La Grande-Bretagne et la révolution iranienne : des armes et des plans secrets
Il y a quarante ans, la révolution iranienne envoyait une onde de choc dans tout le Moyen-Orient, renversant la marionnette installée par l’Occident, le Shah Mohammad Reza Pahlavi, et portant au pouvoir le régime islamique de l’ayatollah Ruhollah Khomeini.
Alors que l’Iran représente aujourd’hui le plus grand défi pour la puissance occidentale au Moyen-Orient, les relations britanniques avec l’Iran islamique n’ont pas toujours été aussi antagonistes. La Grande-Bretagne a abandonné son soutien au Shah avant la révolution de 1979, cherchant à établir de bonnes relations avec les forces d’opposition iraniennes dirigées par Khomeiny. Une fois son régime au pouvoir, Whitehall est allé jusqu’à l’armer, le considérant comme un contrepoids à l’Union soviétique.
Le Shah a été mis au pouvoir en 1953, lors d’une opération secrète anglo-américaine – connue sous le nom de « Boot » – lancée par Londres, après avoir chassé le dirigeant iranien Mohammad Mosaddegh, qui avait nationalisé les compagnies pétrolières britanniques. « Notre politique », se souviendra plus tard un fonctionnaire britannique, « était de nous débarrasser de Mosaddegh le plus vite possible. En fait, les dossiers déclassifiés montrent que l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Téhéran préférait ‘un dictateur’ qui ‘réglerait la question du pétrole à des conditions raisonnables’. »
Un aspect peu connu du coup d’État de 1953 est le complot entre la Grande Bretagne et l’ayatollah Sayyed Kashani, un prédécesseur de Khomeiny. Kashani avait aidé à financer des émeutes contre Mosaddegh, en collaboration avec le MI6, et avait soudoyé l’armée, la police, les personnalités politiques et les médias. « Ces forces », explique Christopher Woodhouse, officier du MI6 qui dirigeait le coté anglais de l’opération, « devaient prendre le contrôle de Téhéran, de préférence avec l’appui du Shah mais si nécessaire sans lui, et arrêter [Mosaddegh] et ses ministres. »
Le Shah a gouverné pendant un autre quart de siècle, réprimant brutalement l’opposition par l’intermédiaire de son célèbre service de sécurité intérieure, la SAVAK, que le Royaume-Uni a aidé à former. Un an avant la révolution, en avril 1978, Margaret Thatcher, alors chef de l’opposition conservatrice, se rendit à Téhéran et décrivit le Shah comme « l’un des hommes d’État les plus visionnaires du monde » qui avait donné à l’Iran un « leadership dynamique » et « dirige l’Iran dans sa renaissance au cours du XXe siècle ».
Quelques mois plus tard, le gouvernement travailliste de James Callaghan a secrètement accepté la demande du Shah de fournir 175 000 bidons de gaz CS et 360 véhicules blindés de transport de troupes à l’Iran pour l’aider à réprimer les manifestations croissantes contre lui.
Changement de bord
En octobre 1978, alors que des troubles menaçaient le régime à Téhéran, Callaghan écrivait : « Je pense que les chances du Shah sont faibles » et recommandait à son ministre des Affaires étrangères, David Owen, de « commencer à penser à d’autres voies », c’est-à-dire à développer des contacts avec des personnalités de l’opposition.
En décembre, des responsables concluaient que la survie du Shah était improbable et que l’Iran semblait sur le point de connaître une révolution. Les responsables du Foreign Office ont alors envisagé d’apporter leur soutien à l’opposition iranienne, bien que les dossiers déclassifiés ne précisent pas à quelles personnes.
Le Shah a fui Téhéran le 16 janvier 1979 et, le 1er février, Khomeiny revenait d’exil. La Grande-Bretagne a essayé de se mettre bien avec le nouveau régime islamique en évitant toute association avec le Shah. Londres et Washington ont toutes deux refusé d’accorder l’asile politique à leur ancienne marionnette. « Il n’y avait pas d’honneur dans ma décision », écrivit plus tard Owen, « juste le froid calcul de l’intérêt national ». Il a ajouté qu’il considérait cela comme « un acte méprisable ».
En février, le pouvoir réel étant concentré dans les mains du Conseil de la révolution islamique, dominé par des fondamentalistes fidèles à Khomeiny, Callaghan a reconnu le nouveau gouvernement de Mehdi Bazargan, un érudit emprisonné par le Shah. Le secrétaire du Cabinet, Sir John Hunt, a écrit à Callaghan pour lui dire que « nous ne devrions laisser passer aucune occasion d’entretenir de bonnes relations avec le nouveau gouvernement. »
Margaret Thatcher a également rassuré le nouveau gouvernement sur le fait que les armes commandées par le Shah, notamment un achat massif de chars d’assaut, continueraient à être approvisionnées, ainsi que « le pétrole, le commerce et autres intérêts ». Quelques semaines plus tard, la République islamique était proclamée, avec une nouvelle constitution pour cette théocratie.
Armer l’Iran
Sous le nouveau gouvernement Thatcher, la Grande-Bretagne a continué d’armer et de former le nouveau régime iranien. En avril 1980, plusieurs mois après le début de la crise des otages étasuniens, la Grande-Bretagne formait encore une trentaine d’officiers militaires iraniens en Grande-Bretagne. Avec les forces d’invasion soviétiques installées en Afghanistan, Thatcher voyait la théocratie iranienne comme un contrepoids à l’idéologie soviétique.
Cette situation a pris des proportions brutales en 1982 lorsque la Grande-Bretagne a secrètement aidé le régime iranien à presque détruire le Parti communiste Tudeh, la principale organisation de gauche en Iran. Le MI6, en collaboration avec la CIA, a transmis aux Iraniens une liste d’agents présumés du Tudeh obtenue auprès d’un transfuge soviétique, afin d’être vu favorablement par le régime et de réduire l’influence soviétique. Des dizaines d’agents du Tudeh ont ensuite été exécutés, plus de 1 000 membres ont été arrêtés et le parti a été interdit.
Mais la Grande-Bretagne est allée encore plus loin, même si elle considérait désormais le régime révolutionnaire iranien comme une menace stratégique pour l’Occident. Alors que l’Iran combattait l’Irak dans la guerre brutale du Golfe dans les années 1980, le gouvernement Thatcher a armé les deux parties. Dès le tout premier jour de la guerre, la Grande-Bretagne a envoyé des millions de livres de munitions et de moteurs pour chars à l’Iran, aidant ainsi à maintenir en état les chars livrés par la Grande-Bretagne au Shah dans les années 1970.
Deux otages américains durant la crise des otages en Iran, le 4 novembre 1979. (Wikimedia)
Whitehall a utilisé également une société appelée Allivane International pour expédier secrètement des armes en Iran au milieu et à la fin des années 1980, tandis qu’un autre projet permettait à la société britannique BMARC d’exporter des armes navales, des pièces de rechange et des munitions en Iran par Singapour, en 1986. À peu près à la même époque, une entreprise gouvernementale a exporté cinq cargaisons de tetryl, un composé utilisé dans la fabrication d’explosifs, en violation de l’embargo de l’ONU et des propres directives britanniques en matière d’exportation.
Un travail inachevé
Les exportations britanniques de chars d’assaut convenues avec le Shah continuent de nuire aux relations entre les deux pays. Des dossiers déclassifiés montrent que le nouveau régime a écrit à la Grande-Bretagne, en février 1979, pour annuler six contrats militaires signés par le Shah pour plus de 1 500 chars britanniques d’une valeur de 1,25 milliard de livres. Les deux pays marchandent toujours sur le taux d’intérêt à payer par la Grande-Bretagne pour régler la dette de ces chars qui ont été achetés par l’Iran mais jamais livrés. L’Iran cherche à récupérer son argent depuis 1979.
Les Britanniques voudraient faire sauter le régime iranien, et les extrémistes aux États-Unis et en Israël poussent maintenant à la guerre. Mais nous ne sommes plus en 1953, et Whitehall réalise certainement que l’Iran est beaucoup plus fort que l’Irak de Saddam Hussein ou la Libye de Mouammar Kadhafi.
Pour l’instant, Londres continue à promouvoir ses intérêts commerciaux auprès de l’Iran, tout en jouant parfois le jeu des États-Unis pour l’affronter. La politique britannique à l’égard de l’Iran a souvent été fondée sur un pur opportunisme. Il faudra encore attendre pour savoir si le Royaume-Uni finira par jouer un rôle de soutien ou non pour un changement de régime en Iran.
Mark Curtis
Article original en anglais : Britain and the Iranian Revolution: Arms & Secret Deals, Consortium News, le 8 février 2019
Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.
Mark Curtis est historien et analyste de la politique étrangère du Royaume-Uni.