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La guerre des prix du pétrole est plutôt une question de parts de marché
Par M. K. Bhadrakumar
Mondialisation.ca, 20 mars 2020
Indian Punchline 17 mars 2020
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Le refrain commun est que l’Arabie Saoudite a lancé une guerre des prix du pétrole contre la Russie en augmentant la production et en vendant à prix réduit, ce qui, en plus de la pression de la destruction de la demande causée par l’action sur le changement climatique et de l’assaut sur le système financier mondial de la pandémie de coronavirus, a fait chuter le prix du pétrole de quelque 30% la semaine dernière.

Mais est-ce là toute l’histoire ? Ou est-ce la véritable histoire ? Un ensemble complexe de facteurs est à l’œuvre ici.

Pour récapituler, le pacte de trois ans entre l’OPEP et la Russie (connu sous le nom d’OPEP+) sur la réduction de la production s’est sommairement terminé le 6 mars lorsque Moscou a refusé d’accepter une proposition de l’Arabie Saoudite visant à réduire la production de pétrole de 1,5 million de barils supplémentaires par jour – 1 million pour l’OPEP et 0,5 million pour les pays producteurs de pétrole non-membres de l’OPEP.

Pourquoi la Russie a-t-elle adopté une telle position ? Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a déclaré le 10 mars que Moscou envisageait d’étudier différentes options à propos de la situation sur les marchés avant les négociations de l’OPEP+ à Vienne il y a trois jours, et que « diverses options avaient été calculées et examinées à l’avance ».

Fondamentalement, la position de Moscou est que des réductions de production plus importantes ne résoudront pas le problème, qui est nécessairement lié à la baisse de la demande de pétrole. Poutine a déclaré lors d’une réunion des responsables et des producteurs russes de l’énergie le 1er mars que les prix du pétrole en vigueur [environ 50 dollars le baril] étaient un niveau acceptable pour la Russie, puisque le budget du pays est fixé sur un prix moyen du Brent de 42,40 dollars le baril.

Lors d’une réunion des responsables de l’Énergie à Moscou le 1er mars, Poutine a déclaré :

« Nos réserves accumulées, incluant le Fonds de Richesse Nationale, sont suffisantes pour assurer une situation stable, le respect de tous les engagements budgétaires et sociaux, même en cas de détérioration possible de la situation économique mondiale ». Cependant, a-t-il ajouté, la Russie a réalisé la nécessité d’une certaine action « notamment avec les partenaires étrangers ».

Selon la transcription publiée par le Kremlin, Poutine a déclaré lors de la réunion que l’OPEP+ « s’est révélée être un instrument efficace pour assurer la stabilité à long terme des marchés mondiaux de l’Énergie. Grâce à cela, nous avons obtenu des recettes budgétaires supplémentaires et, ce qui est important, nous avons donné la possibilité aux entreprises en amont d’investir en toute confiance dans des projets de développement prometteurs ».

Il est clair que Moscou n’a pas voulu sortir de l’accord lors de la réunion de l’OPEP+ à Vienne le 6 mars. Le fait est que les Saoudiens ont ignoré la position de compromis de la Russie, qui proposait d’étendre l’accord OPEP+ avec les quotas existants et de continuer à surveiller avec précision la situation volatile du marché.

Quels intérêts l’Arabie Saoudite servait-elle ? On sait que le Président américain Donald Trump a parlé au téléphone avec le Prince Héritier saoudien Mohammed bin Salman à la veille de la réunion de Vienne.

Des médecins de la Croix-Rouge attendent de vérifier la température des participants à la réunion de l’OPEP+ à Vienne, le 6 mars 2020. Aucun n’a été trouvé infecté par le coronavirus, mais la réunion s’est terminée en désaccord.

Les experts russes soupçonnent que l’Arabie Saoudite ait joué un double jeu. Selon eux, Riyad et Washington ont manipulé les prix du pétrole (et le taux de change) pour tenter d’évincer Moscou du marché mondial de l’Énergie et de déstabiliser la situation politique en Russie.

En effet, dans l’arène géopolitique, l’Arabie Saoudite a historiquement toujours joué du côté des États-Unis, et il se trouve que ces deux pays sont devenus les principaux bénéficiaires de l’accord OPEP+.

Trump a brillamment transformé l’accord OPEP+ (qui visait à stabiliser les prix du pétrole dans un contexte de faible coût des hydrocarbures) en un outil d’expansion pour les entreprises américaines du secteur du schiste. Les prix élevés du pétrole (grâce à l’accord OPEP+) ont rendu la production américaine de pétrole de schiste rentable, et les États-Unis ont saisi l’occasion pour achever la création d’une grande infrastructure d’exportation et ont pénétré de nouveaux grands marchés (comme l’Inde.)

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Depuis 2016, date de la conclusion de l’accord OPEP+, les exportations américaines de pétrole ont été multipliées par cinq et la production de schiste est passée de 8,9 à 13,1 millions de barils par jour.

L’Arabie Saoudite a elle aussi tiré un grand profit de l’accord OPEP+, comme en témoigne sa décision d’introduire en bourse Saudi Aramco afin de générer des fonds pour l’ambitieux programme de réformes sociales et économiques de MbS sous la rubrique « Vision 2030 ».

Au contraire, l’accord OPEP+ signifiait essentiellement le retrait volontaire de la Russie du marché, ce qui signifiait bien sûr la perte de revenus potentiels. Ainsi, en disant « Nyet » à l’appel saoudien pour une nouvelle réduction de la production de pétrole par la Russie, Moscou a essentiellement signalé lors de la réunion de Vienne qu’elle ne subventionnerait plus la production américaine de pétrole de schiste.

Cela dit, il est tout à fait concevable aussi que MbS ait eu ses propres considérations pour inonder le marché alors que la demande mondiale s’effondre. La lutte pour la succession au sein de la famille royale s’intensifie et la crise du marché du pétrole et la panique qui s’ensuit au sein de la famille royale ont peut-être fourni un écran de fumée à MbS pour sévir contre ses adversaires politiques afin de renforcer sa propre position en tant qu’héritier du roi Salman. (En fait, la répression se poursuit).

Le Premier Ministre russe Mikhail Mishustin a déclaré :

« Nous n’avons pas pris l’initiative de nous retirer de l’accord [accord OPEP+]. Au contraire, nous avons proposé de prolonger l’accord aux conditions existantes, au moins jusqu’à la fin du deuxième trimestre ou pour un an, afin de ne pas compliquer la situation qui s’est développée avec la propagation du coronavirus ».

Mais il va sans dire que la Russie était prête à subir une telle baisse des prix. À partir du mois d’avril, toutes les restrictions de production seront levées.

La Russie dispose de réserves suffisantes pour le long terme, malgré la faiblesse des prix du pétrole. Mishustin a déclaré :

« Nous vivons dans des conditions d’inflation plutôt faible depuis plusieurs années, nous disposons donc d’une grande marge de sécurité : les avoirs en or et en devises de la Banque de Russie ont dépassé 570 milliards de dollars, le volume des liquidités du Fonds de Richesse Nationale est estimé à plus de 10 000 milliards de roubles, et même avec des prix du pétrole constamment bas, cela suffira pendant de nombreuses années pour compenser les pertes budgétaires de ces fonds ».

En outre, la Russie a travaillé sur des mesures supplémentaires de substitution aux importations dans les secteurs de l’industrie et de l’agriculture.

En résumé, la Russie semble anticiper que la « guerre des prix » avec l’Arabie Saoudite pourrait ne pas prendre fin de sitôt. Les experts s’accordent à dire que les deux pays peuvent survivre, même à des prix bien inférieurs à 30 dollars le baril, en étant en mesure de puiser dans leurs réserves de devises étrangères (environ un demi-billion de dollars), bien que la Russie soit bien mieux placée dans la mesure où son point d’équilibre fiscal est estimé à environ 42 dollars le baril, alors que celui de l’Arabie Saoudite est à 80 dollars.

L’économie de l’Arabie Saoudite est dépendante du pétrole et le faible prix des matières premières entraînera un grave déficit budgétaire. Mais elle peut compenser les pertes de revenus par des réserves, des emprunts et même la dévaluation de la monnaie nationale. L’Arabie Saoudite peut vivre avec le prix à 30 dollars le baril pendant plusieurs années et il est juste d’estimer que Saudi Aramco, étant donné les particularités de ses champs, peut produire du pétrole en toute sécurité et à 15 dollars le baril « non seulement pendant longtemps, mais presque pour toujours », comme l’a dit un expert russe.

La Russie possède également des gisements dont les coûts de production sont très faibles en raison de la proximité des infrastructures de transport. Mais la « guerre des prix » des deux plus grands producteurs de pétrole pourrait nuire à d’autres pays, notamment aux États-Unis. Si Washington ne prend pas de mesures défensives énergiques, les compagnies de schiste commenceront à perdre des parts de marché au fil du temps.

La Russie et l’Arabie Saoudite ont un intérêt commun à augmenter leur production et à forcer les producteurs américains de schiste à partir, afin que le marché puisse s’équilibrer dans les deux ou trois prochaines années. La période de crise approche pour l’industrie américaine du schiste, car toutes les restrictions à la production expirent à la fin du mois de mars et chacun peut produire à sa guise.

Le pétrole pourrait facilement se situer dans les 20 dollars à tout moment. Lundi, le pétrole brut Brent a plongé sous les 30 dollars pour la première fois depuis 2016. Un effondrement du marché pétrolier pourrait rapidement plonger le Texas, le Dakota du Nord et les Appalaches, entre autres, dans une récession. Javier Blas, correspondant en chef pour l’énergie chez Bloomberg News, a tweeté la semaine dernière : « Le secteur américain du schiste est en train de disparaître complètement. Un véritable bain de sang. Des milliards de dollars de capitaux mobilisés sont engloutis ».

Déjà, l’idée d’une sorte de sauvetage fédéral des producteurs de pétrole et de gaz américains a fait surface à la Maison Blanche, avec Harold Hamm, fondateur de Continental Resources Inc. et parfois conseiller du Président en matière d’Énergie, qui a demandé à l’administration Trump d’aider les frackers nationaux à lutter contre les barils à bas prix.

Il en ressort qu’en dépit de leurs différences, les Saoudiens et les Russes ont un intérêt mutuel à voir l’effondrement actuel des prix nuire aux producteurs américains de schiste qui semblent désormais vulnérables. Trump a annoncé vendredi dernier que le gouvernement fédéral allait remplir la Réserve Stratégique de Pétrole « au maximum » pour aider à soutenir l’industrie énergétique. Mais malgré l’intervention présidentielle, la pandémie de coronavirus détruit la demande car les compagnies aériennes annulent leurs vols et le commerce mondial s’en ressent. Le 9 mars, l’Agence Internationale de l’Énergie a prévu une réduction de la demande de 90 000 b/j en 2020.

En outre, l’économie américaine entre dans une période de récession en raison de la pandémie et la crise est d’une ampleur gigantesque, avec « un plongeon soudain de l’activité économique dans tout le pays et un rythme de fortes fluctuations du marché jamais vu depuis la Grande Dépression », comme l’a écrit Politico lundi.

Il ne s’agit pas exactement d’une guerre des prix du pétrole entre l’Arabie Saoudite et la Russie. Elle a une apparence trompeuse et ressemble même à un projet saoudien-russe, blessé par l’apparition explosive de l’industrie américaine de la fracturation, pour récupérer les gros morceaux de leur part de marché perdue.

Il y a aussi beaucoup d’amertume un peu partout. Une analyse de Bloomberg a noté que :

« La Russie était de plus en plus en colère contre la volonté de l’administration Trump d’utiliser l’Énergie comme un outil politique et économique. Elle était particulièrement irritée par l’utilisation de sanctions par les États-Unis pour empêcher l’achèvement d’un gazoduc reliant les champs gaziers de Sibérie à l’Allemagne, connu sous le nom de Nord Stream 2. La Maison Blanche a également ciblé les activités vénézuéliennes du producteur de pétrole russe Rosneft ».

Alexander Dynkin, Président de l’Institut de l’Économie Mondiale et des Relations Internationales à Moscou, un groupe de réflexion géré par l’État, a déclaré :

« Le Kremlin a décidé de sacrifier l’OPEP+ pour arrêter les producteurs américains de schiste et punir les États-Unis pour avoir mis le nez dans le Nord Stream 2. Bien sûr, contrarier l’Arabie Saoudite pourrait être une chose risquée, mais c’est la stratégie de la Russie en ce moment – une géométrie flexible des intérêts ».

L’industrie pétrolière russe s’est toujours opposée à l’accord OPEP+ sur la réduction de la production. Il est possible que ce lobby ait ajouté à la déception du Kremlin ces derniers temps, du fait que les investissements saoudiens attendus en Russie ne se sont pas concrétisés.

Néanmoins, les ministères russe et saoudien de l’Énergie entretiennent des relations cordiales et les mécanismes diplomatiques du groupe OPEP+ sont toujours en place, laissant la porte ouverte au tango des deux parties. L’OPEP+ n’est pas terminée, c’est sûr.

M. K. Bhadrakumar

 

Article original en anglais : Oil price war is more about market share, Indian Punchline, le

Traduit par Réseau International

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