La France résistante, une fake news?

On imagine comment j’ai pu ressentir l’ignominie ignare proférée à l’adresse de Ian Brossat par un certain Riolo, dont l’analphabétisme historique est équivalent à sa nullité professionnelle de chroniqueur sportif. La réponse de Brossat reprenant le pieux mensonge du « Parti des 75 000 fusillés », et la cacophonie qui s’en est suivie ont encore contribué à mon exaspération. Plutôt que de me fatiguer à rabâcher je renvoie au statut Facebook de Guy Konopnicki qui dit ce qu’il faut dire. En oubliant peut-être de rappeler que le PCF fut interdit dès le 26 septembre 1939 par un gouvernement composé de ministres qui voteront plus tard les pleins pouvoirs à Pétain. Et que c’est un ministre de la justice socialiste qui le 19 avril 1940 fera adopter un nouveau décret-loi prévoyant la peine de mort pour la propagande communiste. Tout ça pour dire qu’au moment de la déroute de mai juin 1940 le PCF n’existait plus, ses parlementaires étaient emprisonnés et ses anciens militants pourchassés.

Je suppose que la lecture de cette petite introduction permet de voir à quel point je suis rancunier. C’est la raison pour laquelle, plutôt que de vitupérer mes cibles habituelles, j’ai demandé à Mathieu Morel de donner l’avis critique pondéré que mérite le traitement de l’Histoire par l’extrême centrisme qui abîme la France aujourd’hui.

C’est plus intéressant.

Régis de Castelnau


A la faveur d’une énième polémique aussi puérile que pénible entre Ian Brossat et l’un de ces aboyeurs radiophoniques de plus en plus en vogue dans ces émissions où l’on confond goulûment franc-parler et grossièreté, le journal Libération s’est fendu d’un article de vérification dans sa rubrique « Checknews » où l’on apprend, entre autres, qu’un corrigé d’annales du bac (Annabac, Hatier) affirme « Les gaullistes imposent la mémoire d’une France unanimement résistante. C’est le mythe résistancialiste : la majorité de la population aurait combattu l’occupant allemand et le régime de Vichy dès le début du conflit, et aurait ainsi contribué à la libération du territoire. »

Qu’on nous dépeigne la France de l’Occupation (et, partant, celle de toujours) comme massivement veule et collaborationniste n’a rien de bien neuf. Les historiens, d’Henri Rousso à Pierre Laborie, s’empoignent sur le sujet depuis longtemps et la vérité historique a parfois du mal à éviter le prisme des nécessités politiques, conjoncturelles, et des idéologies. Ce qui est singulier dans cette affirmation, c’est surtout qu’elle émane d’un ouvrage censé instruire les citoyens éclairés de demain et qui, pourtant, n’hésite pas à faire preuve d’une légèreté ou d’une mauvaise foi pour le moins suspecte.

D’abord, et particulièrement quand on se pique de former des têtes bien faites, il faudrait un jour se préoccuper de ce que signifient vraiment les mots qu’on a la chance de pouvoir employer. Par exemple : « unanimement ». Symptomatiques de l’art, très contemporain, du relativisme contorsionniste consistant à affirmer péremptoirement une outrance grotesque et, aussitôt après, l’édulcorer jusqu’à ce que plus personne n’y retrouve ses petits, « unanimement » et « la majorité », dans le même argumentaire, se stérilisent mutuellement tout en laissant chacun en déduire ce qui l’arrange pourvu que la contradiction et la confusion n’atteignent pas le « message » principal : « la France collabo ». Si la France avait été « unanimement résistante », de Gaulle n’aurait vraisemblablement pas eu besoin de partir à Londres et, au bout du compte, les « gaullistes » n’auraient peut-être même jamais existé. Il aurait alors été incongru qu’ils « imposent » une théorie qui, si elle avait été avérée, rendait leur propre existence improbable, voire impossible puisque de toute façon absurde.

Discutable sémantiquement mais également d’un point de vue historique. Que les gaullistes – et quelques autres, dont les communistes – aient pu enjoliver quelque peu le poids des uns ou minimiser celui des autres pendant l’Occupation, c’est … « de bonne guerre » : là encore, c’est de la politique. Il se trouve qu’au lendemain immédiat d’une guerre civile effroyable et alors que toutes les conditions étaient réunies pour que les représailles soient à leur tour sanglantes, mettre l’accent sur ce qui est susceptible de réunir plutôt que sur ce qui justifie qu’on s’étripe sauvagement relevait peut-être du bon sens élémentaire, bien plus que de la propagande éhontée. L’occulter, l’ignorer – volontairement ou non – et de surcroît inculquer cette ignorance avec l’argument d’autorité des maîtres pose au minimum quelques singuliers problèmes.

On peut (on devrait, même, si seulement on pouvait compter sur un minimum de sérénité au lieu de la propension contemporaine à hystériser tout et n’importe quoi), surtout avec quelques décennies de recul, remettre en question la rhétorique gaulliste de l’époque, mais encore faudrait-il le faire avec un minimum d’honnêteté intellectuelle et de perspective.

Personne n’a « imposé la mémoire d’une France unanimement résistante ». On s’est peut-être livré à quelques simplifications avantageuses ici ou là, comme ça s’est d’ailleurs toujours pratiqué et comme ça se pratiquera probablement toujours, dans tous les domaines. On a peut-être arrondi quelques chiffres parmi ceux, déjà rares et diversement fiables, dont on disposait. La réalité est sans doute infiniment plus prosaïque et complexe que le récit qui en a été fait ensuite : la France, à l’époque et sonnée par ce qui lui était tombé dessus (notamment grâce à la servile collaboration d’élites déjà confites dans le syndrome de Coblence), a probablement été diverse, écartelée et peut-être même a-t-elle eu, en cinq ans, au gré de circonstances et de cristallisations qui échappent parfois aux rationalités des hommes, bien des raisons et des occasions d’évoluer. Entre celle – peut-être la vraie majorité, d’ailleurs, et peut-être rigoureusement la même qu’aujourd’hui – qui a attendu pendant le temps qu’il faudrait, bon gré mal gré, des jours meilleurs (les uns en faisant le dos rond fût-ce au prix de petites compromissions, d’autres en s’offrant parfois le plaisir d’une petite Schadenfreude sur le dos de l’Occupant et/ou de ses valets… parfois aussi les deux en même temps, ou en alternance), celle qui a applaudi avec soulagement le « héros de Verdun » puis renié le « père de la Révolution nationale », celle qui s’est insurgée dès la première heure (pour des raisons diverses, que renierait parfois aujourd’hui, drapé dans son indignation, le camp du Bien)… et celle qui s’est vautrée avec complaisance dans l’allégeance inconditionnelle (notamment « pour inspirer confiance », d’ailleurs, à ce voisin qu’elle n’a décidément jamais su regarder autrement qu’avec les yeux de Chimène). Par confort, par paresse, par naïveté peut-être, par veulerie, par conviction un peu aussi.

Or, en serinant depuis au moins 40 ans, par opportunisme autant que par inconséquence, à grands renforts d’approximations, d’œillères et d’insinuations, que « Vichy c’est la France », on attribue de fait à celle-ci une légitimité qu’elle n’avait jusqu’alors pas et que rien ne justifie. Et en enseignant, dans un corrigé d’annales du bac, ce genre de propagande, on re-discrédite celle qui était à Londres ou dans le maquis et qui a, qu’on le veuille ou non, « contribué à la libération du territoire ». Drôle d’hommage ! Il faut aussi, en regardant l’Histoire, se demander où l’on veut aller, et où l’on va vraiment. Il y a bel et bien eu une France à Vichy, dont personne – pas même de Gaulle – n’a jamais nié l’existence ni la réelle capacité de nuisance. Que ceux qui ont une virginité à se refaire après s’être prudemment mis au vert ou compromis s’emploient à salir ceux qui ont pris le risque, certes difficile à concevoir de nos jours, de ne pas se compromettre, on le comprend aisément. Mais les autres ? Et ceux qui n’y étaient pas mais s’estiment néanmoins fondés à jeter des anathèmes ? Ces discours révèlent surtout une chose de ceux qui les tiennent : leur camp, à eux, n’est manifestement pas et aurait difficilement pu être celui de Londres ou du maquis. Dès lors, et surtout si l’on adopte leur propre vision manichéenne, où doit-on les situer ? Comment qualifier ceux qui, dans une lecture aussi binaire de l’Histoire, accusent avec tant de hargne les vainqueurs de l’avoir « falsifiée » à leur avantage ?

Défendre des convictions, une idéologie, n’a rien de répréhensible en soi : c’est précisément de la politique et c’est ce qui nourrit le débat. Une part de mauvaise foi, voire de propagande, y ont aussi naturellement leur place, que cela plaise ou non. Là où la chose devient très problématique, c’est lorsqu’elle est assénée comme une « Vérité absolue » sans faire le moindre cas – sauf, éventuellement, pour les dénigrer et les salir – des opinions divergentes ou des nécessaires nuances, lorsqu’elle est enseignée d’autorité dans des ouvrages scolaires comme un fait scientifiquement avéré, puis validée par l’une de ces désormais incontournables « cellules de vérification de l’information » qui fleurissent dans tous les media à la demande – et au service – d’un pouvoir lui-même zélé jusqu’à l’obsession dans l’établissement d’une « Vérité vraie chimiquement pure et garantie sans fake news » dont il se prétend, au bout du compte, dépositaire de droit « jovien » et seul juge.

En s’arrogeant le monopole de l’objectivité (et donc, de fait, un ministère de la Vérité), notamment au nom d’une insaisissable « fin de l’Histoire », d’une certaine conception de la modération, de la sagesse et de la « lutte contre les idéologies et autres passions tristes », le vieux centrisme compromis, désormais rafraîchi en façade, fanatisé et estampillé « nouveau monde », en vient à employer des méthodes que n’aurait pas reniées le pire de l’ancien, mêlant cynisme perfide, morgue brutale et vanité indécente.

Pour faire « le bonheur des Français malgré eux », sûrement ?



Articles Par : Mathieu Morel

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