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La mère de tous les prétextes
Par Uri Avnery
Mondialisation.ca, 16 octobre 2007
Gush Shalom 16 octobre 2007
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QUAND j’entends parler du “clash des civilisations”, je ne sais pas s’il faut rire ou pleurer.

Rire, parce qu’une telle notion est complètement idiote.

Pleurer, parce qu’elle est capable de provoquer d’indicibles désastres.

Il y a d’autant plus de quoi pleurer que nos dirigeants exploitent ce slogan comme prétexte pour saboter toute possibilité de réconciliation israélo-palestinienne. C’est juste un prétexte de plus dans la longue liste des prétextes.

POURQUOI le mouvement sioniste a-t-il eu besoin d’excuses pour justifier la façon dont il traitait les Palestiniens ?

A sa naissance, c’était un mouvement idéaliste. Il donnait une grande importance à ses bases morales. Non seulement pour convaincre le monde, mais par-dessous tout pour avoir la conscience tranquille.

Depuis notre plus tendre enfance, on nous a enseigné la vie des pionniers, beaucoup d’entre eux  fils et filles de familles aisées et bien éduquées, qui avaient laissé derrière eux une vie confortable en Europe pour commencer une nouvelle vie dans un pays lointain et – selon les critères de l’époque – primitif.  Ici, dans un climat dur auquel ils n’étaient pas habitués, souvent affamés et malades, ils ont accompli un travail physique épuisant sous un soleil torride.

Pour faire cela, ils avaient absolument besoin de croire en la justesse de leur cause. Ils croyaient non seulement à la nécessité de sauver les Juifs d’Europe de la persécution et des pogroms, mais aussi à celle de créer une société plus juste que jamais, une société égalitaire qui soit un modèle pour le monde entier. Léon Tolstoï n’était pas moins important pour eux que Théodore Herzl. Le kibboutz et le moshav étaient des symboles de toute l’entreprise.

Mais ce mouvement idéaliste avait pour objectif de s’installer dans un pays habité par un autre peuple. Comment surmonter cette contradiction entre ses idéaux sublimes et le fait que leur réalisation nécessitait l’expulsion du peuple de sa terre ?

La façon la plus simple était de refouler complètement le problème, en ignorant son existence même : la terre, nous disions-nous, était vide, il n’y avait pas d’autres gens qui y vivaient. Ce fut la justification qui servit à passer par-dessus l’abîme moral.

Seul un des pères fondateurs du mouvement sioniste fut assez courageux pour appeler un chat un chat. Zeev Jabotinsky a écrit il y a déjà 80 ans qu’il était impossible de tromper les Palestiniens (dont il reconnaissait l’existence) et d’acheter leur consentement pour réaliser les aspirations sionistes. Nous sommes des colons blancs qui colonisons la terre du peuple autochtone, disait-il, et il n’y a strictement aucune chance que les indigènes s’y résignent volontairement. Ils résisteront violemment, comme tous les peuples indigènes dans les colonies européennes. Donc, nous avons besoin d’un “mur de fer” pour protéger l’entreprise sioniste.

Quand on dit à Jabotinsky que cette approche était immorale, il répliqua que les Juifs essayaient de se sauver du désastre qui les menaçait en Europe et donc que ce besoin moral l’emportait pour eux sur les considérations morales concernant les Arabes de Palestine.

La plupart des sionistes n’étaient pas prêts à accepter cette approche axée sur la force. Ils cherchaient avec ferveur une justification morale avec laquelle ils pourraient vivre.

Ainsi a démarré la longue quête des justifications – chaque prétexte supplantant le précédent, en fonction de l’évolution des modes spirituelles dans le monde.

LA PREMIÈRE justification fut précisement la seule ridiculisée par Jabotinsky : nous sommes en fait venus dans l’intérêt des Arabes. Nous les sortirons de leurs conditions de vie primitives, de leur ignorance et de leur misère. Nous leur enseignerons des méthodes modernes d’agriculture et nous leur apporterons une médecine avancée. Nous leur apporterons tout – sauf l’emploi parce que nous avons besoin de tous les emplois pour les Juifs qui seront conduits ici, ce qui, de Juifs du ghetto, nous transformera en un peuple d’ouvriers et de laboureurs.

Quand les Arabes ingrats se sont mis à résister à notre grand projet, en dépit de tous les avantages que nous étions supposé leur apporter, nous avons trouvé une justification marxiste : ce ne sont pas les Arabes qui s’opposent à nous, mais seulement les “effendis” [“propriétaires absents” ndt]. Les riches Arabes, les grands propriétaires, craignent que l’exemple rayonnant de la communauté hébraïque égalitaire attire les prolétaires arabes exploités et les améne à se dresser contre leurs oppresseurs.

Cela non plus n’a pas marché longtemps, peut-être parce que les Arabes ont vu comment les sionistes achetaient la terre à ces mêmes “effendis” et chassaient les métayers qui cultivaient cette terre depuis des générations.

La montée des nazis en Europe a apporté des masses de Juifs dans le pays. Les Arabes ont vu comment la terre se retirait sous leurs pieds, et ils ont lancé une rebellion contre les Anglais et les Juifs en 1936. Pourquoi, demandaient les Arabes, devraient-ils payer pour la persécution des Juifs par les Européens ? Mais la révolte arabe nous donna une nouvelle justification : les Arabes soutiennent les nazis.  Et de fait, le grand mufti de Jérusalem, Hajj Amin al-Husseini, fut photographié assis à côté d’Hitler. Certaines personnes “découvrirent” que le mufti était le véritable instigateur de l’Holocauste. (Des années plus tard il fut révélé qu’Hitler détestait le mufti, qui n’eut strictement aucune influence sur les nazis.)

La Seconde guerre mondiale prit fin et fut suivie par la guerre de 1948. La moitié des Palestiniens vaincus devinrent des réfugiés. Cela ne troubla pas la conscience sioniste. Parce que tout le monde savait : ils sont parties de leur plein gré. Leurs dirigeants les ont appelés à quitter leurs maisons, pour revenir après la victoire des armées arabes. Certes, aucune preuve n’a jamais été trouvée pour étayer cette affirmation absurde, mais elle suffisait à apaiser notre conscience à l’époque.

On peut se demander pourquoi les réfugiés ne furent pas autorisés à regagner leurs maisons une fois la guerre terminée. Hé bien, ce sont eux qui en 1947 ont rejeté le plan de partage de l’ONU et commencé la guerre. C’est pour cela qu’ils ont perdu 78% de leur pays et ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes.

Puis vint la Guerre froide. Nous étions, bien sûr, du côté du “monde libre”, alors que le grand leader arabe, Gamal Abd-el-Nasser, recevaient ses armes du bloc soviétique. (Certes, pendant la guerre de 1948 les armes soviétiques nous arrivaient en quantités, mais peu importe.) C’était tout-à-fait clair : Inutile de discuter avec les Arabes, parce qu’ils soutiennent la tyrannie communiste.

Mais le bloc soviétique s’est effondré. “L’organisation terroriste appelée OLP” comme Menahem Begin avait coutume de le dire, reconnut Israël et signa les accords d’Oslo. Une nouvelle justification devait être trouvée à notre refus de rendre les territoires occupés aux Palestiniens.

Le salut vint d’Amérique : un professeur du nom de Samuel Huntington écrivit un livre sur le “Clash des civilisations”. Et ainsi nous avons trouvé la mère de tous les prétextes.

L’ENNEMI PAR excellence, selon cette théorie, est l’islam. La civilisation occidentale, judéo-chrétienne, libérale, démocratique, tolérante, est attaquée par le monstre islamique, fanatique, terroriste, meurtrier.

L’Islam est meurtrier par nature. En fait, “musulman” et “terroriste” sont synonymes. Tout musulman est un terroriste, tout terroriste est musulman.

Un sceptique pourrait demander : comment se fait-il que la merveilleuse culture occidentale ait donné naissance à l’Inquisition, aux pogroms, à la chasse aux sorcières, à l’anéantissement des Indiens d’Amérique, à l’Holocauste, aux nettoyages ethniques et autres innombrables atrocités – mais cela est du passé. Aujourd’hui la culture occidentale est l’incarnation de la liberté et du progrès.

Le professeur Huntington ne pensait pas particulièrement à nous. Son objectif était de satisfaire un besoin maladif américain très particulier : l’empire américain a toujours besoin d’un ennemi virtuel global, un seul ennemi qui comprenne tous les opposants des Etats-Unis à travers le monde. Les communistes faisaient l’affaire – le monde entier était divisé entre les bons (les Américains et ceux qui les soutenaient) et les mauvais (les cocos). Quiconque s’opposait aux intérêts américains était automatiquement communiste – Nelson Mandela en Afrique du sud, Salvador Allende au Chili, Fidel Castro à Cuba, alors que les maîtres de l’apartheid, les escadrons de la mort d’Augusto Pinochet et la police secrète du Shah d’Iran appartenaient, comme nous, au Monde Libre.

Quand l’empire communiste s’est effondré, l’Amérique s’est soudain retrouvé sans ennemi mondial. Ce vide a maintenant été comblé par les terroristes musulmans. Non seulement Osama Ben Laden, mais aussi les combatants de la liberté tchétchènes, la jeunesse nord-africaine révoltée des banlieues de Paris, les gardiens de la Révolution iraniens, les insurgés des Philippines.

Ainsi la vision américaine du monde s’est réajustée : un monde bon (la civilisation occidentale) et un monde mauvais (la civilisation islamique). Des diplomates prennent encore soin de faire la distinction entre “Islamistes radicaux” et “musulmans modérés”, mais c’est seulement en apparence. Entre nous, nous savons bien sûr qu’ils sont tous des Osama Ben Laden. Ils sont tous les mêmes.

De cette façon, une grande partie du monde, composée de multiples pays très divers, et une grande religion, avec des tendances très différentes et mêmes opposées (comme dans la chrétienté et le judaïsme), qui a donné au monde des trésors scientifiques et culturels inégalés, sont mis dans un seul et même sac.

CETTE VISION DU MONDE est taillée sur mesure pour nous. En effet, le monde du choc des civilisation est, pour nous, le meilleur des monde possibles.

Du coup, la lutte entre Israël et les Palestiniens n’est plus un conflit entre le mouvement sioniste, qui est venu s’installer dans ce pays, et les Palestiniens qui l’habitaient. Non, il a été depuis le tout début une partie de la lutte mondiale qui n’a rien à voir avec nos aspirations et nos actions. L’assaut de l’Islam terroriste sur le monde occidental n’a pas commencé à cause de nous. Nous pouvons avoir la conscience pleinement tranquille – nous faisons partie des bons de ce monde.

C’est maintenant la ligne argumentaire de l’Israël officiel : les Palestiniens ont élu le Hamas, un mouvement islamique meurtrier. (S’il n’existait pas, il faudrait l’inventer – et d’ailleurs des gens affirment qu’au début, il a été créé par nos services secrets.) Le Hamas est terroriste, ainsi que le Hezbollah. Peut-être Mahmoud Abbas n’est-il pas lui-même un terroriste, mais il est faible et le Hamas est sur le point de prendre seul le contrôle sur tous les territoires palestiniens. Donc nous ne pouvons pas parler avec eux. Nous n’avons pas de partenaire. En fait, il ne nous est pas possible d’avoir un partenaire, car nous appartenons à la civilisation occidentale, que l’Islam veut éradiquer.

DANS SON LIVRE de 1896, “L’Etat des Juifs”, Théodore Herzl, l’officiel “prophète de l’Etat” israélien, a aussi prédit cette évolution.

Voici ce qu’il écrivit en 1896 : “Pour l’Europe, nous constituerons (en Palestine) une partie du mur contre l’Asie, nous serons l’avant-garde de la culture contre la barbarie.”

Herzl pensait à un mur métaphorique, mais entretemps nous en avons dressé un bien réel. Pour beaucoup, ce n’est pas juste un mur de séparation entre Israël et la Palestine. C’est une partie du mur mondial entre l’Occident et l’Islam, la ligne de front du choc des civilisations. Au-delà du mur, il n’y a pas des hommes, des femmes et des enfants, ni une population palestinienne conquise et opprimée, ni des villes et des villages étranglés comme Abou-Dis, a-Ram, Bilin et Qalqiliya. Non, derrière le mur, il y a un milliard de terroristes, des multitudes de musulmans assoiffés de sang, qui n’ont qu’un seul désir dans la vie : nous jeter à la mer, simplement parce que nous sommes juifs, et que nous faisons partie de la civilisation judéo-chrétienne.

Avec une position officielle comme celle-là, à qui parler ? parler de quoi ? A quoi bon la réunion d’Annapolis ou d’ailleurs ?

Et qu’est-ce qu’il nous reste à faire – pleurer ou rire ?

Article en anglais, “The Mother of all Pretexts” , Gush Shalom, 13 octobre 2007.

Traduit de l’anglais pour l’AFPS  : SW.

Uri Avnery est journaliste et cofondateur de Gush Shalom.

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