La guerre des 33 jours et la résolution 1701 du Conseil de Sécurité
La résolution adoptée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies le 11 août 2006 n’a pleinement satisfait ni Israël ni Washington ni le Hezbollah. Cela ne signifie pas qu’elle est « juste et équilibrée », mais seulement qu’elle est l’expression temporaire d’une impasse militaire. Le Hezbollah n’est pas parvenu à infliger une défaite militaire majeure à Israël — possibilité exclue de toute façon par la disproportion des forces en présence, tout comme il avait été impossible à la résistance vietnamienne d’infliger une défaite militaire majeure aux États-Unis. Mais Israël non plus n’est pas parvenu à infliger au Hezbollah une défaite militaire majeure — ou même quelque défaite que ce soit, en réalité. En ce sens, le Hezbollah est sans doute aucun le véritable vainqueur sur le plan politique et Israël le véritable vaincu de cette guerre de 33 jours déclenchée le 12 juillet, et aucun discours d’Ehud Olmert ou de George W. Bush ne pourra contredire cette vérité flagrante (6).
Objectifs israéliens
Afin de comprendre ce qui est en jeu, il est nécessaire de résumer les objectifs de l’offensive d’Israël, endossés par les États-Unis. Le but central que visait l’attaque israélienne était, bien sûr, la destruction du Hezbollah. Israël chercha à atteindre cet objectif à travers la combinaison de trois moyens principaux.
Le premier moyen consistait à porter un coup fatal au Hezbollah en menant une campagne de bombardement « post-héroïque » — autrement dit, d’une grande lâcheté — en tirant profit de la « supériorité écrasante et asymétrique » de la force de frappe israélienne. La campagne visait à couper le Hezbollah de ses lignes de ravitaillement, détruire une bonne partie de son infrastructure militaire (stock de fusées, lance-missiles, etc.), éliminer un grand nombre de ses combattants, et décapiter le mouvement en assassinant Hassan Nasrallah et d’autres dirigeants de l’organisation.
Le second moyen utilisé consistait à retourner contre le Hezbollah sa base de masse parmi les chi’ites libanais, Israël désignant à cette fin le parti comme responsable de leur tragédie et ce au moyen d’une campagne frénétique de guerre psychologique. Cela supposait, bien entendu, qu’Israël inflige aux chi’ites libanais un désastre à grande échelle par une campagne extensive de bombardements criminels rasant délibérément des villages et des quartiers en totalité, et tuant des centaines et des centaines de civils. Ce n’était pas la première fois qu’Israël avait recours à ce genre de stratagème, qui constitue un crime de guerre classique. Quand l’OLP était active au Liban sud, dans ce qui était surnommé le « Fatahland » avant la première invasion israélienne en 1978, Israël avait pour habitude de pilonner lourdement les zones habitées autour des points d’où des projectiles étaient lancés contre son territoire, même si ceux-ci étaient lancés depuis des terrains vagues. À l’époque, ce stratagème avait réussi à aliéner à l’OLP une partie importante de la population du Liban sud, facilité par le fait que des directions réactionnaires représentaient encore une force majeure dans la région et que les combattants palestiniens pouvaient facilement être rejetés comme des intrus en raison de leur comportement généralement désastreux. Cette fois-ci, étant donné le statut incomparablement meilleur dont jouit le Hezbollah parmi la population chi’ite, Israël a pensé qu’il pouvait atteindre le même résultat tout simplement en augmentant de façon spectaculaire l’étendue et la brutalité de la punition collective.
Le troisième moyen consistait à perturber massivement et gravement la vie de l’ensemble des Libanais, en les prenant en otage au moyen d’un blocus aérien, maritime et terrestre afin d’inciter la population, en particulier les communautés autres que chi’ites, contre le Hezbollah et créer ainsi un climat propice à une action militaire de l’armée libanaise contre l’organisation chi’ite. C’est la raison pour laquelle, au début de l’offensive, les responsables israéliens ont déclaré qu’ils ne souhaitaient voir aucune force, excepté l’armée libanaise, se déployer au Liban sud, rejetant en particulier la perspective d’une force internationale et dénigrant celle qui était déjà en place : l’UNIFIL. Ce projet était en fait l’objectif poursuivi par Washington et Paris depuis qu’ils avaient œuvré ensemble à produire la résolution 1559 du Conseil de Sécurité de l’ONU en septembre 2004, qui appelait au retrait des troupes syriennes du Liban et au « démantèlement et désarmement de toutes les milices libanaises et non libanaises », c’est-à-dire le Hezbollah et les organisations palestiniennes dans les camps de réfugiés.
Échec flagrant d’Israël
Washington crût qu’une fois les troupes syriennes retirées du Liban, l’armée libanaise, équipée et formée principalement par le Pentagone, serait capable de « démanteler et désarmer » le Hezbollah. L’armée syrienne se retira effectivement du Liban en avril 2005, non pas en raison de la pression de Washington et Paris, mais à cause des bouleversements politiques et de la mobilisation de masse qui avaient résulté de l’assassinat, en février de la même année, de l’ancien Premier ministre libanais Rafik Hariri, un allié très proche de la classe dirigeante saoudienne. L’équilibre des forces en présence dans le pays, à la lumière des manifestations et contre-manifestations gigantesques que l’assassinat avaient provoquées, n’a pas permis à la coalition alliée aux États-Unis d’envisager un règlement de la question du Hezbollah par la force. Elle fut même obligée de participer aux élections parlementaires du mois de mai suivant dans le cadre d’une grande coalition comprenant le Hezbollah et de gouverner ensuite le pays avec un gouvernement de coalition incluant deux ministres membres de l’organisation chi’ite. Ce résultat décevant décida Washington à donner son feu vert à Israël pour son intervention militaire. Il ne fallait plus que trouver un prétexte adéquat, qui fut fourni par l’opération menée par le Hezbollah le 12 juillet de l’autre côté de la frontière.
À l’aune de l’objectif central et des trois moyens décrits plus haut, l’offensive israélienne a été un échec total et flagrant. Le plus évident, c’est que le Hezbollah n’a pas été détruit, loin de là. Le parti a maintenu l’essentiel de sa structure politique et de sa force militaire, s’offrant même le luxe de bombarder le nord d’Israël jusqu’au dernier moment précédant le cessez-le-feu du matin du 14 août. Il n’a pas été coupé de sa base de masse, parvenant plutôt à l’étendre considérablement, non seulement parmi les chi’ites libanais mais également au sein des autres communautés religieuses libanaises, sans parler de l’immense prestige que cette guerre lui a valu, surtout dans la région arabe et dans le reste du monde musulman. Et pour compléter le tableau, tout cela a conduit à une évolution de la balance des forces au Liban dans une direction qui est à l’exact opposé de ce que Washington et Israël souhaitaient : le Hezbollah est sorti de la bataille beaucoup plus fort et plus craint encore par ses adversaires déclarés ou non déclarés, les amis des États-Unis et du royaume saoudien. Le gouvernement libanais a essentiellement pris le parti du Hezbollah durant les combats, faisant de la protestation contre l’agression israélienne sa priorité (7).
Nul besoin d’insister davantage sur l’échec très flagrant d’Israël : il suffit de lire l’avalanche de commentaires critiques très révélateurs émanant de sources israéliennes. L’une des critiques les plus vives a été exprimée par Moshe Arens, trois fois ministre de la « défense » d’Israël, expert incontestable en la matière. Il a écrit un petit article dans Ha’aretz qui en dit long : « Ils [Ehud Olmert, Amir Peretz et Tzipi Livni ] ont eu quelques jours de gloire lorsqu’ils ont cru que le bombardement du Liban par l’armée de l’air israélienne mettrait en pièces le Hezbollah et nous apporterait une victoire sans peine. Mais alors que la guerre qu’ils ont dirigée si maladroitement s’épuisait… ils se sont progressivement dégonflés. Ici et là, ils ont encore lâché quelques déclarations belliqueuses, mais ils ont commencé à chercher une porte de sortie — un moyen de se sortir de la tournure prise par des événements qu’ils ont été manifestement incapables de maîtriser. Ils ont cherché à se raccrocher à une chimère, et quelle meilleure chimère que le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Nul besoin de réaliser une victoire militaire contre le Hezbollah. Que les Nations Unies déclarent un cessez-le-feu, et Olmert, Peretz, et Livini pourront simplement déclarer victoire, que vous y croyiez ou non… La guerre qui, selon nos dirigeants, était supposée rétablir la capacité de dissuasion d’Israël, a réussi à la détruire en un mois. » (8)
Arens dit vrai : lorsque Israël s’est avéré de plus en plus être incapable d’atteindre l’un quelconque des buts qu’il s’était fixés au début de sa nouvelle guerre, il a commencé à chercher une porte de sortie. Tandis qu’il compensait son échec par une escalade dans la fureur destructrice et vengeresse déversée sur le Liban, ses commanditaires américains changèrent d’attitude à l’ONU. Après avoir gagné du temps pour Israël en bloquant toute tentative de formuler une résolution du Conseil de Sécurité appelant à un cessez-le-feu — un des cas les plus graves de paralysie de l’institution intergouvernementale en ses 61 années d’existence — Washington a décidé de prendre la relève en continuant la guerre d’Israël par des moyens diplomatiques.
Paris-Riyad-Washington
En changeant d’attitude, Washington s’est rapproché de nouveau de Paris sur le dossier libanais. Ayant en commun avec les États-Unis, ses concurrents, le désir de tirer profit de la richesse des Saoudiens, notamment en leur vendant du matériel militaire (9), Paris prend régulièrement et de façon opportuniste le parti des Saoudiens à chaque fois qu’émergent des tensions entre les projets de Washington et les soucis de ses plus anciens clients et protégés du Moyen-Orient. La nouvelle guerre menée par Israël au Liban a fourni une telle occasion : dès que l’agression criminelle d’Israël s’est avérée contre-productive du point de vue de la famille régnante saoudienne, terrifiée par la perspective d’une déstabilisation croissante du Moyen-Orient qui pourrait être fatale à ses intérêts, les Saoudiens ont réclamé la cessation du conflit et la recherche de solutions de rechange.
Paris s’est immédiatement prononcé en faveur de cette attitude et Washington a fini par suivre, mais seulement après avoir donné à l’agression israélienne quelques jours de plus pour essayer de marquer quelques points et sauver sa face sur le plan militaire. Le premier projet de résolution préparé par les deux capitales a circulé aux Nations Unies le 5 août. C’était une tentative flagrante de parvenir diplomatiquement à ce qu’Israël n’avait pas réussi à accomplir militairement. Tout en proclamant un « soutien fort » à la souveraineté du Liban, le projet appelait néanmoins à la réouverture de ses ports et aéroports uniquement « à des fins strictement civiles de façon vérifiable » et prévoyait l’instauration d’un « embargo international sur la vente ou la fourniture d’armes ou de matériel connexe au Liban, excepté ce qui est autorisé par son gouvernement » — en d’autres termes, un embargo sur le Hezbollah.
Le projet franco-américain réaffirmait la résolution 1559, tout en appelant à une autre résolution qui aurait autorisé « en vertu du chapitre VII de la Charte, le déploiement d’une force internationale mandatée par les Nations unies pour aider les forces armées et le gouvernement du Liban à établir un environnement sûr et contribuer à la mise en pratique d’un cessez-le-feu permanent et d’une solution à long terme ». Cette formulation est si vague qu’elle ne pouvait que désigner, en réalité, une force internationale autorisée à entreprendre des opérations militaires (chapitre VII de la Charte de l’ONU) en vue de l’application de la résolution 1559 par la force, en alliance avec l’armée libanaise. De plus, aucune disposition ne limitait cette force à la zone au sud du fleuve Litani, qui, d’après le projet de résolution, devait être une zone sans armement du Hezbollah — la zone qu’Israël a revendiquée comme espace de sécurité après avoir échoué à se débarrasser du Hezbollah dans le reste du Liban. Cela signifiait que la force des Nations Unies aurait pu être appelée à intervenir contre l’organisation chi’ite dans le reste du Liban.
Une résolution interprétable
Ce projet cependant n’était absolument pas autorisé par ce qu’Israël avait pu accomplir sur le terrain et par conséquent il fut déjoué. Le Hezbollah s’y opposa fermement, faisant savoir clairement qu’il n’admettrait aucune force internationale autre que la FINUL, la force onusienne déployée le long de la frontière du Liban avec Israël (la « ligne bleue ») depuis 1978. Le gouvernement libanais se fit l’écho de l’opposition du Hezbollah et demanda la modification du projet, soutenu en chœur par les États arabes y compris les clients des États-Unis. Washington n’eut alors d’autre choix que de réviser le projet, qui, de toute façon, n’aurait pas été avalisé par le Conseil de Sécurité. De plus, l’allié de Washington dans cette affaire, Jacques Chirac, dont le pays est pressenti pour fournir la majeure partie de la force internationale et la diriger, avait lui-même déclaré publiquement deux semaines après le début des combats qu’aucun déploiement ne serait possible sans accord préalable avec le Hezbollah (10).
Le projet fut donc révisé et renégocié, tandis que Washington demandait à Israël de brandir la menace d’une offensive terrestre majeure et de commencer à la mettre à exécution en guise de pression pour que Washington puisse obtenir les meilleures conditions possibles de son point de vue. Afin de faciliter un accord menant à un cessez-le-feu qui devenait de plus en plus urgent pour des raisons humanitaires, le Hezbollah accepta le déploiement de 15 000 soldats libanais au sud du Litani et assouplit sa position générale. C’est ainsi que la résolution 1701 put passer au Conseil de Sécurité le 11 août.
La concession principale faite par Washington et Paris a consisté à abandonner le projet de créer une force multinationale ad hoc régie par le chapitre VII. À la place, la résolution autorise « l’accroissement de la force de la FINUL jusqu’à un maximum de 15 000 soldats », réorganisant ainsi et gonflant considérablement la force existante. L’astuce principale consistait, cependant, à redéfinir le mandat de cette force de façon à ce qu’elle puisse « assister les forces armées libanaises en prenant des mesures » pour « l’établissement entre la Ligne Bleue et le fleuve Litani d’une zone libre de tout personnel armé, équipement ou armement autres que ceux du gouvernement libanais et de la FINUL ». La FINUL peut maintenant, également, « entreprendre toute action nécessaire dans les zones de déploiement de ses forces et selon ce qu’elle considère relever de ses capacités, pour s’assurer que sa zone d’opération n’est pas utilisée pour des activités hostiles de quelque nature que ce soit ».
Combinées, les deux formulations précédentes se rapprochent beaucoup d’un mandat sous chapitre VII ou, en tout cas, pourraient aisément être interprétées de cette façon. De plus, le mandat de la FINUL est étendu de fait par la résolution 1701 au-delà de ses « zones de déploiement » puisqu’elle peut maintenant « aider le gouvernement libanais à sa demande » dans ses efforts pour « sécuriser ses frontières et autres points d’entrée afin d’empêcher l’entrée au Liban d’armes ou de matériel connexe » — une phrase qui ne se réfère certainement pas aux frontières du Liban avec Israël, mais bien à sa frontière avec la Syrie, qui s’étend du nord au sud du pays. Ce sont ces points-ci qui représentent les principaux pièges contenus dans la résolution 1701, et non la formulation concernant le retrait de l’armée d’occupation israélienne sur laquelle beaucoup de commentaires se sont concentrés, puisque ce retrait est déterminé en tout cas par la force dissuasive du Hezbollah et non par une quelconque résolution onusienne.
Sobriété du Hezbollah
Le Hezbollah décida de donner son feu vert à l’approbation par le gouvernement libanais de la résolution 1701. Hassan Nasrallah prononça un discours le 12 août, dans lequel il expliqua la décision du parti de donner son accord pour le déploiement mandaté par les Nations unies. Son discours comprenait une évaluation de la situation beaucoup plus sobre que dans certains de ses discours précédents, ainsi qu’une bonne dose de sagesse politique. « Aujourd’hui, dit Nasrallah, nous sommes devant les résultats naturels raisonnables et possibles de la grande fermeté que les Libanais ont exprimée à partir de leurs diverses positions ». Cette sobriété était nécessaire, car une revendication de victoire présomptueuse, comme celles qu’ont faites à bon compte les supporters du Hezbollah à Damas ou Téhéran, aurait obligé Nasrallah à ajouter, comme le roi Pyrrhus de la Grèce antique, « Encore une victoire comme celle-ci et je serai perdu ». Le chef du Hezbollah a prudemment et explicitement refusé d’entrer dans une polémique sur les résultats de la guerre, soulignant que « notre vraie priorité » est de stopper l’agression, de récupérer les territoires occupés et de « réaliser la sécurité et la stabilité dans notre pays, ainsi que le retour des réfugiés et des personnes déplacées ».
Nasrallah définit la position de son mouvement comme suit : respecter le cessez-le-feu, coopérer pleinement avec « tout ce qui peut faciliter le retour des réfugiés et personnes déplacées chez eux, dans leurs maisons et tout ce qui peut faciliter les opérations humanitaires et de secours». En même temps, il affirma que son mouvement est disposé à poursuivre le combat légitime contre l’armée israélienne aussi longtemps qu’elle demeurerait en territoire libanais, tout en proposant de respecter les accords de 1996 en vertu desquels les opérations des deux camps seraient restreintes aux cibles militaires et épargneraient les civils. À cet égard, Nasrallah a insisté sur le fait que son mouvement n’a commencé à pilonner le nord d’Israël qu’en réaction aux bombardements israéliens du Liban à la suite de l’opération du 12 juillet, et que c’est Israël qu’il faut blâmer pour avoir, le premier, étendu la guerre aux populations civiles.
Nasrallah exposa ensuite une position au sujet de la résolution 1701 qui pourrait être décrite de la façon la plus précise comme une approbation avec beaucoup de réserves, en attente de vérification dans la mise en pratique. Il exprima une protestation contre le caractère injuste de la résolution qui s’est abstenue dans ses préambules de condamner Israël pour son agression et ses crimes de guerre, en ajoutant cependant qu’elle aurait pu être bien pire encore et manifestant son appréciation pour les efforts diplomatiques ayant permis d’éviter cela. Son argument central fut de souligner le fait que le Hezbollah considère nombre de problèmes traités par la résolution comme étant des affaires intérieures libanaises devant être discutées et réglées par les Libanais eux-mêmes. Il mit l’accent à ce propos sur la préservation de l’unité et de la solidarité nationales libanaises.
Dans les circonstances données, la position de Nasrallah était la plus correcte possible. Le Hezbollah a dû faire des concessions pour faciliter la fin de la guerre. Comme toute la population libanaise était prise en otage par Israël, toute attitude intransigeante aurait eu des conséquences humanitaires désastreuses en plus des résultats épouvantables de la furie meurtrière et destructrice d’Israël. Le Hezbollah sait parfaitement que le véritable enjeu tient beaucoup moins aux termes d’une résolution du Conseil de Sécurité qu’à son interprétation et son application effectives, et que ce sont la situation et le rapport des forces sur le terrain qui sont déterminants à cet égard. En réponse aux fanfaronnades de Georges W. Bush et d’Ehud Olmert au sujet de leur victoire que traduirait, selon eux, la résolution 1701, il suffit de citer la réponse anticipée de Moshe Arens dans l’article déjà mentionné : « La rhétorique appropriée a déjà commencé à fuser. Quelle importance si le monde entier voit cet arrangement diplomatique, auquel Israël a adhéré alors qu’il recevait encore sa dose quotidienne de missiles, comme la défaite infligée à Israël par quelques milliers de combattants du Hezbollah ? Et quelle importance si personne ne croit qu’une force « raffermie » de la FINUL désarmera le Hezbollah, et que le Hezbollah, avec des milliers de missiles encore dans son arsenal et vraiment raffermi par sa victoire en un mois contre la puissante armée israélienne, va maintenant devenir un partenaire pour la paix ? ».
Liban : les quatre enjeux
La « continuation de la guerre par d’autres moyens » a déjà débuté en force au Liban. Quatre questions principales sont en jeu, ici exposées dans l’ordre inverse de leur priorité. La première, sur le plan intérieur libanais, est le sort du cabinet. La majorité parlementaire existante au Liban est le résultat d’élections menées sous le couvert d’une loi électorale défectueuse et déformatrice, imposée par l’ancien régime dominé par les Syriens. L’une de ses conséquences majeures a été la déformation de la représentation de l’électorat chrétien, avec une forte sous-représentation du mouvement conduit par le Général Michel Aoun qui, après les élections, a noué une alliance avec le Hezbollah. De plus, la récente guerre a profondément altéré le moral politique de la population libanaise et de ce fait la légitimité de la majorité parlementaire actuelle est fortement discutable. Bien entendu, un changement de gouvernement en faveur du Hezbollah et de ses alliés altérerait radicalement le sens de la résolution 1701 dans la mesure où son interprétation dépend beaucoup de l’attitude du gouvernement libanais. À cet égard, un des principaux soucis est d’éviter le dérapage vers une nouvelle guerre civile au Liban : c’est ce que Hassan Nasrallah avait en tête lorsqu’il souligna l’importance de « l’unité nationale ».
La deuxième question, qui concerne également les affaires intérieures libanaises, est l’effort de reconstruction. Hariri et ses alliés saoudiens avaient construit leur influence politique au Liban en dominant les efforts de reconstruction qui avaient fait suite à la guerre de 15 ans achevée en 1990. Cette fois, ils seront confrontés à une forte concurrence menée par le Hezbollah, soutenu par l’Iran et avec l’avantage de ses liens étroits avec la population libanaise chi’ite, principale cible de la guerre vengeresse d’Israël. Comme l’analyste militaire très connu Ze’ev Schiff l’a écrit dans Ha’aretz : « Beaucoup dépendra aussi de qui aidera à la reconstruction du Liban sud. Si c’était l’œuvre du Hezbollah, la population chi’ite du Liban sud serait l’obligée de Téhéran. Cela devrait être empêché. » (11) Ce message a été reçu cinq sur cinq à Washington, Riyad et Beyrouth et aujourd’hui même des articles sonnent l’alarme à ce sujet dans les principaux journaux aux États-Unis.
La troisième question est naturellement celle du désarmement du Hezbollah dans la zone délimitée au Liban sud pour le déploiement de l’armée libanaise et de la FINUL réorganisée. Le maximum que le Hezbollah est disposé à concéder à cet égard, c’est de « cacher » ses armes au sud du Litani, c’est-à-dire éviter de les exposer et les stocker dans des lieux secrets. Tout pas allant au-delà, sans même mentionner le désarmement du Hezbollah dans l’ensemble du Liban, est lié par l’organisation à une série de conditions qui vont de la récupération par le Liban des fermes de Chebaa, occupées par Israël depuis 1967, à l’émergence d’un gouvernement et d’une armée capables de défendre la souveraineté du pays contre Israël et déterminés à le faire. Cette question représente le premier problème majeur sur lequel l’application de la résolution 1701 pourrait trébucher, puisque aucun pays au monde n’est actuellement en position de désarmer le Hezbollah par la force, tâche à laquelle la plus formidable armée moderne du Moyen-Orient, et l’une des principales puissances militaires du monde, a complètement failli. Cela signifie que toute force déployée au sud du Litani, qu’elle soit libanaise ou mandatée par l’ONU, devra accepter l’offre du Hezbollah, avec ou sans déguisement.
La quatrième question est, bien sûr, celle de la composition et de la mission des nouveaux contingents de la FINUL. Le plan initial de Washington et Paris était de refaire au Liban ce qui a lieu en Afghanistan où une force supplétive de l’OTAN, avec une feuille de vigne onusienne, mène la guerre de Washington. Mais la résistance militaire aussi bien que politique du Hezbollah a contrecarré ce plan. Washington et Paris ont tout de même cru qu’ils pourraient l’exécuter, graduellement et sous camouflage, jusqu’à ce que les conditions politiques soient réunies au Liban pour une épreuve de force opposant l’OTAN et ses alliés locaux au Hezbollah. Effectivement, les pays censés envoyer les principaux contingents sont tous membres de l’OTAN : avec la France, l’Italie et la Turquie sont en attente, tandis que l’Allemagne et l’Espagne sont sollicitées avec insistance pour les suivre. Cependant le Hezbollah n’est pas dupe. Il est déjà à l’œuvre pour dissuader la France d’exécuter son plan d’envoyer des troupes d’élite, soutenues par son unique porte-avion mouillant en Méditerranée au large des côtes libanaises.
Sur la dernière question, le mouvement anti-guerre dans les pays de l’OTAN pourrait aider grandement la résistance nationale libanaise et la cause de la paix au Liban en se mobilisant contre l’expédition de forces de pays membres de l’OTAN, contribuant ainsi à dissuader les gouvernements de ces pays d’aider Washington et Israël dans leur sale boulot. Ce dont le Liban a besoin, c’est d’une force véritablement neutre de maintien de la paix à sa frontière sud et, surtout, que l’on permette à son peuple de régler ses problèmes internes par des moyens politiques pacifiques. Toute autre voie conduirait au renouvellement de la guerre civile libanaise au moment où le Moyen-Orient, et le monde entier en l’occurrence, ont déjà beaucoup de difficulté à faire face aux conséquences de la guerre civile que Washington a déclenchée et qu’il continue d’alimenter en Irak.
Gilbert Achcar est originaire du Liban et enseigne les sciences politiques à l’Université de Paris-VIII. Son livre le plus connu Le choc des barbaries est paru en édition de poche (10/18) en 2004.
Article original: le 16 août 2006 sur le site Z-net http://www.zmag.org.
Traduits de l’anglais par Valérie Letellier pour le mensuel suisse La Brèche, et la traduction a été révisée par l’auteur.