et à Hama.
Il est très difficile de voir le vent tourner en Syrie. Les Russes doivent maintenant soit renforcer massivement leurs bases syriennes avec des troupes au sol, soit les évacuer. Face aux exigences de l’Ukraine, ils pourraient opter pour cette dernière solution, et il semblerait que la marine russe ait déjà quitté Tartous.
La rapidité du délitement de la Syrie a pris tout le monde de court. Si la situation ne se stabilise pas, Damas pourrait être assiégée et l’État islamique de retour sur les collines surplombant la vallée de la Bekaa en l’espace d’une semaine, compte tenu de la rapidité de leur progression et des courtes distances à parcourir.
Une nouvelle attaque israélienne sur le Sud-Liban coïncidant avec une invasion salafiste de la vallée de la Bekaa semble alors inévitable, car les Israéliens souhaitent évidemment que leur frontière avec leur nouveau grand voisin syrien de type taliban soit aussi éloignée que possible du nord. Il pourrait s’agir d’une course sur Beyrouth, à moins que les Américains n’aient déjà organisé la conquête de cette ville.
Ce n’est pas un hasard si l’attaque contre la Syrie a commencé le jour du cessez-le-feu entre le Liban et Israël. Les forces djihadistes ne veulent pas être perçues comme combattant aux côtés d’Israël, même si elles combattent des unités bombardées sans relâche par Israël et, dans le cas du Hezbollah, des troupes épuisées par la lutte contre Israël.
Le Times of Israël n’a aucun scrupule à dire tout haut ce qu’il pense tout bas, contrairement aux médias britanniques :
En fait, les médias israéliens révèlent bien plus de vérités sur les forces rebelles syriennes que les médias britanniques et américains à l’heure actuelle. Voici un autre article du Times of Israël :
“Bien que HTS soit officiellement détaché d’Al-Qaïda en 2016, il reste une organisation salafiste jihadiste désignée comme organisation terroriste aux États-Unis, dans l’Union européenne et dans d’autres pays, et compte des dizaines de milliers de combattants.
“Sa soudaine progression fait craindre qu’une éventuelle prise de contrôle de la Syrie ne la transforme en un régime islamiste de type taliban – avec des répercussions pour Israël à sa frontière sud-ouest. D’autres, cependant, considèrent l’offensive comme un développement positif pour Israël et un nouveau coup porté à l’axe iranien dans la région”.
Cette situation contraste avec celle des médias britanniques qui, du Telegraph à l’Express en passant par le Guardian, ont promu le récit officiel selon lequel non seulement les mêmes organisations, mais aussi ceux qui sont responsables des tortures et des exécutions massives de non- sunnites, y compris de journalistes occidentaux, sont aujourd’hui des libéraux bienveillants.
Le cas d’Abu Mohammad Al-Jolani, parfois orthographié Al-Julani ou Al-Golani, aujourd’hui présenté par les médias occidentaux comme un leader modéré, en est l’illustration la plus évidente. Il était le leader adjoint de l’État islamique, et la CIA a mis sa tête à prix pour 10 millions de dollars ! Oui, cette même CIA qui le finance, l’équipe et lui apporte un soutien aérien.
Les défenseurs des rebelles syriens tentent toujours de nier le soutien israélien et américain – bien que, il y a près de dix ans, le Congrès américain ait ouvertement témoigné que plus d’un demi-milliard de dollars a été consacré à l’assistance aux forces rebelles syriennes, et que les Israéliens ont ouvertement fourni des services médicaux et autres aux djihadistes, ainsi qu’un soutien aérien efficace.
Ce soutien conjoint de l’OTAN et d’Israël aux groupes djihadistes en Syrie a pour conséquence notable une perversion accrue de l’État de droit national. Pour prendre l’exemple du Royaume-Uni, il est illégal, en vertu de l’article 12 de la loi sur le terrorisme, d’exprimer une opinion qui soutient, ou peut amener quelqu’un d’autre à soutenir, une organisation proscrite.
L’utilisation abusive de cette disposition par la police britannique pour persécuter des partisans palestiniens accusés d’encourager le soutien aux organisations interdites Hamas et Hezbollah est notoire. Sarah Wilkinson, Richard Medhurst, Asa Winstanley, Richard Barnard et moi-même en sommes tous des victimes connues, et Keir Starmer a considérablement intensifié la répression.
Pourtant, Hay’at Tahrir Al-Sham (HTS) est également un groupe interdit au Royaume-Uni. Or, depuis une semaine, les médias grand public et les organisations musulmanes britanniques font ouvertement la promotion et l’éloge de HTS – franchement bien plus ouvertement qu’on ne l’a jamais fait au Royaume-Uni en faveur du Hamas et du Hezbollah – et personne n’a été arrêté ni même mis en garde par la police britannique.
C’est en soi la meilleure preuve que les services de sécurité occidentaux soutiennent pleinement l’attaque actuelle contre la Syrie.
Pour rappel, je pense qu’il s’agit d’une loi consternante et que personne ne devrait être poursuivi pour avoir exprimé une opinion, quelle qu’elle soit. Mais l’application politiquement biaisée de cette loi est indéniable.
Quand l’ensemble des médias d’entreprise et d’État de l’Occident publient un récit commun selon lequel les Syriens sont ravis d’avoir été libérés par HTS de la tyrannie du régime Assad – et ne disent absolument rien sur la torture et l’exécution des chiites qui les accompagnent, ainsi que sur la destruction des décorations et des icônes de Noël – nous devrions tous de saisir d’où provient cet état de fait.
Pourtant – et il s’agit là d’une autre répercussion intérieure britannique – un nombre très important de musulmans au Royaume-Uni soutiennent HTS et les rebelles syriens, en raison du financement injecté dans les mosquées britanniques par des sources salafistes saoudiennes et émiraties. À cela s’ajoute l’influence des services de sécurité britanniques, également exercée par l’intermédiaire des mosquées, à la fois par des programmes de parrainage et des “think tanks” bénéficiant à des chefs religieux agréés, et par l’exécrable programme coercitif Prevent [programme anti-radicalisation].
Les médias musulmans britanniques ostensiblement pro-palestiniens – comme Middle East Eye et 5 Pillars – soutiennent avec enthousiasme les alliés syriens d’Israël qui veillent à la destruction de la résistance au génocide des Palestiniens. Al Jazeera alterne entre des articles détaillant l’effroyable massacre en Palestine et des articles vantant les mérites des rebelles syriens qui ont instauré un régime allié à Israël en Syrie.
Parmi les mécanismes utilisés pour concilier les deux, on trouve le refus de reconnaître le rôle vital de la Syrie dans la fourniture d’armes au Hezbollah par l’Iran. Un approvisionnement que les djihadistes ont désormais interrompu, pour le plus grand bonheur d’Israël, et en conjonction avec les frappes aériennes israéliennes et américaines.
En fin de compte, pour de nombreux musulmans sunnites, tant au Moyen-Orient qu’en Occident, il semble que la haine sectaire des chiites et l’imposition du salafisme exercent une plus forte attraction que la prévention de la destruction finale de la nation palestinienne.
Je ne suis pas musulman. Mes amis musulmans sont presque tous sunnites. Personnellement, je considère la division persistante autour de l’autorité de la religion il y a plus d’un millénaire profondément inutile, et source d’une haine persistante et vaine.
Mais en tant qu’historien, je sais que les puissances coloniales occidentales ont consciemment et explicitement exploité la division entre sunnites et chiites pendant des siècles pour diviser et gouverner. Dans les années 1830, Alexander Burnes rédigeait des rapports sur la manière d’utiliser la division du Sind entre dirigeants chiites et populations sunnites pour favoriser l’expansion coloniale britannique.
Le 12 mai 1838, dans sa lettre de Simla exposant sa décision de lancer la première invasion britannique de l’Afghanistan, le gouverneur général britannique Lord Auckland prévoyait de tirer parti de la division entre chiites et sunnites dans le Sind et en Afghanistan pour faciliter l’attaque militaire britannique.
Les puissances coloniales agissent de la sorte depuis des siècles, les communautés musulmanes continuent de s’y laisser prendre, et c’est ce que pratiquent aujourd’hui les Britanniques et les Américains pour poursuivre leur refonte du Moyen-Orient.
En termes simples, de nombreux musulmans sunnites ont subi un lavage de cerveau les amenant à haïr les musulmans chiites plus qu’ils ne haïssent ceux qui commettent actuellement un génocide contre une population très majoritairement sunnite à Gaza.
Je parle du Royaume-Uni parce que j’en ai été le témoin direct lors de la campagne électorale à Blackburn. Mais il en va de même dans l’ensemble du monde musulman. Aucun État dirigé par des musulmans sunnites n’a levé le petit doigt pour empêcher le génocide des Palestiniens.
Leurs dirigeants ont recours au sectarisme anti-chiite pour maintenir le soutien populaire à une alliance de fait avec Israël contre les seuls groupes – l’Iran, les Houthis et le Hezbollah – qui ont réellement tenté d’apporter aux Palestiniens un soutien concret dans la résistance. Et contre le gouvernement syrien qui a facilité les approvisionnements.
Le marché tacite mais bien réel est le suivant. Les puissances sunnites accepteront l’anéantissement de toute la nation palestinienne et la formation du Grand Israël, en échange de l’anéantissement des communautés chiites de Syrie et du Liban par Israël et les forces soutenues par l’OTAN (y compris la Turquie).
Il y a bien sûr des contradictions dans cette grande alliance. Les alliés kurdes des États-Unis en Irak ne seront probablement pas satisfaits de la destruction par la Turquie des groupes kurdes en Syrie, ce qu’Erdoğan retire du rôle militaire très actif de la Turquie dans le renversement de la Syrie – en plus de l’extension du contrôle turc sur les champs pétrolifères.
Le gouvernement irakien, favorable à l’Iran, aura d’autant plus de mal à accepter la poursuite de l’occupation américaine sur des pans entiers de son territoire qu’il se rendra compte qu’il est la prochaine cible.
L’armée libanaise est sous le contrôle des États-Unis, et le Hezbollah a dû être considérablement affaibli pour accepter le désastreux cessez-le-feu avec Israël. Les milices fascistes chrétiennes traditionnellement alliées à Israël sont de plus en plus présentes dans certains quartiers de Beyrouth, même si l’on peut se demander si elles seraient assez stupides pour faire cause commune avec les djihadistes du Nord. Mais si la Syrie tombe entièrement sous la coupe des djihadistes – situation possiblement rapide – je n’exclus pas que le Liban suive très rapidement et soit intégré à une Grande Syrie salafiste.
Il est difficile de savoir comment les Palestiniens de Jordanie réagiront à cette tournure désastreuse des événements. Le royaume hachémite, marionnette britannique, est la destination désignée pour les Palestiniens de Cisjordanie nettoyés ethniquement dans le cadre du plan du Grand Israël.
Tout cela signifie potentiellement la fin du pluralisme au Levant et son remplacement par le suprémacisme. Un Grand Israël ethno-suprémaciste, et une Grande Syrie salafiste religio-suprémaciste.
Contrairement à de nombreux lecteurs, je n’ai jamais été un partisan du régime Assad ni aveugle à ses violations des droits de l’homme. Mais ce qu’il a indéniablement fait, c’est maintenir un État pluraliste où les traditions religieuses et communautaires historiques les plus étonnantes – y compris les sunnites (et de nombreux sunnites soutiennent Assad), les chiites, les alaouites, les descendants des premiers chrétiens et les locuteurs de l’araméen, la langue de Jésus – ont tous été en mesure de coexister.
Il en va de même au Liban.
Ce à quoi nous assistons, c’est à la destruction de cette culture et à la mise en place d’un régime à la saoudienne. Toutes ces petites caractéristiques culturelles qui témoignent du pluralisme – des arbres de Noël aux cours de langues, en passant par la viticulture et les femmes non voilées – viennent d’être détruites à Alep et risquent de l’être de Damas à Beyrouth.
Je ne prétends pas qu’il n’y a pas d’authentiques démocrates libéraux parmi l’opposition à Assad. Mais leur poids militaire est négligeable, et croire à leur influence au sein d’un nouveau gouvernement est parfaitement illusoire.
En Israël, qui se prétendait un État pluraliste, le masque est tombé. L’appel musulman à la prière vient d’être interdit. Des membres de la minorité arabe de la Knesset ont été suspendus pour avoir critiqué Netanyahu et le génocide. De nouveaux murs et de nouvelles barrières sont érigés chaque jour, non seulement dans les territoires illégalement occupés, mais aussi dans l’“État d’Israël” lui-même, afin de mettre en œuvre l’apartheid.
J’avoue avoir autrefois pensé que le Hezbollah était lui-même une organisation religieuse suprématiste : la tenue et le style de ses dirigeants ressemblent à ceux d’une théocratie. Puis je suis venu ici et j’ai visité des lieux comme Tyr, dont le gouvernement local est élu par le Hezbollah depuis des décennies, et j’ai constaté que les maillots de bain et l’alcool sont autorisés sur la plage, et que le voile est facultatif, tandis que des communautés chrétiennes y vivent en toute quiétude.
Je n’irai jamais à Gaza, mais je me demande si je n’aurais pas été aussi surpris par le régime du Hamas.
Ce sont les États-Unis qui promeuvent la cause de l’extrémisme religieux et de la disparition, dans tout le Moyen-Orient, d’un pluralisme sociétal similaire aux normes occidentales. Il s’agit bien entendu de la conséquence directe de l’alliance des États-Unis avec les deux foyers de suprématie religieuse que sont Israël et l’Arabie saoudite.
Ce sont les États-Unis qui détruisent le pluralisme, et c’est l’Iran et ses alliés qui le défendent. Je n’aurais jamais perçu cette réalité si je n’étais pas venu ici. Mais une fois le constat établi, c’est d’une évidence criante.
Craig Murray
Article original en anglais :
The End of Pluralism in the Middle East. Craig Murray
Craig Murray 6 décembre 2024
Traduction : Spirit of Free Speech