La guerre sino-américaine depuis l’éclosion de la COVID-19: une guerre multidimensionnelle

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La rivalité Sino-Amérique s’est intensifiée depuis l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche. Washington a donné l’impression que les États-Unis avaient la main haute sur la Chine, pouvant contenir cette dernière. La crise sanitaire mondiale peut pourtant changer la donne. Il y a lieu de croire que le monde de l’ère post-COVID-19 permettra à la Chine d’affirmer davantage son avantage.

Graham Allison a présenté, dans son livre Vers la guerre : L’Amérique et la Chine dans le Piège de Thucydide ?(2017), le piège que Thucydide, historien de la Grèce antique, avait évoqué, en traçant les dynamiques de conflit entre Athènes, une puissance émergente, et Sparte, une puissance existante, de la fin du Ve siècle av J.-C. Allison identifie 16 cas de telle rivalité dans l’histoire du monde, dont 12 se sont soldés par une guerre chaude.

Allison prétend que le conflit sino-américain correspond, en effet, au piège de Thucydide et peut aboutir à une guerre. À vrai dire, ces deux géants sont déjà engagés dans une guerre depuis la prise du pouvoir de Xi Jinping en 2012. De hauts gradés militaires de la Chine ont même envisagé une guerre « sans restriction », une guerre qui comprend le confit armé, la guerre politico-économique, la guerre idéologique et culturelle, même la guerre biologique et la cyberguerre.(1)

Nous nous proposons par la suite de discuter les aspects suivants du conflit sino-américain : la rivalité économique, la guerre commerciale, la rivalité atour de la confiance internationale, la guerre idéologique et la compétition pour la formation des alliances.

1. La Guerre économique 

En ce qui concerne la guerre économique, il est probable que la Chine l’emporte. Il y en a plusieurs raisons. D’abord, la pandémie est loin d’être terminée aux États-Unis, alors qu’en Chine, la fin de la pandémie a été officiellement annoncée le 9 septembre et que le système de production de biens et de services a commencé à fonctionner dès le mois de mai. Ceci se traduit par le taux de croissance élevé du PIB chinois. En effet, en 2020, le PIB américain va diminuer de 6 % contre une croissance de 1,2 % pour le PIB chinois.(2)

En ce qui a trait à la croissance du PIB pour 2021, le FMI prévoit une croissance de 9 % pour la Chine contre 4,7 % pour les États-Unis. Quant à la perspective de la croissance économique à long terme, les États-Unis semblent être aussi perdants. Le taux de chômage s’établit déjà à 10 % aux États-Unis contre 5 % en Chine. Ce qui est encore plus inquiétant est la prévision selon laquelle, le tiers des PME américaines aurait fermé les portes.(3) Ceci est d’autant plus grave que l’économie américaine dépend essentiellement du marché domestique, dominé par les PME qui représentent 66 % d’emplois. Il convient de noter qu’aux États-Unis les dépenses des consommateurs comptent pour 70 % des revenus du PIB contre 57 % au Canada. N’oublions pas que les dépenses des consommateurs sont déterminées surtout par la santé des PME qui seront anéanties si la pandémie continue aux États-Unis.

Aux États-Unis, la pandémie va aggraver davantage l’inégalité de revenus, ce qui aura pour effet de rendre plus difficile d’espérer une croissance soutenue à long terme. Si les États-Unis sont un des pays les plus riches au monde – ce qui est paradoxal – ils font partie des pays qui souffrent de l’inégalité de revenus la plus grave parmi les pays développés.

Par ailleurs, la croissance potentielle de l’économie du pays de l’Oncle Sam n’est estimée qu’à1,5 % contre 6 % pour la Chine.(4) La croissance potentielle de l’économie est déterminée par la disponibilité des ressources naturelles, la croissance de la population et de la main-d’œuvre et le développement technologique. Lorsque l’économie atteint un niveau très élevé, il est normal que le taux de croissance se ralentisse, ce qui est arrivé au pays de l’Oncle Sam. Notons que le PIB par habitant aux États-Unis a atteint 63 000 dollars. Par contre, l’économie chinoise laisse encore un grand potentiel de croissance : le PIB par habitant n’a pas encore atteint 12 000 dollars; la population est relativement jeune; il y a lieu de faire avancer des technologies de pointe; le marché domestique est immense.

Il est fort possible que la politique chinoise visant le rattrapage de l’économie américaine aille continuer après la crise sanitaire et, en toute probabilité, elle réussira. 

2. La guerre commerciale

La guerre commerciale sino-américaine ne changera pas significativement l’issue finale de la rivalité entre les deux géants; la Chine a la meilleure chance d’en sortir vainqueur. La stratégie de Trump comporte les trois approches. La première relève de l’imposition des droits tarifaires sur les biens échangés. La valeur des biens chinois exportés vers les États-Unis qui sont objets de l’imposition des droits tarifaires est de 360 milliards dollars alors que celle de biens américains exportés vers la Chine qui doivent payer les droits tarifaires est de 110 milliards de dollars. C’est ainsi que les droits tarifaires de Trump sont beaucoup plus sévères que ceux de Xi Jinping. Malgré ceci, la balance du commerce des biens des États-Unis est déficitaire de 345 milliards dollars en 2019 et de 164 milliards dollars pour la période de janvier à juillet de 2020. 

Le phénomène de déficit américain dans le commerce de biens avec la Chine n’impose pas autant de pression sur les exportations des produits par des firmes chinoises. Il convient de noter que les droits tarifaires qu’impose Trump sur des biens venant de la Chine signifient aussi les droits tarifaires imposés indirectement sur des biens américains, car ce sont, dans bien des cas, des biens produits par des firmes américaines qui se trouvent en Chine. Trump doit le savoir. Il est donc raisonnable de penser que la guerre commerciale ne soit pas l’arme principale de la guerre sino-américaine finale.

Il y a d’autres dimensions de la guerre commerciale qui va s’intensifier. En commençant, le Département du commerce des États-Unis a ordonné aux entreprises américaines de ne pas vendre aux firmes chinoises de haute technologie, telles la TikTok, la Tencent et la Huawei, des informations ou des matériels qui peuvent être utilisés pour la technologie 5G ou l’intelligence artificielle. En outre, le Département de la Justice et le FBI peuvent punir des voleurs chinois des technologies stratégiques. L’impact réel de ces mesures sur le développement de technologies de nouvelle génération en Chine restera toutefois restreint, car la Chine a déjà des ressources nécessaires pour le développement de ces technologies.

À long terme, ce qui compte pour le développement des échanges des biens est la croissance des économies des pays clients. Pour les États-Unis, le Mexique, le Canada et les pays européens constituent les principaux pays clients, alors que les pays asiatiques le sont pour la Chine. Quant à la croissance des économiques, la prévision est beaucoup plus optimiste pour les pays asiatiques que pour les principaux pays clients des États-Unis. À titre d’exemple, le taux de croissance du PIB en 2021 ne sera que de 5,4 % pour les pays développés contre 7,4 % pour des pays asiatiques nouvellement industrialisés.

La guerre commerciale continuera après la crise de la COVID-19. Il apparaît que les États-Unis écoperont davantage le coût de cette guerre. La Chine pourra facilement remplacer la perte du commerce avec les États-Unis par l’accroissement des échanges avec d’autres pays clients, surtout des pays asiatiques.

3. La rivalité autour de la confiance internationale

Le leadership sur la scène internationale dépend de la confiance en provenance des autres pays, dont mérite chacun des deux pays rivaux. Même avant la crise de la présente crise sanitaire, les États-Unis avaient perdu la confiance du monde. D’abord, la politique du changement de régime a contrarié bien des pays du monde, surtout en Moyen-Orient et en Afrique. De plus, la politique de l’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale a forcé des pays en dette à mettre en place des politiques extrêmement dures, ce qui a pour effet de nuire aux influences américaines.

De plus, les États-Unis perdent le respect et la confiance du monde en raison des situations internes qui apparaissent désastreuses : la discrimination raciale, la violence quotidienne, l’inégalité du revenu, l’absence d’un régime de santé publique, la violation des droits de la personne et, surtout, l’absence d’une volonté politique apparente du gouvernement pour remédier ces situations. 

Ce qui est encore pire est la piètre performance de Washington dans la gestion de la crise COVID-19. En ce moment, le nombre de cas de contamination augmente toujours d’une progression exponentielle; on ne voit même pas la fin de la première vague de virus. Au lieu d’intervenir dans son propre pays pour contrer l’expansion de la pandémie, Washington continue à attribuer la crise incontrôlée à d’autres, comme la Chine, l’OMS et les médias.

Les États-Unis ont prétendu, depuis toujours, être le pays modèle et le leader global, alors que ce qu’ils ont fait par le passé et ce qu’ils font en ce moment ne méritent point le respect et la confiance du monde.

Par contre, l’image de la Chine a été améliorée grâce aux efforts diplomatiques. Entre autres, le modèle de l’aide économique à l’étranger se caractérise par l’absence relative des conditions de l’offre. La Chine a investi une somme énorme en Afrique dans la construction des infrastructures essentielles pour l’industrialisation et l’urbanisation de l’Afrique, que ces pays poursuivent. La Chine importe des produits de pays en développement dans des conditions favorables aux pays exportateurs. La Chine n’a pas manifesté l’ambition d’imposer ses idéologies ou de changer le régime des pays étrangers.

Sa gestion de la pandémie, relativement réussie, corrobore d’ailleurs l’image de la Chine méritant de la confiance. Elle a déclaré la fin de la pandémie le 9 septembre, et ses usines ont redémarré; la production massive est de nouveau en cours. Mieux encore, la Chine a montré une générosité remarquable; elle a envoyé partout dans le monde des masques, des équipements médicaux professionnels, des gardes-malades et des médecins. Les États-Unis sont un des bénéficiaires de cette générosité chinoise. Il semble clair que la Chine commande mieux que le pays de Trump le respect et la confiance du monde.

La perte de confiance de Washington à l’échelle internationale va continuer longtemps, même après la COVID-19. Par contre, il est bien possible que la confiance de la Chine puisse être même renforcée aussi longtemps que la Chine joue le rôle de leadership mondial sans vouloir imposer ses valeurs.

4. La guerre idéologique

La guerre idéologique constitue un aspect aussi important que la guerre économique. La guerre idéologique est la confrontation entre la démocratie s’inspirant de la tradition judéo-chrétienne et le socialisme à la chinoise. Une des différences les plus significatives consiste en la fonction évangélique et missionnaire.

Les dirigeants des États-Unis semblent croire que la démocratie américaine est la seule vérité et qu’elle doit dominer le monde, c’est-à-dire que les États-Unis se donnent la mission d’évangéliser le monde avec la version américaine de la démocratie. La Chine quant à elle n’impose pas son socialisme aux pays étrangers. Le socialisme chinois comporte un caractère confucéen dans la mesure où le chef d’État, considéré comme le père du pays, est censé s’occuper du bien-être du peuple en échange de l’obéissance de ce dernier.

Il convient de voir la tendance globale de l’évolution de la démocratie.

D’après une étude, le nombre des pays où la démocratie s’est renforcée a diminué de 83 en 2005 à 37 en 2019. Par contre, le nombre des pays où la démocratie s’est affaiblie a augmenté de 52 à 64 sur la même période.(5) Une autre étude donne les données sur la répartition démographique des régimes : la pleine démocratie (4,5 %), la fausse démocratie (43,2 %), le régime hybride (16,7 %) et le régime autoritaire (35,6 %).(6) Il apparaît ainsi que la démocratie perd ses forces. 

Les luttes idéologiques vont continuer bien entendu après la crise sanitaire. En toute probabilité, il serait difficile de sauvegarder l’attrait de la démocratie américaine. Il est fort possible que le régime qui est plus populaire ne soit pas la démocratie ni le socialisme dans leurs formes actuelles; le régime plus acceptable serait un régime hybride spécifié en fonction des besoins particuliers du pays. Une chose certaine est que l’idéologie dominante de Washington poursuivie depuis des décennies ne sera plus acceptable.

5. La compétition pour la formation des alliances

Un aspect de la rivalité sino-américaine est la course de la formation des alliances sécuritaires. Un des moyens que Washington a mis en valeur a été celui de former des alliances sécuritaires afin de contenir la Chine. L’alliance la plus solide et fonctionnelle, créée par Washington, est celle trilatérale, Washington-Tokyo-Séoul, surveillant et contenant de près la Chine. L’installation des THAAD (Terminal High Altitude Area Defense) en Corée du Sud, la présence de plusieurs dizaines de milliers de combattants au Japon et en Corée du Sud sont des moyens efficaces pour confiner l’expansion de la Chine, au moins aux yeux de Washington.

De plus, le Quad (Quadrilateral Security Dialogue), une alliance sécuritaire et financière regroupant l’Australie, l’Inde, le Japon et les États-Unis, se donne la mission de créer des réseaux d’infrastructure visant à se rivaliser au projet chinois l’OBOR (One Belt One Road),bien qu’il soit difficile de prévoir son efficacité. Il va de soi que l’OTAN est l’alliance sécuritaire la plus importante pour Washington, ayant pour mission de contenir la Russie. Il reste à voir dans quelle mesure elle pourra contribuer au blocage de la Chine.

En Asie du Nord-est, plusieurs projets sont mis sur pied dans une visée de construire et de solidifier des alliances régionales. Du côté de la Chine, un plan est proposé pour établir une connectivité de l’Asie de l’Est. La Corée du Sud a lancé sa nouvelle politique du Nord qui a pour but d’intégrer l’économie coréenne à l’économie eurasienne. La Russie intensifie sa politique de développement de la Russie de l’Est. Dans ce cadre, elle vise à étendre la voie ferroviaire transsibérienne, couvrant aussi toute la péninsule coréenne.

Un projet de super grid est en cours, sur la base de la production d’électricité éolienne et solaire à partir du désert Gobi à Mongolie, pour alimenter en électricité tous les pays de l’Asie de Nord-est.  La technologie, Gobitec, développée en Corée y sera appliquée. On ne peut pas exclure la possibilité que l’Organisation de Coopération de Shanghai et le projet russe ainsi que la politique coréenne soient intégrés à l’OBOR chinois. La Chine se dote ainsi une base d’alliance étendue et solide, de nature économique, politique et sécuritaire qui peut lui permettre de confronter aux alliances de Washington.

En résumé, la dominance américaine sera, en toute probabilité, affaiblie considérablement, dans la rivalité économique, le commerce international, la confiance internationale, le conflit idéologique et l’alliance internationale. Il est dès lors à souhaiter que Washington abandonne l’idée d’empêcher la Chine de s’affirmer son statut comme leader mondial; que Washington accepte que rien ne soit éternel et que le Pax Americana ne peut pas infiniment durer. Enfin, il est à espérer que les leaders à Washington acceptent la Chine comme partenaire pour la construction d’un monde sanitaire, sécuritaire, prospère et juste pour tous les pays et toutes les personnes.

Joseph H. Chung et Cheolki Yoon, OAE-CEIM, UQAM

Image en vedette : Capture d’écran.

Notes

1ustoday.com/story/news/world/2029/05/05/us-china-coronavirus-covid-19-donald-trump-xi-ping-tension/3068501011

2Alexander Chipman Koty (2020, 1er mai). Why China Could Lead the Global Economic Recovery ater COVID-19. China Briefing : https://www.china-briefing.com/news/china-will-lead-global-economic-recovery-covid-19/

3Stephen Lendman (2020, 25 juillet). US Economic Collapse: The Worst in US History. Global Research : https://www.globalresearch.ca/us-economic-collapse-the-worst-in-us-history/5719373

4Saloni Sardana (2020, 27 julliet). China’s Economy Looks Set for a Much-Vaunted V-Shaped Recovery, While the Rest of the World Lags Behind. Here’s Why. Markets Insider : https://markets.businessinsider.com/news/stocks/china-economic-recovery-coronavirus-covid-19-vs-rest-world-2020-7-1029430925#

5Sarah Reucci (2020). Freedom in the World 2020. A Leaderless Struggle for Democracy : https://freedomhouse.org/report/freedom-world/2020/leaderless-struggle-democracy

6Democracy Index : https://en.wikipedia.org/wiki/Democracy_Index

Joseph H. Chung :Professeur des sciences économiques et co-directeur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est – le Centre d’Études sur l’Intégration et la Mondialisation, Université du Québec à Montréal (OAE-CEIM-UQAM). Il est Chercheur associé du Centre for Research on Globalization (CRG).

Dr. Cheolki Yoon :Postdoctorant en sociologie à l’Université de Montréal et chercheur associé de l’OAE-CEIM-UQAM. Il est aussi chargé de cours à l’Université Concordia et à l’Université McGill.



Articles Par : Joseph H. Chung et Cheolki Yoon

A propos :

Professeur Joseph H. Chung est professeur des sciences économiques et co-directeur de l’Observatoire de l'Asie de l'Est (OAE) du Centre d’Études sur l'Intégration et la Mondialisation (CEIM), Université du Québec à Montréal (UQAM). Il est chercheur associé du Center for Research on Globalisation (CRG).

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