La Guadeloupe doit parvenir à une percée en responsabilité
Depuis le 20 janvier, le peuple de Guadeloupe exprime son désarroi face à un système économique et politique oppressant, qui régit ce département français d’Amérique.
Plus d’une cinquantaine d’organisations syndicales et culturelles regroupées dans un collectif » lyannaj kont pwofitasyon » en français le rassemblement contre l’exploitation outrancière, ont lancé un mouvement de grève général et ont soumis aux décideurs une plateforme de revendications.
C’est ainsi que le samedi 24 janvier un nombre impressionnant de manifestants, des milliers, sont descendus dans les rues de Pointe à Pitre à l’appel de ce collectif. Six jours plus tard, pour donner suite au départ du préfet de la table des négociations, un record historique d’hommes et de femmes de ce pays descendaient dans les rues.
Qu’une protestation lancée d’abord contre le prix excessif du carburant s’étende aussi vite en protestation contre la baisse du pouvoir d’achat, en demande de mise à plat de tous les dossiers laissés à l’abandon, en manifestations de toute une société qui se découvre sans projet global, nous interpelle.
Le départ du préfet de la table des négociations, a humilié la Guadeloupe dans son ensemble et révélé au grand jour une absence choquante du moindre pouvoir décisionnel local, que le moindre geste résolutoire, en situation de crise, était impossible dans le lieu même du vécu.
Depuis, réflexions et débats se sont renforcés dans tout le pays, les habitants de la Guadeloupe entière se sentent concernés au plus haut point par la situation actuelle, chacun recherchant des solutions qui infléchiront notre avenir.
Aucun militant responsable ne saurait garder le silence en pareille circonstance.
Nous apportons donc au débat, les idées qui suivent et qui nous ont sans cesse agité.
Pour nous, bien évidement, il y a urgence à prendre en considération et au plus vite, les revendications à court et à moyen terme du collectif, » lyannaj kont pwofitasyon » mais, disons le sans équivoque : c’est la question de la responsabilité qui nous apparaît comme essentielle et comme point de départ de tout préalable, de toute avancée.
Cette question de notre espace politique se situe bien au-dessus des autres, et les détermine toutes.
Il est symptomatique d’une situation d’irresponsabilité collective et d’assistanat plus ou moins larvé, que la problématique de notre responsabilité collective apparaisse à la plupart comme secondaire, voire dangereuse car pouvant porter atteinte à la sérénité dont aurait besoin le tissu économique pour ses processus de production et de créations d’emplois, et donc de « développement ».
On aura beau répéter durant des décennies : « Silence, on développe ! », les chefs d’entreprises on beau exprimer : « c’est nous qui faisons la Guadeloupe » cette question reste comme un écueil.
Pourquoi ?
D’abord, parce que la Guadeloupe n’est pas un simple morceau d’une « France-métropolitaine » perdue dans un au-delà des mers.
La Guadeloupe c’est une terre des Amériques, avec son assise caribéenne, une histoire, une société à identité composite, une culture particulière. Et c’est cela qui change tout.
Dans un monde qui bouge le destin d’un peuple comme celui là devra forcément s’appuyer sur ces incontournables réalités. Ce sont les injonctions du monde actuel qui nous forcent à cette lucidité.
Notre centre ne peut être que nous même, et nos avancées ne peuvent aller que de nous même vers les autres, vers nos solidarités solides avec la France, puis avec l’Europe, et tout le reste du monde.
C’est parce que nous sommes une entité singulière qu’il nous faut libérer nos potentialités singulières, notre créativité et notre génie intime. La revendication de responsabilité se fonde avant tout sur l’acceptation de cette élémentaire évidence, et elle se situe avant tout dans cette perspective là.
Sans cette responsabilisation du collectif, des hommes et des femmes de ce pays, sans la reconnaissance de ce principe fondamental comme base active de notre « développement », on évacue le sens même du Politique pour laisser libre cours, à des activismes économiques, aux sempiternels discours de l’idéologie marchande. Sans compter que dans le même temps on laisse la part belle à un « esprit de mendicité », diffus dans les couches les plus fragiles.
Dans ces pays-ci, aucun discours politique s’il ne fait l’éloge béat d’une soi-disant marche en avant du tout économique n’est recevable, et l’on gère ainsi les urgences de toutes sortes.
Le drame est que dans ce « vide politique » la parole des économistes, experts en développement, financiers et marchands (et derrière, un convoi de politologues, juristes, constitutionnalistes…) se déploie jusqu’à l’absurde.
Reconnaissons le : il ne saurait y avoir d’espace politique qui vaille sur une base d’irresponsabilité collective, et donc (imparablement) sur celle d’une irresponsabilité individuelle.
Il nous faut donc penser au plus vite, dans un principe de responsabilité, l’érection d’un cadre institutionnel dans lequel chacun et tous se reconnaissent.
Sans ce cadre aucune vie politique, ni gestion qui vaille
En réalité ce peuple descendu dans les rues ne demande que cette chose simple et naturelle : disposer du droit à la décision et à l’agir sur son quotidien et sur son propre destin.
Quant à nous, nous appelons les Guadeloupéens à mettre la main dans leur histoire, à s’engager résolument dans le chemin de leur pleine responsabilisation.
La situation du monde change sous nos yeux et nous en sommes tenus à l’écart. Des entraves multiples nous empêchent d’accéder à sa marche en avant et notre situation ne correspond en rien aux nouveaux rapports de force, aux nouveaux modes de domination à l’œuvre dans ce monde.
Nous pouvons y rester, à l’horizontale, comme on végète en oubliette ; mais nous pouvons aussi en sortir ; mais aussi et surtout : nous le devons.
Pourquoi ?
A tarder plus nous risquons d’être foudroyés parce que non préparés, inadaptés, pour être trop longtemps restés à l’écart du monde.
Il nous faut trouver notre propre verticalité, afin de prendre notre part en pleine autorité à la résistance qui s’organise dans tous les coins de la planète.
Nous sommes département français depuis 1946, et le niveau d’existence entre la France et la Guadeloupe est largement et dans tous les domaines, déséquilibré.
On est en « DOM-TOM » comme on est dans la cale du paquebot.
La départementalisation, en améliorant les conditions insoutenables de vie, nous a « institutionnalisés » dans une zone arrière de l’espace français. De plus, ceux qui se sont battus avec juste raison pour nous enlever à l’enfer des champs de cannes, nous ont précipités dans une logique de « société économique » et de généralisation mondiale du capitalisme qui ne démantelait les verrous coloniaux que pour déployer un mode de vie consommateur.
Nous sommes passés de la « servitude d’Habitation » à la servitude de la consommation.
Nous sommes passés du « travail servile » au « travail dépourvu de tout sens » et strictement au service des profits d’un système capitaliste.
L’erreur serait de penser qu’un rattrapage est encore possible entre la Guadeloupe et la France.
D’abord, si un rattrapage était possible nous y serions déjà.
L’on constate bien que soixante trois ans de transferts publics par milliards, la défiscalisation et autres plans, n’ont été qu’au service de la reproduction d’une mécanique de dépendance et d’assistanat.
Ensuite, parce que la dictature capitaliste régnante fait qu’aujourd’hui à peine 20% des humains s’approprient plus de 80% des provendes de la planète, et que s’il fallait étendre à tous le niveau de vie français, démocratiser l’indécente abondance occidentale, cela reviendrait à condamner la planète au plus total des suicides écologiques qui d’ailleurs a déjà commencé et menace notre existence en tant qu’espèce.
Donc, il ne s’agit pas de s’assimiler à la France pour rattraper son niveau de vie.
Il s’agit de naître à autre chose.
Il s’agit de demeurer fidèles à tous ceux qui dans notre histoire de guadeloupéenne, se sont battus pour la liberté, la dignité, le respect de la personne humaine, en comprenant que le monde qui vient est à construire autrement dans une tracée inédite, toute inventive, s’inscrivant dans une autre logique qui n’est pas celle des valeurs actuellement dominantes dans le monde.
Et puis, il y a la peur ancestrale, structurante, qui nous incline à craindre l’aventure au monde en dehors des grandes ombres de la France. Elle se traduit de toute éternité par un non-débat politique, ou plutôt par une invalidation systématique du débat politique par le spectre du largage opposé aux bonheurs sécurisés de l’assimilation.
C’est une des conséquences de l’irresponsabilité collective que de nourrir ce tremblement et de nous rendre inaptes à nous penser nous-mêmes, nous penser dans le monde, autrement qu’à l’horizontale.
Mais cette peur qu’est l’assimilation ne tient pas une seconde en face d’une analyse des dynamiques actuelles du monde. Dans cette époque de techno-science et d’architecture économique immatérielle, tout est basé sur la créativité singulière, l’innovation, la recherche, la formation, la performance, le débrouillement inventif, l’éclat intuitif, la capacité de vision intime.
Nous devons quitter cette ombre pour entrer en solidarité vraie, honorable, active et responsable avec la France. Nous pouvons sortir de la cale pour adhérer en conscience responsable à l’expérience républicaine française, sans rien nous interdire des évolutions ultérieures de cette conscience. Nous devons quitter le fixe pour nous placer en devenir sur la grand-scène de nous-mêmes et du monde.
Une dynamique de responsabilisation va susciter de nouveaux oxygènes politiques et de nouvelles ferveurs vont vouloir s’engager. Des désirs vont naître. Des compétences vont enfin quitter les villas, les 4X4, les sociétés secrètes et les Clubs services, les bien être artificiels, pour s’intéresser au pays réel.
Les politiciens dépassés auront certainement du mal à respirer l’oxygène très vif de la responsabilité ; mais ceux à venir, les jeunes, naîtront dans l’expérience du combat démocratique en responsabilité, acquerront cette culture, et nous irons avec eux au vent de ce beau risque à courir.
Nous n’avons pas à avoir peur de nous-mêmes. Nous avons plutôt à redouter ce qui en nous-mêmes reste tapi dans de l’irresponsabilité, se maintient et se renforce ainsi.
Nous exprimons ceci : il n’y a jamais de moment en la matière d’un vrai acte politique ! Il y a simplement des processus de maturation interne qui tout soudain fleurissent.
Nous reconnaissons en les événements actuels, une résultante d’un long combat d’organisations politiques, syndicales, des Associations, de militants, d’artistes de ce pays-ci.
Nous sommes prêts pour la responsabilité.
Pas seulement parce que nous avons atteint le fond de l’assistanat, mais simplement parce que notre interprétation du monde nous indique que chaque peuple devra inventer seul, par son génie intime, un nouveau souffle.
Nous sommes mûrs pour la responsabilité.
Nous sommes résolument pour une Guadeloupe sociale ou le partage, et l’échange honorable entre tous, les plus riches, comme les plus démunis se réalise.
Notre accession à un processus de responsabilité n’est pas un combat contre la France. C’est au contraire l’unique manière de susciter entre la Guadeloupe et la France un lien véritable, d’échange et de partenariat, de solidarité et de respect, toutes choses inexistantes dans l’assujettissement irresponsable. Nous avons à vivre notre pays, à le décider, à l’épanouir, à cultiver notre base caribéenne, notre champ américain, à affronter les souffles du monde.
Des Guadeloupéens de partout doivent pouvoir apporter leur concours au projet d’ensemble que nous avons entrepris d’élaborer avec tous.
Il s’agit dès maintenant de penser une autre manière du vivre-ensemble, du faire-société.
Il s’agit de, changer nos vies, d’invalider l’absurdité de l’hypercapitalisme, de mettre à bas l’idole de la croissance qui n’ouvre qu’à l’indécence de superprofits, d’entrer dans une logique de décroissance équitable, intelligente, sélective, progressive, qui nous mènera immanquablement à un autre imaginaire, un autre rapport entre les peuples, un autre rapport à notre environnement.
Tous les peuples du monde devront penser l’alternative aux appétits capitalistes et à la prédation économique : c’est une affaire de survie.
Tous devront en finir avec la dictature capitaliste qui a exacerbé en nous des comportements d’individuation sèche, d’angoisses insensées, de violences nées de la violence économique, de conquête sans projet, de toute-puissance sans perspective ; en finir avec ces valeurs liées à la consommation, à ce culte pulsionnel de l’argent, à ce travail vide de sens qui ne sert qu’à augmenter notre pouvoir de consommer et qui nous consume.
Personne n’a encore la solution, mais mille propositions souterraines circulent déjà. Les solutions sont en tous.
L’hypercapitalisme transforme tout en marchandise. Alors notre intention globale, et notre autonomie, nous amèneront à systématiser les espaces non-marchand, à nous définir des limites respectueuses des biotopes, à renouer avec une idée du travail constructeur de soi, constructeur d’âme et de sens en face des absurdités de la mort et du vivre.
Nos traditions guadeloupéennes connaissent déjà la pratique du don, du coup-de-main, du donner-recevoir-rendre, du sanlajan… En la matière nous sommes en terre connue…
Notre pensée institutionnelle visera à conforter tous les services publics, à renforcer les associations d’intérêt général, à honorer les lieux de bénévolat, à favoriser toute implication citoyenne et solidaire envers les jeunes, les plus fragiles et les personnes âgées, à étendre le principe de gratuité sur le transport, sur l’école, sur l’université, sur la santé, sur la formation, sur la culture, à favoriser la recherche, l’innovation, les nouvelles technologies…
Que la parole soit maintenant redistribuée, que se taisent les marchands avides, les experts, que s’écartent les économistes, que nous lâchent les bureaux d’études, et que parlent les poètes, les artistes, les enseignants, les artisans, les maîtres pêcheurs et les agriculteurs, les marchandes de pistaches, les vendeurs de snowball, les chômeurs, les piégeurs de crabes, et les driveurs à boosters, les djobeurs, que se lèvent les belle idées, les audaces poétiques, les raisons pas raisonnables, les consciences pas sérieuses ; que chaque mairie, chaque école, chaque lycée, toutes les classes d’universités, les syndicats, les mutuelles et coopératives, les clubs de grandes personnes, ouvrent sur place la publique un forum permanent autour de ces questions :
« Quelle Guadeloupe nouvelle dans quel monde nouveau ? »
« Quelle Guadeloupe imaginer pour quel monde à construire ? »
« De quelle Guadeloupe j’ai grande envie, et que puis-je faire à mon niveau pour cela ? »…
Que tout s’entende, que tout se dise, que tout soit rassemblé, que tout soit distillé, et que tous nous bâtissions ensemble-ensemble, au plus large, au plus haut, au plus déterminant, au plus audacieux, au plus inattendu, une vision sans limite de cette avancée en responsabilisation.
Gerard Delver : Comédien et président de Mouvman AKOMA. Il est né et habite en Guadeloupe