La légalisation du pillage des terres autochtones en Amérique latine
Malgré le caractère apparent des politiques de protection des droits autochtones en Amérique latine, la Banque Mondiale envisage un scénario strictement dans les intérêts des investisseurs. Sans aucun respect pour les droits ancestraux, les firmes transnationales les plus puissantes ont ordonné (par l’entremise de la Banque mondiale) l’application d’un nouveau cadre juridique dont le but consiste à légitimer la présence des mégasociétés étrangères dans les territoires autochtones. Les géants pétroliers n’ont pas besoin de s’engager dans de lourds investissements pour obtenir des concessions, incluant les terres ancestrales.
Partout dans le monde, la Banque Mondiale envoie des consultants pour que les gouvernements révisent leur constitution et/ou la législation dans les secteurs de l’énergie, des mines, des forêts et de l’environnement tout en réformant la politique foncière (droits de propriétés de la terre incluant les droits coutumiers et ancestraux). Les Philippines (« Mining Act »), la Papouasie-Nouvelle-Guinée (loi sur les droits coutumiers), la Colombie (le Plan Colombie), la Bolivie et le Brésil sont parmi les nombreux pays « démocratiques » qui ont changé la législation foncière en faveur des puissances étrangères. Par conséquent, dès le début des années quatre-vingt-dix, les constitutions sont amendées et de nouveaux décrets concernant les terres autochtones sont introduits à une nouvelle législation. Le Brésil et la Bolivie constituent des cas patents de cette dérogation aux droits autochtones.
Le processus législatif et les territoires autochtones au Brésil
La Banque mondiale subventionne les agences gouvernementales chargées de la protection des autochtones et de la démarcation des terres. Au Brésil, la Funai (Fondation nationale de l’Indien) a appuyé la Banque mondiale, ainsi complice dans l’application des mesures d’austérité affectant les populations autochtones.
Sous les auspices de la Funai, le Brésil sera l’un des premiers pays à délimiter des réserves autochtones dans les intérêts des investisseurs. Dès le début des années 90, les frontières des terres ancestrales furent modifiées et/ou balkanisées afin d’assurer l’expansion de projets économiques. (1) Par exemple, dans l’état d’Amapa, une gigantesque concession minière encerclent les réserves autochtones uaiapi, uaça, jaminam, galibi et tumucumaque. Le géant Anglo American PLC y contrôle soixante pour cent du riche domaine minier en or (trente millions d’hectares). (2)
Les nations autochtones sont maintenant conscientes du caractère mensonger de cette politique de démarcation des terres. Ces territoires deviennent des enclaves socioethniques alors que les activités économiques sont garanties à la périphérie des réserves. Suite à la démarcation de certains territoires (où les terres autochtones sont considérablement réduits) la police féderale civile et l’armée ont le mandat de protéger les droits des nouveaux propriétaires dont les grandes compagnies minières et forestières. C’est le cas du territoire des Yanomani au Roraima où la prospection minière est omniprésente.
Pour la première fois dans l’histoire du Brésil, un gouvernement a favorisé « la réduction » des territoires autochtones au profit des grandes sociétés, ce malgré une politique de reconnaissance officielle des droits territoriaux. Dès le premier mandat du Président Fernando Henrique Cardoso (1993-1996) une série de nouveaux décrets fut proposée au Congrès. Nelson Jobim, alors ministre de la Justice, avait accusé le gouvernement de « protéger les droits des minorités » en « attribuant trop de terres » à un « groupe restreint de la population au détriment des « nouveaux propriétaires », « muita terra para pouco indio » (beaucoup de terre pour peu d’Indiens).
Le Ministre s’apprêtait alors à faire voter un nouveau décret au Congrès. Le décret 1775 (adopté en janvier 1996) favorise l’ouverture des frontières des réserves. Les intérêts privés et commerciaux peuvent désormais revendiquer des droits de propriété sur tous les territoires autochtones, incluant les réserves déjà démarquées ou revendiquées par les nations autochtones. En juin 1996, la Funai avait déjà reçu 1750 contestations (des grands propriétaires ou des compagnies privées) sur la base du décret.(3) Depuis la mise en vigueur du décret, plus de 85% des terres autochtones, reconnues par la Funai, avaient été envahies sous différentes formes en 1999, notamment par les entreprises privées et étrangères.(4) Aujourd’hui, plus de 60% des terres n’ont pas encore été enregistrées dans le cadastre.(5)
Le plus grand producteur de pulpe d’eucalyptus du monde, Aracruz Inc. s’est servi du décret pour contester les droits ancestraux (terres d’occupation traditonnelle reconnues dans la Constitution) des Tupinikiim et des Guarani dans l’état d’Espirito Santo. Cette entreprise norvégienne prétendait posséder les titres de propriété sur les territoires (démarqués et homologués dans le cadastre en 1983). Les autochtones décidèrent de démarquer eux-mêmes leur territoire en l’occupant aux frontières (1998). Face à cette revendication, une opération militaire força les autochtones à signer une entente avec la transnationale et d’accepter la réduction de leur territoire. (6) Par ailleurs, dès 1996, l’Incra (Institut de réforme agraire) avait remis des titres de propriété de terres à des paysans métis (d’origine autochtone ou « Noirs ») à l’intérieur des réserves, déjà envahies par les grandes entreprises. Ces autochtones et ces métis représentent souvent une source de main-d’oeuvre à bon marché pour les grandes sociétés.
Cependant, malgré le décret 1775/96, la légitimité de l’exploitation commerciale continuait à poser un problème pour les transnationales. Les grandes corporations minières, forestières et énergétiques ne voulaient pas que leur soient imposées des frontières ou des règles limitant leurs activités économiques. Les ressources stratégiques se trouvaient le plus souvent à l’intérieur des réserves et les transnationales entendaient bien les exploiter en toute « légalité ». Bien plus important que l’influence des fazendeiros (grands propriétaire fonciers) sur les politiques d’État, le lobbying des grandes sociétés auprès du gouvernement Cardoso a véritablement déterminé l’application des nouvelles règles. L’avancement de mégaprojets énergétiques, tout comme l’agro-industrie et les industries forestière et minière, dans les territoires autochtones est dorénavant justifié par une nouvelle réglementation des activités économiques en territoire autochtone.
Les représentants du Ministère de la Justice et de la Funai préconisent désormais une politique, désignée comme raciste, anti-autochtone, qui favorise en toute impunité les activités commerciales. L’ex-Président de la Funai (1998-1999), Marcio Lacerda, avait déclaré qu’il fallait favoriser la réglementation des activités commerciales à l’intérieur des territoires autochtones. Les autochtones devront ainsi se plier aux règles de la mondialisation. « Nous allons vaincre l’ère de l’assistance et aller vers le développement durable » (…) Les autochtones doivent assumer pleinement leurs prérogatives de citoyens. »(7)
Quelques mois plus tard, un projet de loi sur la réglementation des activités économiques en territoire autochtone (1610/96) fut approuvé par le Congrès (août 1999). Ce projet a été proposé par un ex-président de la Funai (1986-1988), le Sénateur Roméro Juca. Cette loi, définie lors d’une réunion à huis-clos à la Casa Civil da Presidência da Republica (Maison civile de la présidence de la République) sur la « réglementation » de l’exploitation minière à l’intérieur des réserves autochtones, radicalisait le processus de réduction des terres autochtones et de destruction culturelle et physique des Indiens du Brésil.
Cette politique anti-autochtone devient de plus en plus ouverte. Le Président de la Funai Glênio Costa, nommé en 2001 fut démis de ses fonctions à peine un an plus tard (juin 2002) en raison de ses positions favorables à l’élimination du décret 1610/96. Glênio Costa refusait de collaborer avec « les politiciens et les entrepreneurs ayant des intérêts économiques dans les territoires autochtones ». (8) Le chef du département d’Artisanat de la Funai, Octavio Antunes dos Reis Filho devient ainsi le nouveau Président de la Funai. Il est considéré comme un proche collaborateur de Roméro Juca, l’auteur du décret. Les nouvelles lois, tout comme l’établissement d’un nouveau Statut de l’Indien par le gouvernement du Président Fernando Henrique Cardoso (FHC), ont également permis de légitimer l’établissement de mégaprojets des sociétés pétrolières empiétant les territoires autochtones.. (9)
Le gazoduc Bolivie-Brésil, GASBOL, de 3150 km (dont 2.593 km au Brésil) sous la gestion d’un consortium international (10) a été l’amorce d’une grande polémique concernant la violation des droits territoriaux des Indiens du Brésil et de la Bolivie par les pétrolières. Par ailleurs, le cœur de l’Amazonie brésilienne est menacé par le projet de gazoduc Urucu-Porto Velho (550 km) de la compagnie nationale Petrobras pour les intérêts d’une puissante pétrolière étatsunienne. El Paso Energy a besoin d’un nouveau gazoduc pour alimenter ces industries. Le projet fait actuellement l’objet de débats importants au Brésil.
Terres autochtones et « développement économique » en Bolivie
Dans le même contexte, le gouvernement bolivien accordait des concessions aux transnationales pour l’exploitation des hydrocarbures, des mines et des forêts à l’intérieur des terres autochtones. . En Bolivie, dans le cadre du programme d’ajustement structurel dicté par les créanciers, un programme de reconnaissance formel de vastes territoires autochtones est mis en marche, et ceci pour la première fois. Majoritairement autochtone, la Bolivie avait autrefois transformé « l’Indien et son identité » en «paysan» établi sur des petites parcelles de terre et elle ignorait le droit des peuples autochtones (indigenas) dispersés dans le bassin amazonien. L’INRA (Institut de réforme agraire), créé en 1996, a amorcé un mécanisme de base pour l’établissement et la reconnaissance juridique des terres ancestrales appelées officiellement TCO (Tierras Comunitarias de Origen, Terres communautaires d’origine). (10)
Mais ces réformes constitutionnelles, commanditées par les investisseurs occultent les véritables enjeux. Dans la pratique, la reconnaissance des TCO fut bloquée par des entraves administratives. Des ressources financières fort restreintes furent allouées au projet. Depuis son entrée en fonction en 1996, seulement quatorze TCO furent légalisés, soit à peine 10% des territoires revendiqués, tous localisés dans les terres basses orientales (le Chaco et l’Amazonie). La grande majorité des TCO fut financée par l’agence de coopération internationale danoise (DANIDA). Le CPESC (Coordination des peuples ethniques de Santa Cruz) continue de revendiquer «une reconnaissance légale du droit des Indiens à exploiter les terres selon leurs traditions et l ‘autonomie administrative politique consistant à faire coïncider TCOs et municipalités.»(11)
Cette dite « reconnaissance » devient lettre morte, car l’INRA avec l’appui de la Banque mondiale, était surtout interessé au processus de légalisation du marché des terres, qui en quelque sorte constitue un instrument d’expropriation des terres de la petite paysannerie (pour la plupart des Indiens). En d’autres mots, le marché des terres mène à la privatisation des droits fonciers au détriment des paysans. Par ailleurs, posséder le titre de TCO ne permet pas le libre accès des autochtones aux ressources naturelles. Le gouvernement a également voté un décret légitimant de nouvelles concessions forestières alors que les droits de propriétés de terre des communautés (dans les forêts des provinces de Beni et Pando) n’avaient pas encore été définis. (12)
Parallèlement les géants pétroliers obtenaient de nouvelles concessions dans les terres ancestrales de l’Est bolivien. Selon les dispositions gouvernementales, les transnationales ont le droit d’exploiter les ressources stratégiques dans la mesure où elles entrent dans des accords ponctuels (promesses de consultations et ententes) avec les autochtones. Ces accords qui sont souvent l’objet d’une manipulation par les transnationales, ont dans la pratique pour conséquence d’annuler les droits ancestraux inscrits dans la Constitution. Tout comme au Brésil, cette présence des transnationales à l’intérieur des TCO contribue a modifier les frontières ancestrales, au profit des compagnies. Le territoire des Weenhayeks fut considérablement réduit lors de la démarcation. Les Weenhayeks s’étaient opposés au pipeline Yacuiba (inauguré en février 2002). Ce gazoduc fait partie du reseau de mégaprojets d’hydrocarbure qui contribue a changer la géographie sociale et environnementale de la Bolivie.
Conclusion
Désormais les « droits de gérance économique » ont préséance sur les « droits territoriaux des autochtones. Les luttes pour la reconnaissance territoriale se multiplient face aux nouvelles concessions économiques. Des milliers de kilomètres de gazoducs et d’oléoducs traversent de nombreuses nations autochtones en Bolivie et en Brésil. Cette expansion des mégaprojets des pétrolières partout dans le monde n’est donc pas sans lien avec un nouveau cadre législatif dicté par les créanciers sous la houlette de la Banque mondiale.
Notes
1. Voir le site de la Funai au sujet de la démarcation: http://www.funai.gov.br/indios/terras/conteudo.htm Voir le site de l’IBGE (Institut brésilien de géographie et statistique) pour une carte montrant la démarcation des terres autochtones en 1999 : http://www.ibge.gov.br/
2. Anglo-American PLC est née de la fusion entre la compagnie sud-africaine Anglo-American Corporation et Minorco.
3. Selon le Cimi, une augmentation de la violence de 92% par rapport à 1995. « Encontro debate a luta pela terra indigena apos 500 anos », Informe, no 379, 22 septembre 1999. L’un des auteurs du décret,. Júlio Marcos Germany Geiger, était Président de la Funai. en 1996.
4. Raymundo Damansceno, secrétaire exécutif de la Conférence nationale des Évesques du Brésil (CNBB), Campanha da Fraternidade tera indios como tema este ano, Folha de Sao Paulo, 14 février 2002. http://www.estado.estadao.com.br/jornal/02/02/14/news078.html
5. Le 11 novembre 1999 Carlos Frederico Marés remplaçait Marcio Lacerda à la présidence de la Funai. Il a été le fondateur du Centre des droits indigènes (Nucleo de Direitos Indigenas, NDI) et de l’Institut Sociale et environnementale (ISA). Il sera remplacé par le géologue Glenio da Costa Alvarez l’année suivante. Glenio Alvarez avait été responsable de la démarcation des terres Yanomani.
6. En 1999, Gaspetro (Petrobras) possédait 51 % des actions de la TBG (et 9 % du côté bolivien). La TBG (Transportadora Brasileira Gasoduto Bolivia-Brasil S.A.) administre le transport et les opérations du gazoduc qui traverse le Brésil. Le reste des actions de la TBG sont réparties entre des géants pétroliers: BBPP Holdings (British Gas, El Paso Energy , TotalFinaElf : 29% des actions), le consortium Enron/Shell (14%). (6% sont détenus par les fonds de pension bolivien.). Les projets gaziers seront l’objet d’un prochain article.
7. Cimi, Acordo Antiindigena, Informe, 15 avril 1998. http://metro.peacelink.it/zumbi/na_luta/cimi-es7.html
8. Entrevue avec Marcio Lacerda, O Jornal do Brasil, 22 avril 1999.
9. Cimi, O Presidente Fernado Henrique Cardoso manda demitir o presidente da Funai a pedido do Senador Romero Juca, Informe no 515, 6 juin 2002. Le nouveau président est formé en administration d’entreprises et économie.
10. Voir carte des TCO : http://cpti.galeon.com/mapa.htm
11. Gustavo Soto, Mort annoncée de Bolivie néo-libérale 1985-2001, Défis Sud, 2002, http://www.sosfaim.be/Ds50/bolivie-neo_liberale.html
12. Bolivian Forum for Environment and Development (FOBOMADE), « Bolivia: concern over the fate of forests », WRM Bulletin, 22 avril 1999, http://www.amazonia.net/Articles/274.htm
Micheline Ladouceur, rédactrice, Centre de recherche sur la mondialisation (CRM). Copyright © Micheline Ladouceur, CRM 2002.